Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Autrefois érigées en une catégorie unitaire, de taille relativement restreinte, quel est aujourd’hui le dénominateur commun des classes moyennes françaises, qui rassemblent toute population dans une position intermédiaire entre les nantis et les moins bien lotis ? Dans l’entre-deux, elles présentent une grande dispersion de profils. Si, pendant un temps, « la » classe moyenne a bénéficié d’une certaine unité légitimant l’emploi du singulier, aujourd’hui, le pluriel s’impose. Au-delà des définitions1, ces classes moyennes vivent, après une période d’essor et d’ascension, un sentiment d’écrasement et de concurrence.
Les classes moyennes font l’actualité des discussions sur la justice et les performances du système social et fiscal. En matière de prélèvements, elles seraient étranglées, assommées, voire martyrisées par les impôts. Le diagnostic n’est pas vraiment neuf. Depuis le début du XXe siècle, on a publié plusieurs fois leur acte de décès.
Au début du XXe, la classe moyenne (alors au singulier et majoritairement composée d’indépendants) se constitue et se mobilise contre l’impôt sur le revenu. Plus précisément, des forces s’organisent en son nom, notamment à la Belle Époque et sous le Front populaire. En 1908 naît une « association de défense des classes moyennes », opposée au projet de création d’un impôt sur le revenu. Dans les années 1930, se fonde une Confédération générale des syndicats de classes moyennes qui demande une diminution de la pression fiscale. Après la Libération, s’organise, toujours en réaction à la fiscalité, un Comité national des classes moyennes présentant la France comme « un pays de classes moyennes »2.
Au début du XXe, la classe moyenne se constitue et se mobilise contre l’impôt sur le revenu.
Dans toute la période qui va jusqu’à la fin des Trente Glorieuses, on assiste à un essor des classes moyennes salariées qui accèdent, par la croissance, à une qualité de vie grandissante avec une foi élevée dans le progrès. Toutefois, c’est moins en termes de niveaux de revenus qu’en termes de représentation sociale que l’on s’y réfère. On moque alors leur caractère « petit bourgeois » (expression plus dépréciative que descriptive), ou, à l’inverse, on célèbre leur contribution à une vie démocratique apaisée.
Assez peu présentes dans l’agenda politique des années 1970 au début des années 2000 (les questions de chômage, de nouvelle pauvreté, d’exclusion prennent le pas), les classes moyennes ne sont pas érigées en thème d’affrontement politique et très peu en objet d’expertise. L’impression générale est à un effacement des classes sociales, noyées dans une vaste moyenne s’élargissant. Elles redeviennent un peu d’actualité en 1998, quand le gouvernement met, quelque temps, les allocations familiales sous condition de ressources : la classe moyenne est-elle concernée ou épargnée ? Mais c’est au cours de la décennie suivante qu’aux sujets de pauvreté et d’exclusion se greffent ceux de la déstabilisation et du déclassement de ces catégories centrales, elles aussi victimes des conséquences du chômage. Se pose alors, en termes très vifs, le problème de leur situation relative au sein du système socio-fiscal. Des polémiques se développent : sont-elles ou non sacrifiées par un système pour lequel elles cotisent, sans en bénéficier autant que les plus favorisés, ni que les plus défavorisés3 ?
Qu’en est-il vraiment de ce délaissement social ? Répondre à la question impose de pénétrer dans les logiques de la protection sociale à la française, entendue au sens large (des risques de Sécurité sociale à l’Éducation nationale).
Les mécanismes socio-fiscaux ne semblent pas favorables aux classes moyennes : les aides sociales (l’assistance) vont d’abord aux moins favorisés, les dépenses fiscales (les réductions d’impôt) profitent aux mieux lotis. Une représentation du phénomène est une courbe en « U ». D’un côté, les moins aisés voient leurs revenus augmenter grâce aux prestations familiales, aux allocations logement et aux minima sociaux. De l’autre, les plus aisés tireraient avantage des niches fiscales. Entre les deux, les classes moyennes seraient à la base du « U ».
Graphique I : Le « U » des dépenses socio-fiscales
Cette représentation métaphorique se retrouve lorsque l’on construit un graphique, à partir des données réelles, des dépenses de transferts (versement de prestations sociales, réductions fiscales) pour les ménages en fonction de leurs revenus (avant transferts). Cependant, une part importante des transferts tient aux avantages fiscaux (en particulier le quotient familial qui réduit l’impôt sur le revenu des familles). Le graphique présente les résultats d’un exercice simplifié, avec des chiffres 2010, pour les ménages avec deux enfants. On voit se dégager un socle commun : toutes les familles touchent, dans l’année, 1 500 euros d’allocations familiales (prestation sans condition de ressources). Se dégage aussi deux pics de redistribution : les plus défavorisés (qui peuvent cumuler minima sociaux et prestations logement), les plus favorisés (pour lesquels le quotient familial joue à plein). Entre les deux pics – là où précisément se recense le plus grand nombre de familles – on trouve des catégories moyennes de revenus. Pour ce type de famille avec deux enfants, lorsque le revenu est compris entre 23 000 et 60 000 euros, le montant total des transferts s’avère inférieur de 2 à 3 000 euros par rapport aux deux extrêmes de la distribution des revenus. Et, dans la mesure où, en 2010, près de 80 % des couples avec enfants déclaraient un revenu annuel inférieur à 54 000 euros, elles constituent indiscutablement les catégories les plus nombreuses.
Graphique II : Montant annuel des transferts pour les ménages selon leurs revenus annuels (en euros).
Cas des familles avec deux enfants (2010)