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Des camps pour retenir les clandestins hors d'Europe


En se ralliant à l’idée d’« agences extérieures » de l’Union européenne (UE) pour les migrants, Otto Schily, le ministre fédéral allemand de l’Intérieur, a réussi un coup médiatique en juillet dernier. Les autorités italiennes suspectaient alors l’équipage du navire allemand « Cap Anamur » d’avoir aidé l’immigration illégale en cherchant à débarquer en Italie des réfugiés sauvés en Méditerranée. Si l’on créait en Afrique du Nord des agences extérieures de l’UE selon sa proposition, les réfugiés seraient ainsi détournés du « risque mortel d’une traversée sur des bateaux impropres à la navigation maritime », ou de « se confier à des passeurs sans scrupules ». Au lieu de quoi une aide serait organisée dans des camps « à proximité de leurs pays d’origine ». A vrai dire, ajoutait le ministre, « l’accueil en Europe selon le principe du volontariat ne peut être envisagé que dans des cas exceptionnels ». Le recours à la convention de Genève sur les réfugiés est exclu. Mais ce n’est pas un problème, car « la plupart de ces gens ne quittent l’Afrique et ne cherchent à gagner l’Europe que parce qu’ils en attendent une amélioration de leur situation économique et sociale ». D’où le principe avancé : « Les problèmes africains doivent être résolus en Afrique ».

Une proposition d’abord écartée

Cette proposition de créer des camps de réfugiés en dehors de l’UE avait déjà été avancée sérieusement par le ministre britannique de l’Intérieur, David Blunkett. Mais Otto Schily avait expliqué : « Je ne crois pas que de tels centres d’internement soient de nature à faire baisser le nombre des demandeurs d’asile venant vers l’Allemagne ». La proposition de Blunkett fut rejetée par les ministres de l’Intérieur et de la Justice de l’Union en 2003. Elle ne fut pourtant jamais complètement enterrée. Elle fit l’objet de délibérations au sein de la Commission sortante de l’UE. Un temps pressenti comme candidat-commissaire pour la justice, la liberté et la sécurité, l’Italien Rocco Buttiglione y voyait une « bonne idée » : « Ces camps serviront aussi à dissuader ceux qui ne doivent pas venir parce qu’ils créent du désordre ». Et le ministre italien de l’Intérieur, Giuseppe Pisanu, s’est entendu avec Otto Schily pour élaborer un projet commun présenté au G5 1 de Florence puis soumis à l’ensemble des ministres de la Justice et de l’Intérieur.

La situation cependant ne suffit pas à expliquer le revirement d’Otto Schily et d’autres au sein de l’UE sur cette question des camps. Le nombre des demandeurs d’asile est en baisse depuis plusieurs années : 50 563 seulement en Allemagne en 2003, le chiffre le plus bas depuis 1984. Et il en va à peu près de même pour l’ensemble de l’Union. On ne compte aucun pays d’Afrique parmi les dix premiers Etats d’où viennent les réfugiés. Le nombre des arrestations en Méditerranée décroît. Les routes de passage les plus fréquentées, comme celle d’Albanie vers l’Italie, sont moins utilisées. Et comment la création des camps empêcherait-elle les migrants de chercher à entrer à tout prix dans l’Union, ou contribuerait-elle à les prévenir contre des risques mortels ?

Des changements, non un empêchement

Les observations passées montrent que les mesures prises par les gouvernements pour empêcher une migration non autorisée ont eu surtout pour effet de déplacer les routes de migration et d’amener les migrants à trouver de nouveaux stratagèmes, de nouveaux moyens. Depuis une dizaine d’années, la tendance est au camouflage plus fréquent des entrées illégales à l’aide de papiers apparemment légaux.

Les mesures défensives des ministères de l’Intérieur entrent en collision avec les politiques d’autres ministères, Economie ou Affaires étrangères, qui veulent favoriser la migration transfrontalière. A l’époque de la globalisation, on se montre particulièrement intéressé par l’entrée et le séjour temporaire de certaines catégories de personnes pour pouvoir tenir sa place dans la concurrence des meilleurs cerveaux. Il suffit de regarder les chiffres de délivrance de visas en Allemagne :





Il y va pour l’Allemagne non seulement de son ouverture au monde, mais de forts intérêts économiques et financiers. Dans la seule ville de Munich, le chiffre d’affaires du tourisme s’élevait en 2000 à 6,4 milliards de DM, assurant directement ou indirectement 68 000 emplois. Dans une économie ouverte, le besoin d’accueillir les ingénieurs ou hommes d’affaires est important. Mais bien sûr, des visas peuvent être délivrés et des invitations adressées à des représentants de firmes suspectes. Rappelons-nous aussi qu’en raison de la libre circulation dans l’UE, un visa (apparemment) valide accordé dans un pays de l’espace Schengen suffit pour entrer dans n’importe quel autre Etat membre.

