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Depuis mai 2005, la Réunion affronte une épidémie de chikungunya : un virus invalidant, connu depuis les années 50 en Afrique et en Asie, mais sur lequel les données médicales restaient jusqu’alors très incomplètes – on a par exemple découvert lors de cette épidémie que le chikungunya pouvait, directement ou indirectement, causer la mort. Ce virus est transmis par un moustique, l’Aedes Albopictus, commun sur l’île et dans de nombreuses régions du monde, y compris dans l’hémisphère nord. Début janvier 2006, l’épidémie s’est intensifiée et ses répercussions se font sentir sur la vie quotidienne des malades comme sur toute l’activité économique de l’île.
Depuis plusieurs décennies, les Réunionnais cultivaient le mythe d’une île « petit paradis » : un climat clément, une nature tranquille, une faune inoffensive, une situation sanitaire irréprochable. De fait, la dernière grande épidémie, la grippe espagnole, remonte à 1919. Le paludisme a été éradiqué à la fin des années 50. Il y a bien le volcan, mais ses débordements restent limités. Quant aux cyclones, l’amélioration de l’habitat tend à en minimiser les effets destructeurs, même si on les craint toujours un peu. Pour l’ensemble de la population, La Réunion était donc un endroit " sûr ". L’arrivée du chikungunya a brisé le « petit paradis». Il ne semble pas impossible que cette « effraction» joue un rôle dans l’apparition de difficultés psychologiques chez certaines personnes touchées par le virus.
En métropole, la médiatisation pas toujours bien maîtrisée de cette épidémie a pu donner l’impression que tout le département était « à terre» et attendait d’être pris en charge…
Il n’en est rien. Très vite, une partie de la population s’est mobilisée. Les journalistes ont commencé à informer sur le virus dès juin 2005, tirant avec obstination la sonnette d’alarme, flirtant avec l’excès jusqu’à se rendre à plusieurs reprises coupables de racolage… Sans eux, la crise n'aurait sans doute pas été aussi rapidement et fermement prise en mains ! Des initiatives citoyennes se sont enchaînées. Une association s’est montée, « La Réunion contre le chikungunya », pour permettre aux malades de se faire entendre des pouvoirs publics. Des sites internet ont vu le jour, pour mieux informer sur la maladie, ou aider à organiser la lutte contre le moustique. Les acteurs économiques, en particulier les professionnels du tourisme, très concernés par le virus qui frappait d’opprobre la destination Réunion, se sont réunis pour faire front, réclamer non pas l’assistance, mais la solidarité à laquelle peut légitimement prétendre tout département français en difficulté.
E Des ministres sont venus, ils ont promis des aides, humaines et financières, et ces promesses sont en train d’être tenues. Ils ont même accepté, à la demande expresse des Réunionnais, que les sommes débloquées soient gérées localement, sous la supervision du préfet, et non depuis Paris comme cela se fait en général. Mesure-t-on à quel point tout cela est exceptionnel ?
La Réunion n’a jamais été de ceux qui élèvent la voix. Même lorsque, dans son passé colonial, elle s’est trouvée confrontée à la pénurie et au sous-développement, elle a fait avec. Bien sûr, quelques individus ont toujours tenté de se faire entendre. Mais la majeure partie de la population courbait la tête et subissait, remerciant le ciel quand une bonne fortune lui tombait de la métropole, acceptant avec fatalisme son destin dans le cas contraire.
E Cette fois, les Réunionnais ont dit ce dont ils avaient besoin, sans fausse honte et avec détermination. N’est-ce pas la marque d’une maturité grandissante ? Et ils ont été entendus. Quand on se souvient qu’au milieu des années 90, on en était encore à se battre pour arracher l’égalité sociale, pourtant inscrite dans la loi… on mesure le chemin parcouru !
Cette lecture des événements des derniers mois serait mensongère si elle ne prenait en compte que ces aspects positifs. Car dans ceux-ci, toute une partie de la population n’est pas impliquée. Il s’agit des plus pauvres : pauvres en argent, pauvres en savoirs. Ou bien personnes âgées, maîtrisant quelquefois moins bien le français, la lecture des journaux. D’une manière générale, toutes celles et tous ceux qui n’ont pas un minimum de familiarité avec le vocabulaire technique déployé pour parler de cette épidémie : virus, arbovirus, virémie, vecteur, gîtes larvaires, immunité, récidive… L’incapacité de comprendre vraiment ce dont il s’agit, jointe à la difficulté d’admettre qu’un moustique familier soit tout à coup devenu dangereux, ont favorisé la résurgence de références anciennes mais inadaptées. Ainsi, nombreux encore sont ceux qui pensent que l’épidémie n’est pas due à un moustique mais à « quelque chose dans l’air ». Et dans la mémoire collective, ce « quelque chose » vient d’ailleurs. N’y a-t-il pas eu, justement, ce bateau mis en quarantaine par les autorités, à cause d’un mort suspect à bord ? Voilà l’origine du mal, pensent ceux-là, oubliant que l’épidémie était déclarée bien avant la venue du bateau.
E Parallèlement, la confiance envers « ceux qui savent » a pris un coup. La maladie a d'abord été présentée comme bénigne. Un moment, le doute a plané sur la gravité de certains cas, sur la responsabilité du virus dans certains décès. Enfin, après plusieurs mois de flou, « ceux qui savent » ont dit qu'ils ne savaient pas. On ignore comment fonctionne cette maladie, on ne dispose de rien pour la guérir, on découvre tout juste ses complications. Pour une population confiante, cet aveu d'ignorance est quasi inadmissible ; à tout le moins, il est venu bien tard. Dans un tel climat, l'arrivée inattendue de militaires pour aider à la démoustication a encore ajouté parfois à la confusion.
Vue de loin, cette crise de confiance peut faire sourire. Mais alors que La Réunion vient juste de fêter le 60e anniversaire de la départementalisation, elle est le signe du travail qui reste à accomplir. Le département est sorti du sous-développement. Le niveau de vie s'est élevé, la scolarisation est maintenant générale et les taux de réussite au bac n'ont rien à envier à ceux des académies métropolitaines. Mais les esprits ont du mal à évoluer aussi rapidement. La culture générale de base n'est pas acquise, même par une partie des dernières générations. L'information circule à grands flots dans l'île mais de quelle information s'agit-il ? Les Réunionnais ont-ils assimilé les outils nécessaires pour la trier, l'ordonner, l'évaluer ? On est tenté de répondre non. Et tant que ce pari-là ne sera pas remporté, on ne pourra pas vraiment dire que la départementalisation a été un succès.
Marie Philippe