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Le droit reste un métier


Resumé Que des citoyens contribuent à rendre la justice pour les crimes les plus graves oblige les magistrats à s’interroger sur leurs pratiques. L’absence de compétence juridique des jurés est peu préjudiciable, si la cour d’assises se donne du temps pour juger. Mais en introduisant des jurés en tribunal correctionnel, sans véritablement leur donner les moyens de participer au jugement, le gouvernement semble livrer à la vindicte populaire le laxisme supposé des magistrats.

L’institution judiciaire a, depuis longtemps, recours à des citoyens qui n’ont aucune compétence particulière a priori1. Ce sont les jurés appelés à la cour d’assises. Cette juridiction criminelle juge des accusés (on parle de prévenus devant le tribunal correctionnel) qui peuvent avoir commis des viols (près de la moitié des affaires), des meurtres, des assassinats (meurtres avec préméditation), des vols à main armée… Les noms des jurés sont tirés au sort sur les listes électorales et d’autres tirages au sort désignent ensuite les citoyens convoqués à chaque session de cour d’assises. Les conditions légales (âge minimal de 23 ans, casier judiciaire, incompatibilités professionnelles…) ne concernent pas leur aptitude à appréhender un dossier criminel. En clair, sous réserve des conditions précitées, n’importe qui peut être appelé pour siéger en cour d’assises, quels que soient son parcours professionnel, ses capacités intellectuelles, son milieu social, ses opinions politiques, syndicales ou religieuses. Ces citoyens, la plupart du temps, ignorent à peu près tout du processus judiciaire mais, globalement, la cour d’assises fonctionne bien.

Quand la justice recourt à des citoyens spécialisésCertains citoyens interviennent à côté des juges en raison de leur compétence dans un domaine spécialisé, au sein de juridictions mixtes présidées par un juge professionnel. Ainsi, des personnes impliquées dans le domaine de l’enfance sont assesseurs au tribunal pour enfants (TPE). Des spécialistes de la sécurité sociale siègent dans les tribunaux des affaires de sécurité sociale (TASS). D’autres qui maîtrisent les problématiques agricoles sont membres des tribunaux paritaires des baux ruraux (TPBR). Ces personnes apportent leur connaissance des réalités de terrain et complètent l’approche plus juridique des magistrats professionnels. D’autres citoyens qui ont une compétence reconnue siègent seuls. C’est le cas des représentants des salariés et des employeurs qui, en nombre égal, forment les conseils de prud’hommes (CPH). Un magistrat professionnel, appelé départiteur, n’intervient que s’ils n’arrivent pas à se mettre d’accord.

Peu de difficultés juridiques en assises

Si des citoyens non spécialisés peuvent siéger à la cour d’assises, c’est d’abord parce que les affaires examinées comportent peu de difficultés juridiques, contrairement à ce qui se passe devant la plupart des autres juridictions. Ils ont à juger de la culpabilité et, le cas échéant, de la peine. Les notions rencontrées (la complicité, l’intention, l’état de faiblesse, la contrainte, la récidive, la période de sûreté…) peuvent être aisément appréhendées par les jurés après quelques brèves explications des magistrats. Il n’existe donc pas d’obstacle technique, en termes de compétence juridique, à leur participation à la cour d’assises. Pour apprécier les faits, les jurés sont dans une situation proche de celle des magistrats professionnels puisqu’il n’est pas requis d’habileté spécifique.

Les jurés sont, en revanche, plus sensibles que les magistrats aux moments de forte tension. Il arrive qu’ils soient déstabilisés face à un témoignage bouleversant ou à un élément factuel dramatique et difficile à entendre. Si certains arrivent à maîtriser leurs émotions, d’autres ont plus de mal à franchir l’obstacle. Le président doit y être attentif. Mais, dès que les jurés se connaissent un peu, ils se montrent souvent solidaires dans les moments difficiles. Il n’y a pas là d’entrave au bon déroulement des procès.

Du fait du tirage au sort, des personnes peuvent être amenées à siéger dont l’équilibre psychologique n’est pas parfait, ce qui ne se lit pas sur leur visage lors de la première rencontre au palais de justice. Tous les présidents de cour d’assises ont rencontré des jurés à la personnalité surprenante. Cette occurrence reste cependant plutôt rare. Et même quand un juré ne semble pas apte à remplir sa fonction comme on l’attend, sa présence n’a pas véritablement de conséquence sur le traitement de l’affaire. La cour d’assises étant composée d’au moins douze personnes (quinze en appel2), même si l’une d’elles est défaillante, sa position décalée au moment du débat ou du vote est neutralisée par le comportement adapté de tous les autres. En cas de comportement véritablement inacceptable, la loi permet d’ailleurs de remplacer ce juré par un suppléant. Le cas est rarissime.

