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Le thème de la cohésion a connu un grand succès dans les années passées. Du fait de la promotion de ce terme par la Commission européenne et parce que la pauvreté la plus évidente à percevoir se concentre sur certains espaces, son acception est aujourd’hui pour l’essentiel territoriale. La définition de cette notion de cohésion n’est pourtant pas si simple qu’il y paraît, mêlant dimension sociale et dimension territoriale et traitant aussi bien des inégalités sociales et de la pauvreté sur le territoire que des inégalités et de la pauvreté des territoires eux-mêmes.
On tend souvent à penser que ces deux dimensions sociales et spatiales de la pauvreté se recouvrent largement. Il n’en est rien : la géographie des « territoires de pauvres », qui repère les quartiers ou les régions en retard de développement, n’est pas la géographie des populations pauvres. Le plus gros des populations pauvres vit aujourd’hui à l’extérieur des territoires de la politique de la ville. La pauvreté n’est pas le fait de populations concentrées dans les « quartiers » de barres de Hlm. Selon le ministère de l’Équipement, les 2,3 millions de ménages qui font partie du décile le plus pauvre des ménages de la population française résident pour seulement 31 % d’entre eux dans le logement social. D’un autre côté, sur les 3,8 millions de logements Hlm français, seuls 19 % sont occupés par des ménages considérés comme pauvres selon cette définition (ce qui ne constitue pas une critique des Hlm : leur mission n’est pas de loger les populations les plus pauvres).
La part des populations pauvres varie entre les départements, allant de 6 % de la population départementale dans les Yvelines à 21 % dans les Pyrénées-Orientales 1. La majeure partie des populations pauvres vit dans des départements peu ou moyennement affectés par la pauvreté. Les 17 départements ayant le plus fort taux de pauvres (entre 14 et 21 % de leur population), ceux dans lesquels s’associent clairement des problèmes sociaux et territoriaux, ne regroupent qu’un tiers des pauvres français. Agir sur les pauvres, là où ils sont, n’est pas la même chose qu’agir sur les territoires de pauvres… qui ne sont pas non plus forcément les territoires en moyenne les plus pauvres ! En effet, ces derniers ne sont pas systématiquement ceux qui comptent le plus de pauvres dans leur population. La géographie de la pauvreté n’est donc pas calquée de façon mécanique sur celle du développement économique et social. Et la même question se repose à toutes les échelles géographiques.
Dire que la « cohésion socio-spatiale » est un objectif des politiques publiques interroge à la fois les politiques sociales et les politiques territoriales selon des combinaisons délicates à concevoir. Lutter contre la pauvreté passe donc à la fois par des actions aveugles territorialement – les minima sociaux, par exemple, qui interviennent pour corriger les situations des ménages pauvres où qu’ils soient –, et par des politiques de stimulation du développement des territoires générant ou connaissant des situations particulières de pauvreté. Sous le feu croisé de ces deux types de politiques publiques peuvent ainsi être traités et les pauvres vivant à Neuilly sur Seine aussi bien que ceux vivant dans le Bassin minier.
À cette première distinction entre cibles et actions sociales et spatiales s’en ajoute une seconde concernant le caractère explicite ou implicite des politiques mises en œuvre. Les politiques explicites sont celles qui mettent en œuvre des moyens particuliers permettant d’atteindre des objectifs particuliers : par exemple, le Rmi ou le Rsa. Les politiques implicites dérivent d’actions ordinaires combinant l’ensemble des politiques sectorielles, et ne sont généralement pas affichées dans la mise en œuvre de ces politiques sectorielles : par exemple, le fait que l’école soit gratuite et que les ménages plus pauvres paient moins d’impôt que la moyenne des contribuables produit un mécanisme redistributif en leur faveur ; autre exemple, la présence de casernes peut constituer un point fort de développement de certains territoires…
explicites
implicites
Politiques sociales
Salaire minimum, minima sociaux,…
Redistribution interpersonnelle
Politiques spatiales
ZEP, politique de la Ville, politique régionale, ...
Redistribution entre espaces
Les politiques sociales ou spatiales explicites sont discriminantes : elles ne s’appliquent qu’à une partie, ciblée, de la population ou des espaces français. Mises bout à bout (politique régionale, Rmi-Rsa, politique de la Ville…) elles ne représentent pourtant qu’une petite fraction des dépenses publiques. Les politiques implicites de cohésion mettent, elles, en œuvre l’ensemble des redistributions de revenus, entre l’ensemble des ménages et des territoires, liées à l’ensemble des recettes et des dépenses publiques, sécurité sociale comprise, soit un montant supérieur à 50 % du Pib national. Ces transferts redistributifs se mesurent comme la différence entre le montant qui est prélevé sur les agents et celui dont ils bénéficient.