Un contrôle sans failles à la frontière échoue du seul fait de la masse des déplacements. Les mesures défensives sont mises en défaut aussi par l’existence d’espaces sociaux transnationaux et de réseaux transfrontaliers, et des « ponts pour la migration » qui en font partie. A travers eux, des informations circulent sur des méthodes sûres de franchissement des frontières, ainsi que les capitaux permettant de réaliser ces projets de migration. Dans ce domaine, la capacité d’invention des migrants et de ceux qui les aident est infinie. En outre, la population est liée à ces réseaux, quand elle n’en constitue pas elle-même une partie. Des personnes ou des organisations obéissant à des motivations humanitaires ne partagent pas les valeurs mises en valeur par les gouvernements et ils ignorent des règles étatiques jugées injustes. Des chefs d’entreprise emploient des travailleurs « au noir », parce que la dérégulation du marché les y pousse.

Dès lors, les migrations illégales deviennent de plus en plus invisibles. Equiper les papiers d’identité de moyens de contrôle biométriques n’y changera pas grand chose. Ces moyens ne sont vraiment efficaces que dans les aéroports. Aux frontières terrestres, les contrôles ne seront utiles que par hasard ou sur le mode de coups de sonde.

Des questions de droit face aux camps en Afrique du Nord

Les dossiers des réfugiés qui font escale dans une agence extérieure de l’UE (ou y ont été amenés après avoir été sauvés d’un péril en mer) devraient, d’après O. Schily, être examinés par des fonctionnaires européens. Tant que dure la procédure, ils n’auront aucun droit à être transportés dans un pays de l’Union. Mais quel est le statut juridique de ces camps ? L’Union européenne donnerait à des pays comme la Libye, la Tunisie ou le Maroc de l’argent pour gérer ces installations, tout en nommant quelques fonctionnaires comme « force auxiliaire ». Laissera-t-elle en définitive aux gouvernements de ces Etats, peu regardants en matière de droits de l’homme, le soin de décider ce qu’il advient des réfugiés ? Ou bien l’Union y sera-t-elle pleinement responsable de la procédure de reconnaissance du statut de réfugié ? Mais quelles seront alors les voies de recours contre les décisions des fonctionnaires ? L’installation de centres d’accueil en Afrique du Nord risque d’avoir pour effet l’élargissement de la « règle de l’Etat tiers » : un réfugié parvenu à passer d’Afrique du Nord dans l’UE serait empêché d’y demander l’asile puisqu’il aurait dû le faire dans son centre d’accueil !

Que se passe-t-il dans les agences extérieures déjà existantes ? Dans l’enclave de Ceuta, au Maroc mais sous souveraineté espagnole, se retrouvent des milliers de réfugiés qui ont traversé la mer à la nage et découpé la nuit une barrière qui a coûté 30 millions d’euros, ou ont été amenés là par la Guardia Civil qui les a sauvés de la noyade. Ils forment en gros trois groupes de personnes : les uns, comptant sur la chance, déposent une demande d’asile ; d’autres commencent par cacher leur identité pour éviter d’être refoulés ; d’autres encore disposent de ressources et attendent de pouvoir s’arranger avec des passeurs commerçants ou criminels pour continuer leur voyage. Beaucoup de ceux qui ont échoué là cherchent à se procurer vite de l’argent pour payer leur passage avant d’être pris par les autorités.

Ceuta est située sur le territoire de l’Union européenne, sous le regard des médias, de représentants des Eglises et de la société civile. Mais c’est un exemple pour d’autres d’agences, ainsi les treize camps ouverts en Tunisie et financés par de l’argent italien. L’emplacement de deux d’entre eux seulement est connu du public. D’après des informations non officielles, nombre de réfugiés qui passent dans ces camps sont tout simplement conduits à la frontière méridionale de l’Algérie et lâchés dans le désert.

