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Formuler un récit de responsabilité


Ceux des Espagnols qui connaissent l’histoire de la construction européenne n’ont pas été très surpris des résultats des référendums en France et aux Pays-Bas qui ont rejeté, au printemps 2005, le texte du Traité constitutionnel européen. L’Europe a bâti son projet à partir des solidarités de fait, dont parlaient Robert Schuman et Jean Monnet. Le journaliste catalan Llorenç Gomis, un européen convaincu, évoquait le secret de l’Europe : la solidarité de fait, comme méthode et le consensus, comme procédure. Il faut toujours recommencer la discussion, tant qu’on n’est parvenu aux résultats recherchés. Mais pour le plus grand nombre des Espagnols, en revanche, la surprise, voire une certaine déception, fut considérable de voir ainsi deux des pays fondateurs de l’Europe dire non. Une déception que l’on retrouve dans les propos de plusieurs intellectuels, qui ont évoqué toutes les crises antérieures : celles de 1954 (rejet par la France du projet de défense commune européenne), de 1973 (lors de l’incorporation du Royaume-Uni, la fin du système de Bretton Woods et la première crise pétrolière), de 1979-1980 (avec les remous du Sme), de 1992-1993 (le traité de Maastricht, ratifié de justesse par la France, et les orages monétaires). Ces européens enthousiastes et pragmatiques parlent d’un ‘déjà vu’, de la crise comme d’un état habituel pour l’Europe.

Un enthousiasme en baisse

A la fin de la présidence irlandaise de l’Union européenne (au premier semestre 2004) l’ancien premier ministre Felipe González pronostiquait une phase très critique pour l’avenir de la construction de l’Union européenne, et pour la ratification de la Constitution. Il soulignait combien l’élargissement à 25 était loin de provoquer le même enthousiasme que lors de l’incorporation de l’Espagne et du Portugal à la Cee, le premier janvier 1986, après des décennies de dictature.

Pour approfondir la construction européenne, il fallait expliquer davantage à tous les citoyens le sens de ce que nous avons fait et continuons à faire. Cette explication demandait d’apporter une réponse précise sur la question du pouvoir européen : sa structure et sa légitimation. La place faite au principe de subsidiarité était au centre de ce débat, mais tout aussi importante était la question de la dimension objective de ce pouvoir, du modèle de pouvoir européen à bâtir. C’était la question que posait Felipe González : « La souveraineté partagée est-elle suffisante et adéquate pour affronter les défis, tant intérieurs qu’extérieurs, que nous avons face à nous ? Disposons-nous d’un pouvoir remarquable, nécessaire, en politique extérieure et de sûreté, en politiques de l’énergie et technologiques, et des nouveaux concepts pour définir la cohésion de l’ensemble ? » (El País, 6 juillet 2004).

Depuis son adhésion, l’Espagne a mis en évidence sa vocation européenne. On peut même parler d’un enthousiasme européen partagé, même si le climat médiatique et politique actuel ne favorise pas l’entente entre les deux grands partis parlementaires. La « crispation», que l’Espagne vit depuis 1993, surtout dans les années 1933-1996 et depuis 2001, ne les encourage pas à dialoguer sur le projet européen, que ce soit les populaires (PP), qui regroupent des libéraux et des démocrates-chrétiens, mais aussi des représentants de l’ancienne droite nationaliste, ou que ce soit les socialistes, le parti espagnol qui affiche le plus clairement une vocation européenne, si l’on fait exception des petits partis nationalistes, PNB au Pays Basque, Convergència, et Unió Democràtica de Catalunya en Catalogne. Il faut noter cependant qu’à droite les anciens franquistes, comme à gauche une partie significative des socialistes et tous ceux qui se rassemblent autour du parti communiste, n’ont jamais partagé cet esprit. Pendant la dictature franquiste, il existait un vrai mouvement européen, dans la clandestinité, qui regroupait les quelques libéraux, presque tous monarchistes, les démocrates-chrétiens et les socialistes. Ce sont eux qui, en Espagne, ont jeté les bases d’une culture favorable à l’Europe, en lien avec un processus de convergence entre le catholicisme social et la social-démocratie pour la construction d’un modèle social européen.