De la valeur ajoutée des jurés aux assises

La cour d’assises pourrait fonctionner sans jurés et les magistrats professionnels traiter seuls les affaires criminelles comme ils traitent les autres. Mais la présence de jurés présente plusieurs avantages. Elle oblige d’abord les magistrats à se remettre en question à chaque session. Parce que les jurés ne connaissent pour la plupart rien au fonctionnement de la justice, ils posent de multiples questions, font part de leur surprise, parfois de leur incompréhension. Les magistrats sont ainsi régulièrement amenés à s’interroger sur leurs pratiques et à les expliciter. Ou à les modifier. La présence des jurés empêche que la routine prenne le dessus.

Ensuite, comme ils le disent quasiment tous, les jurés découvrent une justice bien différente de ce qu’ils imaginaient. La vision qu’ils en avaient par le biais des journaux ou de la télévision correspond rarement à ce qu’ils expérimentent pendant une session. Ce sont autant de personnes qui, une fois rentrées chez elles, ne parleront plus de la justice imaginée mais de la justice réelle. Un bémol doit toutefois être apporté : la justice criminelle n’est pas la justice ordinaire. Les cours d’assises ne gèrent qu’une infime minorité des affaires pénales et leur fonctionnement est très spécifique. Elles prennent plusieurs jours pour juger une seule affaire et entendre de nombreuses personnes, tandis qu’au cours de l’audience de comparution immédiate d’une grande ville, des affaires sont jugées en quelques dizaines de minutes après un examen rapide, sinon superficiel, du dossier. La cour d’assises est sans doute, malheureusement, l’un des derniers endroits où l’on prend le temps d’examiner à fond tous les aspects d’une affaire.

Pendant les délibérés, il n’y a pas la vision de l’affaire des magistrats d’un côté et celle des jurés de l’autre. Quand le groupe délibère, plus grand-chose ne distingue les professionnels des non professionnels. Ce véritable débat collectif est possible parce que les jurés d’aujourd’hui, informés continuellement par les médias, ne partent pas de rien au moment de la prise des décisions. Même si leur vision de l’institution judiciaire peut être en décalage avec la réalité, ils arrivent avec un bagage intellectuel qui leur permet la plupart du temps de prendre rapidement leur place.

Pour toutes ces raisons, la participation de citoyens à la cour d’assises est très positive. En témoignent les commentaires approbateurs des magistrats étrangers qui y assistent. Un équilibre semble avoir été trouvé. Les jurés sont en nombre suffisant pour que les magistrats soient nettement minoritaires. En revanche, la présence des professionnels permet d’alimenter le débat sur des points juridiques et peut aider les jurés à mettre en forme des impressions disparates qu’ils ont parfois du mal à rassembler pour aboutir à un raisonnement rigoureux et convaincant.

Le droit : un métier

Ce constat suffit-il pour justifier la présence de citoyens dans les juridictions non plus criminelles mais correctionnelles? La réponse n’est pas immédiatement positive. Autant la cour d’assises traite peu de questions de droit, autant les juridictions correctionnelles ont parfois à répondre à des problématiques juridiques ardues. L’informaticienne, l’électricien, la commerçante ou le professeur de géographie ne savent pas forcément (par exemple, parmi les questions les plus simples) dans quelle mesure le juge pénal peut contrôler la légalité d’un acte administratif, quelles sont les conséquences de l’annulation d’une partie d’une garde à vue sur les actes subséquents, ou encore dans quels cas une condamnation non avenue peut servir de premier terme à la récidive. Ils ne connaissent pas forcément non plus les dernières décisions de la Cour de cassation ou de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de procès équitable ou de droit de la preuve. Les citoyens non spécialistes seront contraints de laisser aux magistrats professionnels la solution des questions juridiques complexes. Mais comme d’elles dépend parfois la décision finale, ce manque de compétence juridique risque de réduire les citoyens à un rôle de figurants.

Par ailleurs, la présence de citoyens découvrant le fonctionnement de la justice et les affaires traitées va, si l’on veut qu’ils prennent toute leur place, imposer une réduction considérable du nombre de dossiers par audience. Il va falloir un temps de débat bien plus long pour qu’ils appréhendent progressivement les affaires, ainsi que pour les délibérés. Outre la reprise et l’analyse des faits, le choix de la peine repose sur des règles qu’il sera nécessaire à chaque fois d’expliciter et qui sont plus complexes qu’on ne l’imagine. Cette contrainte rallongera les délais d’audiencement et les durées d’attente risquent d’être vite considérées comme insupportables.

