Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
La liberté de choix est un droit fondamental de la personne. Pourtant, de plus en plus de personnes âgées en sont privées à cause de leur âge ou de leur vulnérabilité. La réflexion menée par la Fondation de France révèle cette dérive qui, sous couvert de prise en charge, tend à mettre en œuvre des pratiques sécuritaires qui contredisent le respect du droit à la décision de chacun. La loi du 4 mars 2002 sur le droit des malades réaffirme l’importance du respect de l’intégrité de la personne humaine. La relation à autrui impose le respect de son corps et de son être dans sa totalité : un et indivisible. En France, seuls les établissements psychiatriques sont susceptibles de restreindre la liberté d’autrui, pour des raisons médicales clairement définies. En aucun cas l’âge de la personne ou son état de santé ne libère celui qui apporte son aide de l’obligation de respect. Ce respect transcende l’âge, la race, la religion, la condition…
« Célibataire, 81 ans, sans famille pour m’aider, je suis séquestrée dans une maison de retraite. Si l’on ne vient pas rapidement à mon secours, ma santé sera complètement compromise… Je n’ai pas le droit de téléphoner, ni de recevoir un appel. Ne me laissez pas crever comme un chien ! » (une pensionnaire). « Je suis obligé de privilégier ce qui diminue les coûts avant de privilégier la vie… Je ne dispose pas de locaux qui permettraient aux personnes atteintes de maladie d’Alzheimer de déambuler à leur guise, sans danger. Alors nous utilisons la contention et les médicaments » (un directeur d’établissement). Pour éviter d’engager leur responsabilité, certains professionnels placent les personnes âgées dans un milieu surveillé ou dans un cadre d’assistance, le plus souvent subi. Selon l’enquête Handicaps Incapacités Dépendance de l’Insee, parmi les 660 000 personnes hébergées en établissements pour personnes âgées, 45% n’auraient pour horizon quotidien que l’enceinte de l’établissement, 15% se voient interdire toute sortie hors de la structure. Seuls 20% des résidents franchissent la porte « assez souvent et sans aide ». De plus en plus de directeurs disent ne pas vouloir de problèmes et transmettent cette crainte aux personnels. On applique le sacro-saint principe de précaution, supplantant toutes nouvelles démarches de projets ou de réflexions. Le manque de moyens, de temps, de personnels formés, la pression des familles inquiètes conduisent à refuser la moindre part de risque. « Les établissements ne prennent plus le temps de réfléchir à leurs pratiques…, peut-être pour éviter de faire le constat de pratiques inadaptées ? On a peur d’être pris en faute ». Sur fond de judiciarisation de la société, un glissement subtil de la notion de responsabilité fondée sur la faute vers une responsabilité fondée sur le risque semble s’opérer. Une épée de Damoclès pèse au quotidien sur l’action des professionnels : il n’est pas si simple de sortir de l’obsession d’une responsabilité juridique au profit d’une responsabilité morale. On demande de plus en plus aux établissements ou aux services à domicile de normaliser leur fonctionnement et de rationaliser leurs dépenses, avec les répercussions que l’on connaît sur l’autonomie des personnes. Paradoxe des pratiques sécuritaires dans une société qui développe le culte de l’autonomie.
Pourtant, avec des moyens modestes, certains inventent de nouvelles façons de vieillir autrement. Depuis 2000, plus de 70 initiatives soutenues par la Fondation de France ont cherché à rompre avec ces pratiques. Ces porteurs de projets prouvent qu’il est possible de faire autrement, quel que soit l’âge ou l’état de dépendance de la personne : choisir son cadre de vie, être citoyen à part entière, gérer librement son argent, faire du vélo, vivre à son rythme et circuler à sa guise... Des maisons de retraite ouvrent leur restaurant et leurs activités aux personnes âgées du voisinage. Elles accueillent dans leurs locaux une crèche ou l’association des assistantes maternelles. Elles deviennent maison commune. Un bistrot de village prépare le repas des plus vieux et les réunit à l’heure du déjeuner… Tous ces projets reposent sur une dynamique originale qui préserve la liberté de choix des intéressés : prise en compte personnalisée, écoute, respect des habitudes, implication des familles et de l’entourage.
Notre société est de plus en plus hantée par le besoin de sécurité et le risque zéro. Comment sortir de cette impasse ? N’est-ce pas en restaurant le principe de base de l’échange réciproque pour tous les âges, d’une société où chacun peut avoir le plaisir d’apporter, de recevoir et de rendre ? Il faut aussi oser promouvoir le principe de liberté d’aller et venir des personnes âgées et leur reconnaître le droit de définir elle-même leur itinéraire de fin de vie. Que peut-il advenir à une société qui, comme la nôtre, asservit un de ses âges ? « O monsieur ! Vous êtes vieux ; la nature confine en vous à ses bornes extrêmes. Vous devez être gouverné et conduit par quelque conseiller mieux instruit de votre état que vous-même » (Le roi Lear) : la dénonciation de Shakespeare est toujours actuelle !
Patrice Leclerc
Fondation de France