Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Répondre à la fois aux besoins de jeunes en difficulté dans un quartier et à ceux d’une association de développement, tel était le sens du projet à l’initiative d’une équipe du service de prévention : créer une salle de 15 ordinateurs multimédia, en réseau, et connectés à Internet. Le Groupe d’appui pour le développement local (Gadel) réunit dans la ville de Louga des acteurs du développement : épargne, microcrédit, alphabétisation pour des femmes des villages ruraux environnants… L’association proposait des locaux. Elle participait à l’encadrement des stagiaires français par l’hébergement dans des familles. Le service de prévention apportait l’ingénierie du projet, l’encadrement et la formation des neuf jeunes (Arlindo, Bakari, Claire-Rose, Coumba, Eric, Fabrice, Fatoumata, Paul-Henri et Sidy) sur toute la durée : six mois, dont six semaines au Sénégal avec un éducateur spécialisé et un « professionnel » du second œuvre du bâtiment, ou de l’informatique.
Depuis an maintenant, la salle est utilisée par des adultes qui s’initient à la bureautique ou bénéficient de prestations de dactylographie et d’impression de documents contre rétribution. Elle est ouverte aux lycéens à certains moments de la semaine. Grâce à la connexion à l’internet, elle remplit enfin des fonctions de « cyber-café ».
S’il s’agissait d’abord d’un projet humanitaire, le bénéfice le plus évident pour les jeunes fut le fruit d’une pédagogie où de nombreux miroirs leur ont permis de prendre conscience et de travailler leur image. Enfants d’immigrés, ils ont été renvoyés à la question d’une identité recherchée, rêvée, ou subie.
Victime ou acteur? Habitués des services sociaux, ces jeunes apprennent vite à les utiliser et à se couler dans la culture de la victime : « Les gens sont racistes, personne ne me donne de boulot, je n’ai pas d’argent… ». « La société ne m’aime pas ». En leur demandant d’agir pour récupérer auprès d’EDF des ordinateurs, et de les reconditionner afin de les apporter au Gadel, on les dépaysait : « Je suis invité à dépenser de l’énergie pour donner à d’autres et non pas à récupérer pour moi ». Et si le travail consistait à échanger son énergie contre une rémunération, économique ou psychologique ? Premier reflet renvoyé par le miroir de l’humanitaire.
L’un d’eux a amorcé un nouveau projet pour ouvrir une salle informatique en Casamance. Les promesses faites sur place, non sans quelque frime de sa part, lui sont rappelées régulièrement par les partenaires de la Casamance. Le voici devant le challenge d’organiser à Cergy un concert, afin de récolter des fonds.
Presque tous sont de nationalité française, une image d’étrangers leur est pourtant renvoyée, à cause de la couleur de leur peau. Au Sénégal, durant six semaines, ils ont été logés à deux par famille. Là bas, au sein de familles bien intégrées au pays et mobilisées pour le développement local de leur région, ils se sont découverts étrangers. Ils étaient les français ! Rude prise de conscience, accentuée d’ailleurs par leur comportement de nouveaux riches : certains avaient en argent de poche plusieurs mois du revenu qui fait vivre toute une famille sénégalaise. Ajoutez-y des attributs, comme les téléphones mobiles et autres gadgets.
Lors d’une visite de l’île de Gorée, les jeunes cergyssois ont été confrontés à un autre miroir. Sur ce haut lieu de l’histoire de l’esclavage, alors qu’ils visitaient le site avec un détachement apparent, des touristes français les ont pris pour des sénégalais et ont commencé à vouloir mettre en œuvre auprès des filles du groupe le tourisme sexuel, but annexe de leur visite. L’un de nos jeunes a explosé et mené auprès de ses compatriotes une action de conscientisation musclée.
Durant les six mois ensemble, face à des affirmations tonitruantes de garçons qui n’imaginaient pas à Cergy de préparer un repas (« c’est le rôle des femmes »), les trois filles du groupe ont manifesté abondamment qu’elles ne se reconnaissaient pas dans le partage traditionnel des rôles, et que lors du choix d’un mari – ce qu’elles voulaient d’ailleurs faire elles-mêmes –, cela compterait. L’immersion dans le pays a été l’occasion pour les uns et les autres de s’interroger à la fois sur la coutume, le désir de s’y conformer et le prix à payer pour cela.
Louga est appelée « la ville aux cent mosquées ». Les confréries y sont très présentes, notamment celle des Mourides. L’un des jeunes, musulman convaincu, polémiquait fréquemment avec nos hôtes à propos du fondateur de la confrérie mouride, qui n’était jamais allé à La Mecque : il ne pouvait être un bon musulman. Pourtant, quand nos hôtes, très simplement, faisaient quelques pas pour déplier leur tapis de prière, aux heures prévues, il ne se joignait pas à eux. Sur le plan religieux, aussi, le chantier « Louga » permettait de faire un travail sur soi, ses convictions, son identité.
Tous ceux qui participaient au projet étaient en relation avec un éducateur, quelque fois depuis plusieurs années. Durant le séjour au Sénégal et surtout après, la relation à l’éducateur était un soutien pour objectiver ce qui était vu ou masqué par les miroirs tendus durant l’action. Tous avaient un lien avec l’Afrique : ce retour donnait de mesurer ce que l’on est devenu et ce que l’on peut devenir. Le métissage culturel qui leur est demandé les met dans une position de grande fragilité, aggravée par la stigmatisation dont ils sont l’objet. Toute action leur permettant de développer leur propre identité est une expérience fondatrice pour d’autres évolutions. Travailler, se former, se cultiver, fonder une famille, participer à la vie de la cité sont tellement plus faciles quand on se sent bien dans sa peau.