Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Je ne me souviens pas de manière précise de la date de ma première rencontre avec André Costes, mais je garde le souvenir d’une conférence de presse du « groupe œcuménique », que je couvrais pour le journal Sans frontière : c’est sans doute à cette occasion que j’ai fait sa connaissance. En feuilletant la collection du journal, j’ai retrouvé dans le numéro 2 de mai 1979 une mention du document publié à cette occasion par le Centre d’information et d’études des migrations internationales (Ciemi) sous le titre : « Les immigrés en France aujourd’hui ». Il y avait là, je pense, Antonio Perotti, Roby Bois, Abdelmalek Sayad (que je connaissais déjà), Khélifa Mouterfi, Patrick Mony... qui présentaient le résultat de leurs réflexions à propos du sort fait alors à l’immigration algérienne.
Pour le tout nouveau parisien que j’étais, monté de Marseille fin 1978 pour participer au lancement du journal (le premier numéro était sorti en mars 1979), André a ainsi fait partie de ce premier cercle d’amis et de connaissances, constitué peu à peu dans une capitale qu’il me fallait apprivoiser. Je ne crois pas que nous ayons échangé longuement cette fois-ci, ni durant les mois qui ont suivi, même si l’actualité n’était pas avare en occasions de s’indigner et donc de se revoir. Tensions entre la France et les autorités d’Alger à l’occasion des négociations pour le renouvellement de l’accord franco-algérien de main-d’œuvre ; avalanche de mesures et de projets de loi sur l’immigration du gouvernement giscardien ; premières polémiques publiques avec les prises de position du Parti communiste et, à Ivry, Vitry, Montigny-les-Cormeilles, les initiatives de certains de ses élus locaux ; premières expulsions de « jeunes immigrés » et premières alertes à propos de leur sort en Algérie, leur nouvelle terre d’exil…
C’est à partir de 1984 que nos échanges se sont intensifiés, après la sortie du film « France, terre d’islam ? » que j’avais co-réalisé avec Bernard Godard et les premiers articles de Sans frontière où je traitais de la question de l’islam diasporique.
André Costes participe activement à la diffusion du film, organisant dans le cadre du Ceras ou du Service national de la pastorale des migrants de nombreuses projections suivies de débats, me permettant au fur et à mesure des discussions d’affiner ma réflexion et de découvrir d’autres univers et traditions philosophiques. Je me rends compte aujourd’hui que sans avoir l’air d’y toucher, André Costes a contribué de manière décisive à mon apprentissage de la laïcité à la française. Grâce à ses conseils de lectures et à ces échanges plus ou moins formels, j’entreprends un long cheminement qui m’amène à découvrir les conflits du 19e siècle entre l’Eglise et la République, les péripéties du processus de pacification de leurs rapports, la genèse des mouvements d’action catholique, en un mot l’histoire religieuse et politique de cet hexagone qui ressentait alors les premiers soubresauts de la confrontation à l’altérité musulmane.
A la même époque, j’adhérai à la Ligue des droits de l’homme (LDH) pour m’occuper plus tard, autour de 1990, de la commission laïcité. Y réfléchissant vingt ans après, je suis convaincu que tout autant que les lectures et les discussions, le compagnonnage avec André a été pour beaucoup, parmi d’autres motifs, dans mon engagement. Je découvrais peu à peu cette dimension pacificatrice de la laïcité française, grâce à son amitié et grâce aux dialogues que j’avais en même temps avec mes amis de la LDH (Bertrand Main, Michel Tubiana, Yves Jouffa, Madeleine Rebérioux, Bernard Wallon…), qui me permettaient, chacun à partir de sa tradition propre, de me familiariser avec l’univers laïque. Circulant entre ces « mondes » en apparence opposés, je m’imprégnais des vertus de cet espace public, qui permet à la fois le libre exercice des cultes, sans en imposer aucun, et l’expression des convictions philosophiques, tout en proposant un horizon universaliste et des valeurs communes.
Plus radicalement, et alors qu’enflaient les polémiques publiques autour du foulard et de l’affaire Rushdie (à quelques mois de distance, en 1989) la relation avec André Costes m’aide à me confronter à l’épineuse question du rapport avec l’origine. Je suis alors, et sans m’en rendre compte, le disciple de ce catholique (et de ses amis A. Legouy, A. Perotti, P. Mony, P. Farine) et j’apprends avec lui comment, dans le même mouvement, accepter l’origine et s’en détacher, comment à la fois l’assumer et la relativiser. Cette prise de distance avec certaines conceptions de la religion, ce détachement d’avec la tradition qui ne signifie pas nécessairement le rejet de la foi, est à mes yeux la leçon la plus précieuse que j’ai appris à sa fréquentation.
Du Maroc où j’écris ce mot, je n’ai pas accès à mes archives, mais je crois me souvenir d’un colloque organisé par André Costes (au milieu des années 1980 ?) sous le titre : l’exception française à l’épreuve du pluralisme. Cette problématique est aujourd’hui encore au cœur de nos préoccupations. Elle nous appelle à cheminer sur les pas de notre ami disparu, qui nous aidait à éclairer l’action par l’effort de la connaissance et la rigueur du débat d’idées.