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Le statut des intermittents


Resumé Entretien avec un réalisateur, intermittent à temps plein ! Le maintien du niveau de production d'oeuvres culturelles passe par un effort collectif.

Les intermittents ont capté brusquement l’intérêt de l’opinion publique cet été quand ils ont déserté les festivals, contraints de ce fait à l’annulation. Le spectacle est descendu dans les rues, sous la forme de manifestations plus ou moins mises en scène ; il se poursuit encore, sporadiquement : des directions régionales de l’action culturelle sont occupées ici ou là, des plateaux de télévision sont envahis. Depuis juillet, rien n’est réglé.

Les Français ont pris conscience d’une situation complexe où s’imbriquent les aspects financiers, sociaux et politiques. Ils ont découvert cette catégorie particulière de salariés, exposés à une précarité structurelle – celle de tout spectacle, car le rideau finit toujours par tomber – et régis par un système spécifique d’indemnisation du chômage, plus généreux que le régime général. Essayons de démêler l’écheveau pour y voir un peu plus clair.

La crise éclate fin juin 2003, quand les partenaires sociaux gestionnaires de l’Unedic – le Medef d’une part, les syndicats Cfdt, Cgc et Cftc de l’autre – signent un accord destiné à limiter le déficit préoccupant du régime de chômage propre aux intermittents : 828 millions d’euros en 2002, un ratio cotisations-prestations de un pour huit, un triplement des ayants droit entre 1985 et 2003 (en gros 100 000 aujourd’hui) sans que le volume de travail dans les secteurs considérés ait crû dans les mêmes proportions. Toujours plus donc de candidats à l’emploi pour des contrats de plus en plus courts et de plus longues périodes de chômage.

L’accord de juin, une machine à exclure ?

L’accord, pour inverser la tendance, touche à un symbole : le seuil d’entrée dans le système (507 heures de travail effectuées sur douze mois) et le droit qui en découle d’une indemnisation pendant un an ; dans sa première version, il raccourcit de deux mois la période d’acquisition des 507 heures et symétriquement celle de la durée d’indemnisation. Il est perçu comme une machine à exclure, à commencer par ceux qui entrent dans les professions du spectacle, des jeunes pour la plupart qui ne croulent pas sous les propositions de contrats. Dans une société où le chômage des jeunes est devenu endémique, le grief porte. On le retrouve, toutes proportions gardées, dans le mouvement qui agite aujourd’hui le secteur de la recherche.

En revanche, l’accord s’attaque peu à deux caractéristiques du système : la fraude et les abus. Les comportements frauduleux consistent le plus souvent en fausses déclarations sur la durée réelle du travail ou le montant de la rémunération pour «  optimiser » le montant de l’allocation chômage ; ils reposent sur une solide tradition de complicité entre employeurs et salariés. Les abus consistent en recours illégitimes à l’intermittence et au contrat dit «  d’usage constant » dans des situations de travail injustifiables au regard de la loi.

Ces carences de l’accord sont brandies par ses adversaires (la branche Spectacle de la Cgt, la Coordination nationale des intermittents et même un syndicat d’employeurs, le Syndeac, dont les adhérents représentent des compagnies et des centres dramatiques, des scènes nationales ou régionales subventionnés). A les entendre, on pourrait croire qu’en mettant bon ordre à de tels comportements, on résoudrait le problème du déficit du régime. Logique d’exclusion là encore : éliminons du système certaines catégories d’employeurs, commençons par ceux de l’audiovisuel et tout ira mieux. A ce détail près que l’audiovisuel cotise en proportion davantage et coûte moins à l’assurance-chômage que le spectacle vivant. Il tient plus que sa place dans un système qui repose sur la solidarité.

Les signataires de l’accord, malmenés par ces objections depuis près d’un an, rétorquent par un argument radical : si aucun accord n’avait été conclu avec l’objectif de réduire le déficit, le régime chômage des intermittents n’existerait plus. Le Medef ne cache pas, en effet, son souhait de le voir disparaître : que les intermittents rejoignent le régime des intérimaires ou qu’ils sortent de la solidarité nationale en finançant, eux-mêmes avec leurs employeurs, leur assurance-chômage.