Il y a apparemment une forte dissymétrie entre les importants efforts explicites réalisés dans le domaine de la cohésion sociale et ceux, plus faibles, menés dans le celui de la cohésion territoriale. Cela suggère que l’effort de solidarité nationale porte plus sur les questions sociales que spatiales. Il faut cependant rappeler, d’une part, que ces interventions ne sont pas alternatives mais combinées et que, d’autre part, une notion de territoire pauvre, même conventionnelle, est, comme on l’a suggéré plus haut, infiniment plus complexe et ambiguë que celle de population pauvre. Surtout, si les politiques territoriales explicites mobilisent peu de moyens, ce n’est pas le cas des politiques territoriales implicites.
Les effets des politiques implicites restent largement ignorés, du fait du faible nombre d’études portant sur la redistribution des revenus opérée par les budgets publics entre les ménages et entre les territoires. Les dernières estimations, pour les territoires, remontent à 1996 ! Ce manque d’information sérieuse sur les effets redistributifs globaux de l’ensemble des budgets publics conduit souvent à les accuser, à droite comme à gauche, de moins réduire qu’alimenter la fracture sociale et spatiale. Pourtant, c’est cette redistribution, aveugle sur le plan spatial, qui constitue aujourd’hui le principal instrument de cohésion territoriale en France. Le budget de l’État et de la Sécurité sociale opère aujourd’hui des prélèvements, en gros proportionnels au revenu des ménages et des territoires, et distribue des dépenses à peu près égales par habitant (voir par exemple les évaluations présentées dans un premier Rapport sur la Cohésion de la Commission européenne en 1996). Ce simple mécanisme permet de transférer des dizaines de milliards d’euros des espaces « riches » vers les espaces « pauvres » et d’assurer un équilibre de développement territorial rarement signalé et assez inattendu dans un contexte où l’on hurle de façon assez unanime au loup de la « mondialisation » et de la « métropolisation ».
Quelques données facilement disponibles à l’Insee ou à la Direction générale des Impôts permettent de prendre la mesure de la réduction régulière et continue des inégalités de revenu par habitant entre les régions, les départements et les villes françaises 2. Paradoxalement, une réduction des disparités générales de revenu a répondu ces dernières décennies à un creusement des disparités de Pib par habitant entre les espaces français. Et cela, largement du fait des mécanismes implicites de redistribution entre les territoires induits par les budgets publics. Dès lors que près de la moitié de la valeur ajoutée créée annuellement en France 3 est prélevée et dépensée par les budgets publics, il n’est pas étonnant que les mécanismes de redistribution aient cette ampleur et cet impact sur la cohésion territoriale.
Pour autant, ces effets vertueux de cohésion ne sont pas pour l’essentiel pilotés par une stratégie territoriale de l’État – qui ignore même, vu le peu d’études disponibles, l’intensité de ces mécanismes aveugles. Ils dérivent mécaniquement du fait que les dépenses par habitant sont à peu près égalisées – on met des investissements et des services publics et on verse des prestations sociales là où il y a de la population et des « ayants droit », sans tenir compte, pour l’essentiel, de leur niveau de développement économique et social –, alors que les contributions sont proportionnelles aux revenus. Ces effets sont abondés par des transferts importants liés aux choix résidentiels privés des retraités (qui disposent de près de 25 % du revenu déclaré des ménages).
Aujourd’hui, la cohésion territoriale tient donc largement au fait que l’essentiel des revenus qui rentrent sur un territoire est lié à ces machines redistributives nationales : il n’y a, par exemple, pas une région de France dans laquelle les salaires du secteur privé excèdent la somme des prestations sociales et des salaires publics, et dans deux régions seulement – l’Île de France et l’Alsace – ils excèdent les seules prestations sociales… Et ces revenus qui ont irrigué de façon croissante l’ensemble des territoires français ont eu des effets multiplicateurs d’emploi et de revenu qui permettent de comprendre pourquoi, depuis les années 1980, ce sont les territoires les plus excentrés, les moins « métropolisés » (l’Ouest français) qui ont enregistré les meilleures performances de création nette d’emploi et de réduction de la pauvreté.
La messe est-elle pour autant dite ? Pas encore. Car ces mécanismes de cohésion territoriale, aussi indiscutables et puissants qu’ignorés ou niés, ne jouent pas à toutes les échelles géographiques. Si les inégalités de revenu entre les régions, les départements et les agglomérations ont eu tendance à se réduire dans les décennies passées, elles ont, en revanche, augmenté à l’échelle intercommunale ou entre les quartiers. L’inégalité socio-spatiale n’a donc pas la même dynamique selon les échelles géographiques et répondrait à différents modèles d’explication.