L’analyse de « l’europhilie » à partir de la participation électorale n’est pas évidente. Aux dernières élections au Parlement européen, en 2004, trois des pays fondateurs de l’Europe des Six ont moins voté que l’Espagne, et les trois autres ont connu une plus forte participation (mais le vote y est obligatoire). En Espagne, au référendum sur le TCE le 20 février 2005, la participation a été de 42,32 % (contre 45,1 pour les élections au Parlement européen en 2004) : avec 76,73 % de voix pour, 17,24 % contre, et un taux significatif de 7,89 % de votes blanc et nuls. Mais depuis 1994, sauf au Luxembourg, en Belgique et d’une certaine manière en Italie, partout la participation est en baisse constante. Seule exception notable, l’Irlande : les succès économiques remarquables de ces dernières années peuvent expliquer son enthousiasme, puisque l’adhésion à Maastricht est à l’origine de la croissance.

Quel modèle ? Quelle identité ?

En Espagne, six facteurs sont à l’origine de la crise vis-à-vis de l’esprit européen : le « déficit démocratique» européen, les atteintes à la cohésion sociale face aux défis que représentent l’économie mondiale et la révolution technologique, l’élargissement de l’Union (en particulier la question de la Turquie), la définition du rôle de l’Europe dans un nouveau scénario mondial unipolaire, mais surtout le manque d’orientation et d’élan pour une Europe politique, qui aille au-delà du marché unique. En Espagne, nous sommes conscients aujourd’hui de l’attraction exercée par le modèle anglo-saxon, de préférence à un modèle rhénan continental qui a du mal à convaincre de sa capacité à répondre aux nouveaux enjeux. L’autorité des pays fondateurs, France, Pays-Bas, et dans un certain sens l’Italie, s’est trouvée affaiblie.

Reprenant les analyses de plusieurs auteurs, je voudrais suggérer trois pistes pour l’approfondissement nécessaire du projet européen : autour du modèle, de l’éducation et de la construction d’une identité commune. Il importe, d’abord, d’éclaircir aujourd’hui le modèle que nous souhaitons pour l’Europe de l’avenir, pour sortir de l’impasse. Pour le professeur Pérez-Alcalá, on peut distinguer trois modèles derrière « l’imaginaire» auquel est adossée la construction européenne : souverainiste, économiciste et fédéraliste. Tant que l’on n’aura pas davantage défini l’itinéraire à suivre, la construction européenne ne pourra pas continuer. Le modèle souverainiste conçoit l’Europe comme une confédération établie sur des traités interétatiques : l’État national demeure la structure politique essentielle. Le modèle économiciste défend un État minimal qui n’interfère pas avec les marchés, sauf pour une simple régulation : l’Europe ne devrait pas être plus qu’un immense marché unique, avec, comme institutions politiques, celles souhaitables seulement pour son fonctionnement. Pour les tenants du troisième modèle, l’Europe devrait être une réalité politique, économique et sociale, une nation unique et plurielle, une nation de nations, comme l’Inde par exemple. L’Europe aurait une souveraineté, plus ou moins centralisée : un État d’une dimension capable de promouvoir un cadre juridique international pour la protection des droits humains, avec une politique extérieure et de défense commune, une politique économique et sociale commune. C’est de ces trois modèles qu’il faut débattre, afin de poursuivre la construction européenne.