Solidarité avec les créatifs

D’un problème classique d’équilibre économique, nous voilà confrontés à un problème de société : quelle solidarité les «  créatifs », acteurs, musiciens, danseurs, techniciens du spectacle, metteurs en scène et réalisateurs, sont-ils en droit d’attendre ? Quel prix la société française est-elle prête à payer pour financer l’activité culturelle sous toutes ses formes – activité discontinue par nature, éphémère comme la beauté – pour maintenir un régime structurellement déficitaire puisque le temps du chômage (un an) y est posé comme la règle et le temps de l’activité (507 heures), l’exception ?

Ces questions s’adressent évidemment d’abord au pouvoir politique, élu par la société française pour la représenter. Son bilan n’est pas si mauvais : les crédits du ministère de la Culture ont triplé depuis 1982 (2,5 milliards d’euros en 2003) ; ils ont approché plusieurs fois «  l’utopie concrète » désignée par Jack Lang, de 1 % du budget de l’Etat. Surtout les dépenses culturelles des 22 régions françaises ont proportionnellement doublé entre 1993 et 2003 (452 millions d’euros aujourd’hui). Mais ces masses financières ne vont pas en totalité à la création : les budgets de fonctionnement des grands établissements culturels nationaux sont très gourmands. Les conseils régionaux eux-mêmes, qui recherchent l’effet d’image des manifestations artistiques régionales, ne consacrent au spectacle vivant (opéra, concerts, théâtre, danse) qu’un tiers de leurs budgets culturels.

Une interrogation demeure : la part assumée par l’Unedic dans ces financements est-elle conforme à l’objet social de cet organisme ? Que prend en charge au juste la solidarité nationale ? S’il s’agit de protéger de façon particulière du risque du chômage des professionnels qui y sont plus exposés que d’autres en raison de la nature même de leur activité qui ne relève pas exclusivement de l’économie marchande, l’Unedic est dans son rôle. En élaborant un régime de protection exceptionnel pour les acteurs de la culture, elle est cohérente avec un principe de la politique française qui survit aux alternances : « l’exception culturelle ». Mais la réponse n’est pas totalement satisfaisante, car elle ne dit pas ce qu’il faut entendre par activité culturelle.

L’audiovisuel montré du doigt

L’activité de création ? Dans le spectacle vivant, le cinéma, l’audiovisuel, la création naît d’un travail collectif où artistes et techniciens collaborent. La référence à la création amène alors à distinguer entre ces divers acteurs en fonction de leur proximité avec l’idée génératrice de l’œuvre, son contenu, son concept. Le lien direct de certains avec le cœur du projet les singularise ; par exemple en radio, le producteur-animateur et le metteur en ondes ; en télévision, le réalisateur et son équipe rapprochée : cadreur, assistant, scripte. En revanche, d’autres collaborateurs contribuent au projet, mais de plus loin ; ils apportent une compétence, la plupart du temps technique, qui sert ce projet mais pourra en servir bien d’autres ; ils sont en ce sens substituables, interchangeables d’un projet à l’autre.

Ainsi le caractère plus ou moins « créatif » de l’activité peut être utilisé comme critère du droit à relever de l’intermittence. Cette idée sert de fondement à une proposition qui réapparaît périodiquement : sortir les métiers techniques, dont l’audiovisuel est l’employeur principal, de l’intermittence et les intégrer au régime général ou à l’intérim. L’Unedic serait allégée d’un tiers des ayants droit du régime et recentrée sur sa mission de protection des créatifs contre la précarité. Même idée sous un autre habit : l’audiovisuel ne relève pas de la culture pour la majeure partie de son activité. Il n’est donc pas fondé à recourir à des collaborateurs intermittents. Cette position, inspirée par une conception élitiste et datée de la culture, est rarement formulée de manière aussi brutale, mais elle imprègne les mentalités dans certaines branches du spectacle.

L’audiovisuel est montré du doigt pour une autre raison plus préoccupante. Les chaînes de télévision supportent des coûts croissants, parfois colossaux, pour attirer l’audience et les recettes publicitaires qui l’accompagnent : les droits de retransmission de certains événements sportifs, les contrats des producteurs-animateurs de certaines émissions de variétés, les fictions en costume interprétées par des stars du grand écran atteignent des sommets. Les journaux télévisés quotidiens des chaînes généralistes (quatre sessions d’information par jour sur France 2, trois sur TF1 et France 3), gros employeurs de journalistes et de techniciens de reportage, coûtent cher. Les autres émissions de la grille vivent sur ce qui reste des budgets. Les producteurs, particulièrement ceux de documentaires, se plaignent du sous-financement chronique de leurs productions et expliquent ainsi leur recours massif à l’intermittence.