Comment expliquer ce phénomène ? Largement par le comportement des ménages au sein des bassins de vie et d’emploi. Les grandes machines redistributives nationales y apportent des flux de revenus permettant de maintenir et développer leurs économies, mais ne contrôlent guère leur répartition entre les sous-espaces qui les constituent. Les mécanismes de ségrégation résidentielle contribuent à creuser l’inégalité entre les espaces locaux et à concentrer les populations en difficulté dans certains quartiers 4 sans que l’État puisse grand-chose pour limiter ce phénomène. On peut même penser et mesurer qu’il y a participé indirectement : le fort développement de l’emploi public a contribué à l’équilibre du développement entre les régions et les villes françaises, mais il a principalement bénéficié aux femmes de la classe moyenne et a accentué, par un nouveau deuxième emploi et donc une forte augmentation du revenu de bien des ménages, la fracture entre cette classe moyenne et les couches sociales les plus vulnérabilisées par la désindustrialisation 5 et qui n’ont que peu bénéficié, pour des raisons notamment de structure de qualification, de cette manne en emploi. Cette fracture arithmétique du point de vue de l’inégalité de revenu entre les ménages est un essai qui est rapidement transformé par le départ – ou la non-installation – des ménages en ascension sociale des quartiers populaires. Dès lors, ces quartiers rentrent dans une spirale de sous-développement et de pauvreté difficile à enrayer.
On touche là aux limites des effets de cohésion socio-fiscaux mis en œuvre par les machines publiques. Et il n’est pas sûr qu’il y ait beaucoup de réserves de cohésion à trouver du côté des finances locales. On a beaucoup entendu que les inégalités de ressources financières publiques locales étaient une des clefs de la question de la fracture socio-spatiale dans nos villes (notamment dans le rapport Sueur). La loi Chevènement se voulait un outil de mise en solidarité fiscale des quartiers riches et pauvres. Il faut en douter. Que cette loi permette une gestion stratégique globale des agglomérations (pour autant que les mariages intercommunaux ne soient pas trop endogamiques…) en établissant de véritables solidarités de développement entre les communes, c’est possible et souhaitable. Que cela permette de redistribuer l’argent public local entre communes riches et pauvres, certes encore, mais seulement entre communes fiscalement riches et communes fiscalement pauvres, ce qui n’est pas la même chose qu’entre communes socialement riches et communes socialement pauvres… Une simulation, lors de la première année d’application de la loi, sur les 150 premières aires urbaines françaises de passage à la Taxe professionnelle unique avec un taux correspondant au taux moyen pondéré antérieur des communes et une répartition des dépenses égale par habitant des aires urbaines montre que le manque à gagner total des communes DSU serait de l’ordre d’un milliard d’euros… parce que les communes où résident les populations pauvres sont en moyenne, sinon en détail, mieux dotées en base de TP et ont des taux plus élevés 6.
La loi Sru a constitué une nouvelle tentative de rétablissement de la cohésion, par une action volontariste de plus grande répartition du logement social entre les communes urbaines. Il est frappant de constater que beaucoup parmi les élus et les experts n’y ont jamais cru, ni techniquement – vu le coût et les biais prévisibles dans sa mise en œuvre –, ni politiquement – comment faire accepter aux classes moyennes que les pauvres les poursuivent jusque-là où ils croyaient s’être réfugiés ? De façon plus générale, il serait intéressant de se pencher sur ce fait, grave pour le législateur, que les responsables, notamment élus, ne « croient » plus en des lois exprimées en termes territoriaux, qui ne sont à leurs yeux qu’incantation et seront sans doute enterrées ou remises en cause quelques années plus tard. Légiférer et réglementer le jeu des acteurs identifiés, comme les entreprises, les constructeurs, les ménages ou les élus, c’est poser un acte clair, que l’on soit d’accord ou non. Ce n’est pas, ou de moins en moins, le cas quand l’objet législatif est le « territoire », entité encore mouvante, mal délimitée, multicéphale et multidimensionnelle et dont la définition ne peut qu’être conventionnelle et donc discutée. On l’a dit plus haut, le succès, en termes de « cohésion territoriale » des machines redistributives nationales tient à leur caractère aveugle sur le plan spatial et à leur ignorance des « territoires ».