Pour avancer dans cette voie, fait défaut aujourd’hui un projet d’éducation européenne. Le catalan M. Siguan se demande si l’Union peut ignorer comment les États mettent, ou non, les programmes scolaires au service de la construction commune : il relève la faible participation aux référendums de l’année dernière et, plus inquiétante, la pauvreté des commentaires à propos de ce que j’appelle le « déficit citoyen ». On touche ici à un domaine sensible, la première fonction d’un État étant de promouvoir une éducation nationale, démocratique, au service de tous et fondatrice d’une communauté nationale. L’article 152 du traité de Maastricht introduisait une référence au « développement de la dimension européenne de l’éducation». Mais il reconnaissait, en même temps, les responsabilités de chaque membre sur les contenus et l’organisation du système scolaire, excluant une quelconque harmonisation des dispositions réglementaires. L’Union a-t-elle renoncé à ce que les États mettent les programmes scolaires au service de la construction européenne, voire à engager une réflexion sur le sujet ? Il n’y a pas encore d’éducation européenne. Certes, les programmes Erasmus permettent des échanges entre des milliers d’étudiants des différentes universités européennes, mais il nous faudrait une proposition d’éducation sur l’idéal européen. A la fin de sa vie, Jean Monnet disait que s’il devait reprendre la construction européenne, il le ferait non à partir de l’économie, mais à partir de la culture.

La troisième piste, d’un retour aux fondements pour reconstruire l’identité européenne est avancée par Manuel Castells. Pour l’auteur de l’Ère de l’information, théoricien des grands changements de l’ère post-sociale, l’économie n’est pas la seule solution aux problèmes de l’Europe. Si l’ensemble de l’Union parvenait au même dynamisme que les économies scandinaves, irlandaise et britannique, les ressources engendrées par la croissance devraient permettre le soutien d’un État social modernisé. La convergence européenne, vers ce modèle de croissance concurrentielle, assurerait la survie de l’euro comme monnaie de référence. Mais une économie saine ne suffirait pas à résoudre le problème politique. Le projet européen n’est pas seulement celui d’un marché commun : il a besoin d’institutions, et celles actuelles ne sont ni démocratiques ni efficientes. Ici, le processus de construction politique est aussi important que le résultat visé (le « modèle »). Pour Castells, « la reconstruction de l’Europe passe par l’abandon de ce projet de TCE ». Reconnaître ouvertement cet abandon serait un préalable, exercice nécessaire de démocratie et de transparence pour permettre un nouvel élan de la construction européenne. A long terme, c’est bien de l’expression d’une identité européenne qu’il s’agit. Seulement 15 % des citoyens européens se reconnaissent aujourd’hui de cette identité. Or, sans identité commune, comment établir un projet commun ? Le processus européen est devenu une question « post-sociale », selon l’expression d’Alain Touraine1. Plusieurs initiatives vont dans ce sens, surtout parmi les plus jeunes. Mais il faudra suivre et conforter davantage cette manière de concevoir l’Europe : éducation, langues, échanges, etc., en réseau « commun ». En un sens, il faudrait transférer à la société ce qui se vit déjà dans le monde du sport : des sentiments d’identité locale compatibles avec le rêve de triompher en Europe.

L’Europe responsable

Selon Jordi Pujol, ancien président de la Generalitat de Catalogne, notre société doit devenir une société responsable qui se départisse d’une éthique du détachement (la dérégulation et la rupture du lien social) et soit capable d’une éthique de reconstruction ; une société où la famille assume l’éducation des enfants comme l’une de ses tâches premières ; une société qui retrouve une certaine ascèse, abandonnant la culture de la commodité et de l’insofferenza ; une société éducatrice (parents, professeurs, Églises, associations civiques, médias, mais aussi partis politiques et syndicats); une société où circule une parole responsable et dans laquelle nous faisons une pédagogie civique (La Vanguardia, le 23 mai 2005).

« L’amour pour l’Europe ne suppose aucunement un myope orgueil eurocentripète : le centre du monde aujourd’hui se trouve n’importe où et ne supporte aucune domination injuste d’une partie du monde. L’humanisme européen est aussi une bataille pour la dignité (…) de l’homme (…)» (Claudio Magris, romancier italien). L’humanisme européen est appelé à concevoir son récit à partir de la responsabilité. Oui, l’Europe attend un récit (l’expression hay relato s’utilise aujourd’hui en Espagne, pour souligner la cohérence, l’élan et la durée d’un projet). Elle attend que l’on construise un récit de responsabilité, institutionnel, mais aussi narratif, créateur de lien civique, promoteur d’une culture citoyenne européenne.

Josep M. Margenat

1. Un nouveau paradigme, éd. Fayard, 2005.


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