Se trouverait-on devant « un énorme détournement de solidarité » 1, l’Unedic apportant indirectement le financement complémentaire par la prise en charge d’une « main-d’œuvre abondante, hyper flexible, licenciable à loisir et n’ayant parfois que de lointains rapports avec la création ou le spectacle » ? La crise actuelle de l’intermittence oblige en effet à s’interroger : est-ce bien le rôle d’une caisse de chômage, alimentée par une cotisation spécifique des employeurs et des salariés ? Mais alors, qui doit payer pour des activités culturelles à court de moyens ? Le slogan, beaucoup entendu dans les manifestations cet été : « la télévision doit payer davantage », est une réponse simpliste. Pour payer davantage, la télévision réduira ses productions originales et achètera davantage de produits amortis sur le marché international. En outre, le grief de détournement ne saurait épargner le spectacle vivant : en 2002, celui-ci pesait 58 %, l’audiovisuel 27 % et le cinéma 15 % dans l’effectif de 212 000 personnes, permanentes ou non, cotisant à l’Unedic dans ce secteur d’activité.

À la question : qui doit payer ?, si ce ne peut plus être l’Unedic, la solution la plus souvent évoquée consiste à faire appel au budget de l’Etat ; la création ne pourrait survivre et se déployer qu’à l’intérieur d’une politique culturelle financée par l’impôt. Même préconisation pour l’audiovisuel public, par l’augmentation de la redevance s’il le faut.

Le 5 mars dernier, François Chérèque, secrétaire général de la Cfdt, a proposé dans Libération une autre solution : créer une caisse de chômage complémentaire, sur le socle du régime spécifique actuel, qui serait alimentée non plus par la solidarité nationale mais « par les parties prenantes du système : Etat, collectivités territoriales, entreprises de la profession » ; une solidarité à double périmètre en quelque sorte, inter- et intraprofessionnelle. Déjà surtaxés par une cotisation chômage double de celle du régime général, les employeurs et les salariés du spectacle et de l’audiovisuel n’accueillent pas la proposition avec enthousiasme, mais elle pose correctement les termes du débat.

Contrat d’usage et partage du risque

Nous avons jusqu’ici considéré l’intermittence comme un fait économique relevant d’une exception fondée sur un choix qui ne peut qu’être politique et, à ce titre, engager la solidarité nationale. Mais elle est aussi un fait juridique : les intermittents du spectacle et leurs employeurs sont sujets de droits et de devoirs.

Le contrat d’usage constant qui régit leur relation de travail depuis 1982 ( Code du travail L 122-1-1-3) appartient à la catégorie juridique des contrats à durée déterminée. Il se distingue du CDD de droit commun par la possibilité pour le salarié de conclure des contrats successifs sans délai de carence et par celle, pour l’employeur, de mettre fin à la collaboration sans indemnités ni procédures particulières.

Le Code du travail fixe trois conditions cumulatives pour que ce contrat soit considéré comme légitime : l’utilisation en est réservée aux entreprises œuvrant dans certains secteurs d’activité limitativement énumérés (D 121-2) ; seuls les emplois « par nature temporaire » autorisent dans ces secteurs la conclusion d’un CDD d’usage, ce qui veut dire qu’un emploi lié à une activité permanente de l’entreprise ne saurait relever de cette forme de contrat ; enfin, l’usage invoqué doit être « constant », c’est-à-dire ancien et bien établi dans la profession.

L’Accord interbranches du 2 octobre 1998 fait un pas de plus en précisant que le critère discriminant, ici, est « l’incertitude », commune à l’employeur et au salarié sur l’installation dans la durée du spectacle ou de ce qui est mis à l’antenne, ou sur la prévisibilité d’un volume d’activités : « l’employeur d’un salarié sous CDD d’usage ne peut en principe imposer à celui-ci, pour ce qui est de la durée du contrat, une incertitude supérieure à celle qui pèse sur l’entreprise pour l’objet du contrat» (art. I 4 al. 5). C’est en définitive le partage du risque qui fonde la légitimité du recours au contrat d’usage. Quand le partage n’est plus équilibré, la relation contractuelle devient illégitime. Ces quelques précisions juridiques suffisent à faire comprendre la souplesse de ce contrat, capable de s’adapter à la plupart des situations de production dans le spectacle et l’audiovisuel. Dans le régime social de l’intermittence, quand les conditions fixées par la loi sont respectées, l’intérêt de l’employeur et celui des salariés s’équilibrent.

