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Revues passerelles


Resumé Une revue qui fête ses 150 ans, c’est un événement ! Les revues généralistes, dont Etudes d’une façon originale, ont toujours occupé une place importante dans l’espace public.

La place prise en France par les revues dans l’espace public est sans doute originale. Depuis l’époque des Lumières, les penseurs ont jugé que leur rôle était d’influer sur le cours de l’histoire, et les revues ont très tôt constitué l’outil idéal de cet objectif. Un bel exemple fut celui de la Décade philosophique. Son influence fut réelle sur le Directoire. On peut dire par exemple qu’elle a contribué grandement à la préparation de ce qui allait devenir l’expédition d’Égypte. À sa manière elle représente le premier modèle de la revue généraliste française qui demeure à ce jour une des manifestations de notre spécificité intellectuelle hexagonale. La conjonction qui fait que depuis lors les rédacteurs des revues à la fois savants, politiques et vulgarisateurs interviennent dans le débat public est bel et bien une « exception française » – considération qui doit tempérer les sempiternels regrets sur l’absence en France d’une revue telle que la New York Review of Books. Toutefois, il serait naïf de ne pas voir que ce modèle est en crise. Quelles missions les revues généralistes se donnent-elles aujourd’hui? Quel est l’avenir de la revue généraliste, comprise comme un médiateur social?

Car le panorama français est très large : de la Revue des deux mondes, la plus ancienne existant encore, aux revues « alter » qui ont dix ans, en passant par Esprit, Etudes, les Temps modernes, Futuribles, Commentaire et Le Débat, ou par d’autres plus militantes ou plus spécialisées.

Pour s’en tenir aux soixante dernières années, on peut relever trois moments importants dans l’histoire des revues. La première à laquelle on pense dans l’après-guerre, c’est bien sûr les Temps modernes. Son influence fut considérable, occultant peut-être l’empreinte laissée sur le long terme par d’autres publications dans leur relation à la société. Le tirage des Temps modernes et l’écho rencontré en ont sûrement fait la revue « à la française » par excellence, associant articles longs et parole charismatique. Raymond Aron a été l’un des créateurs des Temps modernes avec Jean-Paul Sartre, alors qu’il a attaché son nom ensuite à d’autres revues dont la dernière est Commentaire. Mais ce modèle s’épuise peut-être aujourd’hui en même temps que celui de l’intellectuel généraliste : la figure de l’engagement évolue.

Une deuxième étape importante dans l’univers des revues fut l’éclosion du débat sur le libéralisme politique et la rupture dans les années 1980 de nombreux intellectuels avec le marxisme. Cela s’est opéré dans un certain nombre de revues disons centristes qui sont nées de et à travers ce moment-là comme Commentaire – revue libérale -, ou Le Débat. Il faudrait ici rappeler la revue Libre, où s’illustraient Marcel Gauchet, Pierre Clastres et Claude Lefort, dont le rôle mal connu a été décisif dans cette mutation. À la même époque, on a vu une percée d’ Esprit, à la pointe de la pensée « anti-totalitaire » et de la découverte de nouvelles pensées est européennes et dissidentes (travail auquel s’est attelé, à la fin des années 1980, Le Messager européen d’Alain Finkielkraut).

Le troisième moment suit le mouvement social de 1995. Il peut se résumer par une reprise de parole de l’extrême gauche après une tétanisation des discours radicaux et critiques, pendant la première moitié de la décennie 1990, consécutive à la chute du communisme, d’une part et, d’autre part, de façon moins spectaculaire et plus « nationale », l’épuisement de la lecture jacobino-marxiste de la Révolution française au cours des années qui avaient précédé le Bicentenaire. Après 1995, le discours antilibéral est décomplexé, ce qui se traduit par une véritable efflorescence des revues d’extrême gauche. Mouvements, Contretemps, Multitudes, parmi d’autres, fixent une certaine intellectualité d’altérité critique. On pourrait conclure de ce survol chronologique que si la vie et la mort des revues s’apparentent à celle des genres littéraires qui connaissent aussi des moments de gloire et d’autres d’épuisement, c’est qu’elles sont coalescentes à la nécessité qui les a fait naître.

