Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Ce matin du 11 mars, j’étais dans ma voiture écoutant la radio. Sur le coup de 8 heures et quart, le programme fut interrompu pour une information de dernière heure : un attentat venait d’avoir lieu dans un train de banlieue de Madrid. Très vite, les chiffres furent donnés : d’abord quelques morts sur les voies, puis peu de temps après des dizaines de victimes, une heure plus tard environ 90 victimes, selon des sources encore non officielles.
Voilà des années que j’écoute des nouvelles annonçant des attentats mortels, mais chaque jour elles me font plus mal. Je suis plus conscient chaque fois de la valeur d’une vie : si fragile, et pourtant si élevée. Ce 11 mars, le nombre des personnes assassinées et la cruauté manifestée m’ont frappé intérieurement avec une vivacité encore inconnue.
Dans ces premiers instants, je pensais que l’Eta avait commis cette atrocité – ce que beaucoup croyaient au début. Cette idée m’attristait encore plus. Je sentais bouillonner une rage terrible en écoutant intérieurement les voix de ceux qui, au Pays Basque, ne condamnent jamais les attentats de l’Eta, parce qu’ils les considèrent comme « une expression parmi d’autres du conflit ». Cet enchevêtrement de sentiments, me donnait une formidable envie de pleurer.
La journée fut longue. Beaucoup d’entre nous restaient l’oreille collée à leur transistor pour suivre les dernières nouvelles. Complètement abattu, je pouvais à peine travailler. A 19 heures 30, dans toutes les municipalités du Pays Basque, se tinrent des rassemblements devant les hôtels de ville. A Portugalete, où je vis, nous nous sommes réunis nombreux en silence durant quinze minutes. La manifestation s’est terminée par de vibrants applaudissements en l’honneur des victimes. Nous avions besoin d’exprimer notre proximité avec ceux qui étaient tombés et la douleur que nous partagions avec les leurs.
Mais une question rôdait. Il ne s’agissait pas seulement de ce qui était arrivé – un exécrable attentat – mais de ceux qui étaient derrière tout cela. Nous, Basques, savions que, si l’Eta en était responsable, une période sociale et politique bien sombre commençait pour nous. Pendant les dernières années de majorité absolue du Parti Populaire de M. Aznar, la confrontation politique avait été croissante entre les institutions centrales et celles du Pays Basque. On pouvait prévoir un durcissement des relations et un appui de l’opinion publique au gouvernement, car sa politique intransigeante se montrait seule capable de venir à bout du monstrueux terrorisme Etarra. Cependant, aux dernières heures du 11 mars, circulaient déjà au Pays Basque de nombreuses rumeurs selon lesquelles l’Eta n’était pas l’auteur de l’attentat. La confirmation ultérieure de ce fait a permis à beaucoup de respirer avec un certain soulagement.
Les jours qui s’écoulèrent ensuite, jusqu’au dimanche 14, date des élections, furent aussi longs. L’une après l’autre, les évidences pointaient vers Al Qaida. Seul le gouvernement paraissait l’ignorer. Par sa rigidité dans l’entêtement à en attribuer la responsabilité à l’Eta et le soupçon auquel il donnait prise de cacher des informations, en raison d’intérêts électoraux, il fit preuve d’une grande maladresse politique. La participation aux élections fut massive et le Parti Populaire s’est vu infliger une défaite inimaginable cinq jours plus tôt, quand on s’attendait à ce qu’il atteigne de nouveau la majorité absolue.
Deux lectures de ce vote ont été proposées. Pour les uns, les citoyens ont voulu punir le gouvernement de les avoir entraînés dans une guerre qu’ils ne voulaient pas et dont ils subissent les conséquences. Pour les autres, les électeurs n’étaient pas prêts à soutenir une personne qui leur mentait par intérêt. A mes yeux, cette deuxième lecture est celle qui a eu le plus de poids. Le sentiment d’indignation et de colère face à l’instrumentalisation des victimes a influé de façon dramatique sur le vote.
Une nouvelle époque commence en Espagne, une époque pour le dialogue et la négociation, que le Parti Populaire au temps de sa majorité absolue a complètement bouchés. Ce sera un temps très ouvert. Beaucoup de questions figurent à l’agenda : de possibles modifications de la Constitution, une réforme du Sénat, des changements dans les statuts d’autonomie, une réorganisation territoriale, une nouvelle politique éducative, de protection sociale, extérieure… Nous avons besoin de changements dans les consensus politiques de base pour fonder la cohésion sociale, la solidarité, le vivre ensemble. Espérons que les nouveaux équilibres et le dialogue contribueront à nous y conduire.