Pour l’employeur, ce régime permet de répondre à une contrainte majeure : un film, un spectacle, une production audiovisuelle ont une fin ; ce sont rarement des produits de série ; l’équipe de production doit pouvoir se constituer et se défaire ; la diversité des productions requiert la diversité des équipes. Cette contrainte à un nom : la flexibilité de l’emploi. Dans l’audiovisuel, au fil de son développement et de l’apparition de la concurrence, la contrainte de l’audience est venue renforcer celle de la flexibilité ; il fallait pouvoir enchaîner les contrats sans rupture de continuité, pendant plusieurs années si nécessaire, pour accompagner un succès ; il fallait pouvoir se séparer sans complications des collaborateurs d’une production qui ne marchait pas. En outre, les collaborateurs intermittents offrent un double avantage : parce qu’ils ne sont liés à aucun employeur particulier, ils sont disponibles ; parce qu’ils travaillent avec plusieurs employeurs et dans des situations de production diverses, leur expérience fait d’eux des compétences recherchées.

Ce régime convient aussi au salarié parce qu’il est vécu comme un statut, « premier signal de l’insertion professionnelle » selon l’expression du sociologue Pierre-Michel Menger 2 ; parce qu’il permet à ceux qui l’ont choisi de vivre cette forme de liberté, risquée mais rare et précieuse, où l’on peut décider de l’organisation de sa vie personnelle entre le temps consenti au travail salarié et le reste ; où l’on peut choisir entre les demandes ; où l’on collabore à des projets créatifs, à des prototypes qui préservent de la routine. Parce qu’enfin il introduit dans la discontinuité des emplois une sorte de continuité du revenu, assurée par un dispositif spécifique d’indemnisation du chômage.

Le régime de l’intermittence constitue en réalité dans le domaine social un des rares exemples de régime où avantages et contraintes s’équilibrent pour le salarié comme pour l’employeur. Cela explique qu’ils y tiennent l’un et l’autre. Cela explique aussi la réflexion autour de ce régime de plusieurs observateurs du monde du travail et de son évolution : ils constatent qu’avec la fin du plein-emploi, l’emploi permanent cesse peu à peu d’être le modèle de référence pour de nombreux travailleurs. Pour ceux-ci, les contrats à plein-temps alternent avec les périodes à temps partiel, les CDD, le chômage, les temps de formation, le congé parental… Le statut d’intermittent fait figure de précurseur par l’alliance paradoxale de flexibilité et de sécurité qu’il représente.

Les organisations syndicales classiques paraissent encore mal à l’aise devant ces évolutions : la flexibilité reste un tabou et le contrat à durée indéterminée le seul objectif à poursuivre. Il suffit pour s’en convaincre de voir l’accueil qu’elles ont réservé en janvier dernier à la Proposition 19, sur le « contrat de projet », du Rapport Virville, proposition pourtant mesurée et très encadrée.

Mais la coordination des intermittents et précaires d’Ile-de-France n’hésitait pas à écrire dans ses « Propositions pour un nouveau modèle d’indemnisation des salariés intermittents » que ce régime pourrait « offrir un modèle de répartition générateur de richesse culturelle et sociale… Au moment où l’emploi continu devient l’exception et l’emploi discontinu la règle, ce régime… aurait pu constituer un modèle de référence pour d’autres corps de métiers et catégories de précaires… ». Il faudrait évidemment compléter le propos par des propositions de financement, ce qui nous renvoie, car tout se tient, à la première partie de cet article.

Partis d’un problème de déficit comptable, nous nous sommes trouvés conduits à nous demander à qui, au juste, profite la culture dans un pays comme le nôtre et qui doit la payer ; puis à pressentir que l’intermittence, en général présentée comme une forme appauvrie du travail salarié, devrait stimuler notre réflexion et pourrait représenter l’esquisse d’un avenir.



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1 / Thierry Pech, in Le Monde, 12 mars 2004.

2 / Le Monde,25 novembre 2003.


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