D’où vient donc cette tendance française à choisir ce mode d’expression, figure intermédiaire entre la revue spécialisée et le magazine, avec un vrai sommaire diversifié? Cette originalité tient sans doute à l’importance que le débat idéologique et politique a conservée dans notre pays. Les revues naissent dans un contexte politique et sont le reflet de sensibilités : ainsi Le Débat représente-t-il une version de gauche de l’aronisme dont Commentaire constitue le pan de centre droit. Contretemps est très proche de la Lcr. Et même si Esprit s’est déconfessionnalisé, son ancrage lointain demeure celui d’une sensibilité chrétienne de gauche. La plupart des revues ont du mal à survivre à la disparition du courant auquel elles sont liées ce qui leur impose de constants réajustements. Car, c’est aussi une particularité française, les revues généralistes ne sont pas faites que pour les universitaires. Dans une carrière universitaire, la sélection s’opère sur l’académicité des revues. Pour obtenir un poste, il faut avoir publié dans des revues spécialisées, mais surtout pas dans une revue généraliste. Un article de chercheur dans une revue généraliste peut même nuire à sa carrière!

Fédérer un lectorat

Ce modèle tel qu’il est esquissé devient-il obsolète? On peut craindre que l’influence des revues généralistes diminue à proportion que décline un langage partagé par les intellectuels, les politiques, les hauts fonctionnaires et même les chefs d’entreprise qui souhaitent intervenir dans la société. Il y a une fracture de la communication et une baisse de la lecture par rapport à la grande époque du succès populaire des Temps modernes. Les seules exceptions se trouvent peut-être dans des revues comme Etudes, qui ont un réseau de diffusion très structuré.

On doit donc se poser la question du public et du terreau actuel des revues. Autrefois, les cadres s’y intéressaient, comme à des lieux de recherche et d’ouverture, comme ils participaient à des clubs ou des fondations. Ainsi, des grands patrons, comme Jean Peyrelevade ou Roger Fauroux, ont contribué au succès de la Fondation Saint-Simon et de ses publications (les fameuses « notes vertes »). La nouvelle génération de dirigeants d’entreprises est-elle pourvue de la même formation humaniste que certains éléments de la précédente? S’intéresse-t-elle de la même façon à la chose publique? On peut en douter. En tout cas, tel était le constat qui a entraîné l’autodissolution de la Fondation Saint-Simon, qui a renoncé à fédérer le public hétéroclite mais réformateur qui s’y retrouvait.

Un autre phénomène est l’apparition d’une catégorie que l’on pourrait qualifier de « nouveaux intellectuels » supposés de « terrain » qui sont également des acteurs de la vie publique et qui prennent de plus en plus la parole au détriment d’ailleurs de l’intelligentsia traditionnelle issue des sciences sociales et humaines et sans leur appui : les experts, les médecins, les économistes, etc. Et Projet est sans doute la revue généraliste qui essaie le plus de donner la parole ainsi à des auteurs extérieurs aux cercles universitaires. Au fond on pourrait imaginer qu’il devienne de plus en plus difficile de faire participer les chercheurs et les universitaires à la vie publique ceux-ci – notamment les plus jeunes et les plus jargonnants – ayant déjà une tendance à se replier dans la scientificité des revues purement académiques.

À l’avenir, on pourrait également redouter que le langage des disciplines qui traite de la théorie politique se noie dans la compétence et la technicité. Ce qui se passe dans la science politique américaine, où domine la théorie dite du rational choice mathématisé à l’extrême et où les revues de sciences politiques sont à ce point formalisées que toute lecture par le personnel politique en devient exclue.

On constate enfin que le lectorat d’une revue est constitué d’un public dont la sensibilité ne parvient guère à se traduire dans les clivages politiques existants. En France, où la division gauche/droite résiste à tout, les partis qui sont bien implantés n’ont aucun besoin de revue et celles qu’ils produisent ne comptent pas parmi les meilleures du genre. Comme il n’y a pas de véritable parti au centre, ce sont les revues qui réussissent à incarner au moins intellectuellement des courants réformateurs et modérés. De même pour l’extrême gauche ou pour un phénomène émergent que certains ont qualifié de formation d’un pôle « néoconservateur » à la française qui s’exprime lui aussi dans de nouvelles revues comme Controverses ou Le Meilleur des mondes, et d’autres encore.