De plus loin, plus risqué, plus cher, de manière moins indépendante

Ce concept d’agence extérieure confirme une tendance manifeste depuis plusieurs années. Il s’agit d’épargner aux Etats riches les inconvénients de contrôles sévères, pour ceux qui ne peuvent pas se payer de faux papiers : les voies d’entrée sont surveillées de plus en plus loin et les moyens employés pour entrer sont de plus en plus dangereux. Par voie maritime, on ne va plus d’Albanie en Italie, mais on part de la côte nord-africaine. Par voie terrestre, les dangers s’accroissent avec l’emploi de containers étanches aptes à dissimuler la présence d’êtres qui respirent. De plus longs trajets, de nouvelles méthodes, des faux papiers, tout cela a un prix. D’abord en nombre de morts et de blessés. D’après l’Ong United, 5 017 personnes auraient trouvé la mort en tentant de forcer la frontière extérieure de l’Europe ou d’éviter de se faire expulser. Il faut y ajouter tous ceux qui se sont noyés en Méditerranée et ceux jamais trouvés, morts au Sahara. Les prix en argent augmentent aussi. Celui qui veut malgré tout entrer dans l’Union doit payer toujours plus cher. S’il ne dispose pas d’économies ou de propriétés (une maison ou un terrain), il sera longtemps esclave de sa dette ou lié par d’autres formes de dépendance.

Rien n’est possible sans la coopération des pays de départ et de transit, dont les gouvernements sont mis à contribution depuis des années en contrepartie d’un soutien au développement. Mais les versements légaux et illégaux des migrants de ces pays dépassent largement les montants de l’aide publique au développement.

Evaluation et alternative

Finalement, la proposition d’Otto Schily n’apporte rien de vraiment nouveau. Elle est simplement le prolongement d’une ligne suivie obstinément, la mise à part préventive de migrants non désirés, associée avec l’idée d’Etat tiers, l’encouragement aux pays à reprendre leurs émigrés, avec une utilisation ciblée de l’aide au développement, une politique de coopération policière contre la criminalité internationale et les migrations illégales, et d’équipement en armes des frontières. Quelle est donc sa spécificité ? On peut, je crois, y voir trois objectifs :

Elle permet d’abord de gagner du temps. Les gouvernements savent bien que la migration illégale sous ses formes multiples ne sera pas empêchée. Mais les camps et les procédures de refoulement aux frontières donneront un délai aux migrants pour tenir jusqu’à une nouvelle tentative de passage (ou pour être relayés par d’autres, ou pour se résigner à renoncer).

Le deuxième objectif de la proposition est de justifier la nécessité de mesures encore plus sévères.

Le troisième objectif, enfin, peut être de bannir des écrans de télévision européens des images de cadavres dans le désert ou sur les rivages de la mer, des images qui confronteraient la société civile européenne aux conséquences déplaisantes de sa politique.

M. Schily le sait bien, ces migrants ont de leur point de vue des raisons valables de venir à (presque) n’importe quel prix dans l’Union européenne – pour s’y réfugier, pour réunir leur famille, pour y travailler. Faut-il que ce soit à ce prix ? Le ministre a raison de dire que l’Europe doit soutenir l’Afrique, et ne pas la laisser seule avec ses graves problèmes économiques et sociaux. Mais il amalgame le combat contre le terrorisme et celui contre la criminalité internationale avec la lutte contre l’immigration illégale, en suggérant dans les médias que les deux catégories de personnes concernées font courir les mêmes dangers. Cette confusion sert à beaucoup d’hommes politiques. Elle leur permet de prendre des mesures qui soi-disant visent les terroristes mais frappent les illégaux. Dès lors, ceux qui cherchent à échapper à ces mesures tombent entre les mains d’« organisateurs de voyages », disposant des ressources nécessaires pour contourner ces obstacles ; parmi eux se trouvent nombre d’acteurs douteux. Ainsi se renforce l’emprise de ceux qu’il faudrait combattre, les passeurs criminels. Il serait plus raisonnable d’ouvrir un vrai débat et d’élaborer des recommandations à partir d’une analyse des processus migratoires dans toute leur complexité, pour essayer de les maîtriser et de les civiliser. « Nous devons, disait Otto Schily dans un entretien à la Frankfurter Allgemeine Zeitung en juillet 2004, apprendre à distinguer l’humanisme rhétorique et l’humanisme pratique ». Mais ses propositions relèvent de l’humanisme rhétorique : elles passent à côté de la réalité et aggravent la situation.



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