Le procès en laxisme des magistrats

Au-delà, la question tient à la raison initiale du projet. Quand le chef de l’État a proposé de faire siéger des citoyens assesseurs dans les tribunaux correctionnels, il a très clairement annoncé que l’objectif, plus que de faire participer les citoyens à l’œuvre de justice, était d’obtenir des décisions plus sévères, les magistrats professionnels étant considérés comme trop indulgents en regard des demandes d’une population supposée plus soucieuse de répression. Rappelons que, pour respecter les décisions du Conseil constitutionnel, il ne peut pas y avoir dans les juridictions pénales, à l’exception des cours d’assises, plus de non professionnels que de magistrats. Les juges resteront majoritaires, ce qui réduit la capacité d’influence des citoyens assesseurs, notamment si leur position est en fort décalage avec la jurisprudence des magistrats professionnels. Dès lors, l’objectif d’une plus grande sévérité des décisions affiché par le pouvoir politique risque d’apparaître surtout comme destiné à complaire à l’opinion publique.

D’ailleurs, l’idée d’une excessive bienveillance des magistrats est contredite par toutes les statistiques. Jamais les prisons n’ont été aussi pleines, ni les peines aussi longues, à tel point que le gouvernement, sans craindre la contradiction, a dernièrement multiplié les textes pour qu’un maximum de condamnés sortent de prison, notamment en passant d’une à deux années les peines d’emprisonnement ferme immédiatement aménageables : ainsi, un condamné à dix-huit mois de prison ferme, à cause de la gravité du délit, pourra voir sa sanction transformée en port de bracelet électronique, sans passer un seul jour en prison.

Au demeurant, imaginer que les citoyens assesseurs auront comme préoccupation unique une répression aussi sévère que possible est quelque peu caricatural et plutôt péjoratif : cela suppose une incapacité à faire la part des choses dans chaque affaire. Un nouveau détour par ce qui se passe en cour d’assises est éclairant. Comme cette juridiction juge les crimes, les peines encourues y sont les plus élevées du code pénal. Le viol (sans circonstance aggravante) est passible au maximum de quinze ans de prison, le meurtre de trente, l’assassinat de la réclusion à perpétuité. Si les jurés, qui y sont majoritaires, étaient nettement plus sévères que les magistrats professionnels, on devrait en constater les effets. Or les peines prononcées sont souvent mesurées : rarement les peines maximales, la plupart du temps dans un entre-deux entre sévérité et indulgence. Pendant les délibérés, les peines retenues par les jurés sont en général dans la même fourchette que celles estimées opportunes par les magistrats. Prétendre que les citoyens assesseurs dans les tribunaux correctionnels remplaceront forcément le laxisme par la sévérité est une vue de l’esprit.

Tentation populiste

Le principe d’une participation des citoyens au travail de l’institution judiciaire est louable. La justice, qui a pour objet de réguler les relations entre membres d’un groupe social, intéresse chaque membre et ceux-ci doivent pouvoir, quand c’est possible, intervenir dans le processus judiciaire. Mais ce principe ne peut pas être mis en œuvre dans toutes les juridictions. S’il présente plus d’avantages que d’inconvénients à la cour d’assises, il n’en va pas de même des juridictions correctionnelles. Est-il judicieux de faire venir des citoyens assesseurs uniquement dans certaines affaires? Des questions juridiques complexes, procédurales notamment, risquent d’apparaître dans tous les dossiers. Des personnes coupables de délits punis de peines identiques peuvent-elles, sans qu’il ne soit porté atteinte au principe d’égalité, comparaître devant des juridictions correctionnelles différemment composées? Dans sa décision du 4 août 2011, le Conseil constitutionnel a avalisé la nouvelle loi dans son principe. Il a toutefois écarté certaines affaires du champ de compétence des citoyens-assesseurs à cause de leur complexité juridique.

Le risque surtout est de créer des juridictions mixtes dans lesquelles les citoyens assesseurs, minoritaires et sans compétence juridique, ne pourront pas réellement trouver leur place. Il est envisagé que ceux qui sont appelés n’aient à siéger que ponctuellement, à tour de rôle, sans pouvoir acquérir la moindre expérience utile. Le système apparaîtrait alors comme une supercherie au détriment des citoyens appelés, qui vivraient mal une expérience ressemblant à un piège. Enfin, pour des raisons budgétaires et afin d’assurer la rémunération des citoyens assesseurs, la récente loi réduit le nombre des jurés en cours d’assises, ce qui réduit le nombre nécessaire de personnes votant « coupable » pour établir la culpabilité des accusés3. Ceci met fin au principe d’un vote d’une majorité de jurés en faveur de la culpabilité. Est-ce un progrès?



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1 / Contrairement à d’autres, intervenant dans un domaine spécialisé (voir encadré).

2 / Neuf en première instance et douze en appel à compter de janvier 2012.

3 / De huit à six en première instance et de dix à huit en appel. Pour qu’un accusé soit déclaré coupable aux assises, la loi exige qu’une majorité des deux tiers le décide [ndlr].


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