Faire jouer la solidarité locale, en transposant les mécanismes nationaux à cette échelle, par une répartition forcée des logements sociaux ou par une redistribution fiscale opérée localement, est malheureusement voué à un probable échec, parce qu’en cherchant la cohésion ces mesures procèdent d’une division des populations, en révélant et en opposant parmi les voisins des contributeurs nets et des bénéficiaires nets (sans compter l’injustice qui ferait qu’à un même niveau de revenu selon que l’on réside ici ou là, on sera contributeur ou bénéficiaire net) et en encourageant les effets d’évitement. Il faudrait se souvenir, comme métaphore générale en même temps que fondatrice, de l’effet destructeur sur la cohésion dans les grands ensemble lié, il y a vingt ans, à l’introduction de l’APL dans les cités Hlm : cette mesure pourtant parfaitement rationnelle et équitable, avait été vécue comme la mise en place d’une inacceptable redistribution entre « moyen pauvres » et « très pauvres ». Tout le monde est pour la solidarité, mais avec des gens que l’on ne voit et que l’on ne connaît pas et pour des montants que l’on ignore dans le cadre d’un impôt égal pour tous et partout, en fonction de son revenu et de son nombre de parts, et auquel on ne peut de toute façon échapper sauf à émigrer (ce qui est plus coûteux que de changer de commune ou de département). D’où le succès redistributif des grands budgets nationaux…
La question socio-spatiale aujourd’hui, à l’échelle fine à laquelle elle se pose et se pose de plus en plus, amène donc les mécanismes socio-fiscaux à leurs limites. Le local n’est pas une miniature du national et les mécanismes qui fonctionnent, plutôt bien, à l’échelle interrégionale ou interurbaine ne sont pas ou que trop partiellement transposables à l’échelle intra-urbaine. L’efficacité des grandes politiques territoriales implicites mises en œuvre par l’État entre nos grands territoires ne peut se transposer, en quelque sorte proportionnellement, aux politiques locales de lutte contre les inégalités territoriales fines (et c’est bien ce que nous expliquent les Pères de l’économie publique qui, comme Musgrave, nous apprennent que les politiques redistributives doivent être développées au niveau le plus élevé de gouvernement). En bref, face à ce qui semble une même question à différentes échelles géographiques, les mêmes politiques n’auront pas la même efficacité. La grammaire de l’action varie avec les échelons national, régional ou local. Ce n’est pas la question de « petit » ou de « grand » territoire qui est ici en jeu, mais plutôt les potentiels de mobilité ou d’évitement, ainsi que l’étendue du spectre social de redistribution, qui changent entre des territoires sub-nationaux et le territoire national.
Doivent donc prendre le relais des politiques locales spécifiques de stimulation du développement économique et social – et non explicitement redistributives –, et aussi de solidarité de développement au sein des agglomérations, comme devrait peut-être le permettre l’intercommunalité désormais largement répandue – mais on manque de recul et d’évaluations pour l’affirmer aujourd’hui. Doivent aussi être convoquées de véritables politiques de discrimination positive, financées nationalement et non localement, capables de concevoir et de mettre en œuvre des traitements radicalement inégaux d’agents qui se trouvent aujourd’hui en situation inégale de façon inéquitable, comme par exemple dans l’école. Un moteur majeur de la redistribution et de la cohésion entre les grands territoires tient à l’égalité de traitement des citoyens devant la dépense publique ; mais arrivée à ses limites, en quelque sorte dans « le dernier kilomètre », cette machine doit, pour continuer à avancer, inverser la vapeur et pratiquer l’inégalité.
1 / D’après les chiffres de la Caisse nationale des allocations familiales.
2 / L’Observatoire des Territoires, rattaché à la Diact, fournit un grand nombre d’informations sur ces inégalités. http://www.territoires.gouv.fr/indicateurs/portail_fr/index_fr.php
3 / On rapporte classiquement les prélèvements aux Pib mais sachant que les revenus des ménages ne représentent que de l’ordre des 3/4 du Pib, cela signifie, pour donner un ordre de grandeur, que les prélèvements, déficit compris, pèsent de l’ordre de 2/3 du revenu des ménages
4 / Voir, par exemple, Jean-Luc Le Toqueux & Jacques Moreau, «Les zones urbaines sensibles. Forte progression du chômage entre 1990 et 1999» Insee Première n° 835, mars 2002
5 / Ce mécanisme de creusement des inégalités sociales à l’échelle locale est beaucoup plus puissant dans les villes qui se situent à l’est de la ligne Cherbourg-Montpellier, là où la désindustrialisation a été la plus marquée, les villes de l’ouest, en quelque sorte nouvelles venues au développement économique, étant assez largement épargnées de ce phénomène (Davezies in N. May, P. Veltz et alii (dir.) La Ville éclatée. éd. de l’Aube, 1998.
6 / Laurent Davezies, « La solidarité financière intercommunale en procès : enfin une bonne occasion d’invoquer la présomption d’innocence » Pouvoirs locaux n°42, septembre 1999