Sur plusieurs points particuliers, les revues ont montré qu’elles pourraient être ainsi les plus efficaces. Mais aussi sur des enjeux plus larges, comme les guerres de Yougoslavie des années 90, elles ont eu un vrai pouvoir d’intervention pour reconfigurer l’opinion publique, pouvoir qui demeure cependant proportionnel à un lectorat en évolution.

Des lieux de débat

Certes, faute de gagner des lecteurs, la fonction jouée par les revues de passerelle entre les élites qui ont accès à un langage commun continue de jouer. Pour les journalistes, la lecture des revues demeure importanteen principe, elle donne des idées et suscite des articles. Les revues généralistes ont aussi un rôle important de banc d’essai pour de jeunes auteurs et de diffusion de productions étrangères. En plusieurs occasions, elles ont pu susciter le débat public : la contestation de la TGB et notamment de la fameuse « coupure » géographique, envisagée alors entre imprimés avant et après 1945, a été lancée et prolongée par Le Débat. On se souvient également de la grande discussion sur la réforme de la Sécurité sociale qui s’est cristallisée au travers des prises de position opposées d’ Esprit et des Actes de la Recherche en sciences sociales en 1995 et de la « guerre des pétitions » qui s’en est suivie. Mais depuis, ce rôle semble perdre quelque peu de son importance.

Car ce qui paraît prendre le relais des revues généralistes, ce sont les fondations dont le rôle correspond un peu à celui des think tanks. Leur production s’apparente à celle d’une revue mais se concentre en « notes » (où l’aspect généraliste est derechef perdu puisque par définition la « note » porte sur un point très particulier et de par sa diffusion confidentielle, s’adresse en réalité à un public captif de spécialistes ou de décideurs). Plus spécialisées, elles n’ont pas la même fonction de fédération d’un lectorat. Elles débouchent parfois sur des petits livres d’intervention comme ceux qu’éditent La République des idées au Seuil, ou les Mille et une nuits pour la Fondation du 2 mars (ex-Marc Bloch). Or cette évolution me semble dommageable car elle tend à réinstituer le clivage entre discours exotérique et ésotérique que la revue généraliste avait au contraire la vocation de briser. Là encore, la tendance anaclitique de la vie intellectuelle actuelle est à l’œuvre.

Non seulement le « généralisme » est en baisse, mais le public aujourd’hui est de plus en plus « zappeur ». Il cherche des informations très précises, et internet dispense les courants d’idées de s’incarner dans une vraie revue. Les sensibilités politiques se retrouvent dans les blogs, plus directs pour communiquer de manière interactive.

Décentrement pédagogique

Les revues devraient-elles succomber à un sentiment d’infériorité? Ce serait dommage car le public, par ailleurs, demande du savoir de façon croissante. Symptomatique de ce phénomène est le succès des universités populaires de formes très diverses (depuis cité philo à Lille jusqu’au forum Le Monde Le Mans, etc.), même si les jeunes universitaires ne voient plus toujours l’intérêt de valoriser la recherche en s’adressant, sans enjeu de carrière, à un public plus large avide de comprendre et parfois d’entrer dans une œuvre. Du coup, certaines revues sont très difficilement lisibles alors que leur sommaire est vraiment alléchant. Il est tragique de voir combien elles se montrent incapables de s’ouvrir pour jouer leur rôle d’introduction à une pensée. Plus grave : la question de l’écriture et tout simplement du beau style ne paraît plus devoir être un enjeu. Au point qu’on se demande si l’acte d’écrire inclut encore l’éventualité d’un lecteur ou s’il est devenu à lui-même sa propre fin.

Un autre problème des revues est de survivre à leurs fondateurs (tel est le cas de Critique qui a su amorcer ce tournant) ! Une revue doit être le travail d’une équipe et non d’un homme seul, surtout quand elle est adossée à un éditeur qui peut songer parfois à faire le ménage dans ses publications non rentables. Elle doit posséder un vrai comité de rédaction autorisant pleinement le débat interne, sans devenir prisonnière du réseau qui la porte et qui peut provoquer une nécrose. L’intérêt maintenu pour la nouveauté au-delà de la gangue idéologique qui menace sans cesse de la crisper en académisme lui permettra seul, à mon avis, de tenir et de demeurer une force de proposition.

Nicolas Weill

Cet article est une reprise de propos recueillis par Françoise Salmon et Bertrand Cassaigne.


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