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Mémoire des anciens de l'île Séguin


Par sa morphologie même, l’usine de montage de Renault, sur l’Ile Seguin à Boulogne-Billancourt (jusqu’à sa fermeture en 1992), évoquait l’image d’un paquebot échoué là après une croisière mouvementée. Une croisière conquérante, emblème de luttes et de conquêtes sociales puis, du fait des mutations économiques et techniques et des bouleversements politiques dans les pays de l’Est, figure du naufrage des utopies du siècle.

Mais pour tous ceux et celles qui y ont travaillé, vécu dans ses soutes, ce serait plutôt un cargo, qui fut, en dépit des tumultes de l’histoire et des conflits sociaux, le lieu d’une aventure collective, mais restée anonyme, ignorée dans les livres d’histoire. Lieu de parcours quotidiens partagés, rythmés par les cadences des chaînes de montage et d’une destinée commune longtemps subjuguée par le mythe d’un retour au pays d’origine. Ce retour faisait partie de la panoplie mystificatrice du lieu.

Ce qui m’a le plus touché, dans l’intimité de cette croyance collective, c’est cette multitude d’ethnies entremêlées dans ce champ clos où résonnaient les sonorités de nombreuses langues  du monde, sur cette scène privilégiée au service quasi exclusif de slogans définitifs, de certitudes, et de leur étrange alchimie qui travestissait certains cauchemars en rêves.

Les slogans vieillissent mal. Leur dépérissement n’est pas seulement lié au fait qu’ils ne sont plus d’actualité : lorsqu’ils furent écrits et proclamés pour rythmer la respiration des grands moments de fusion collective, ils n’avaient pour but (et peu importe que ce fût de manière délibérée ou non) que d’être les enseignes lumineuses d’un immense écran, où se projetaient tous les rêves, masquant en grande partie un jeu – et surtout ses règles – qui se passait ailleurs.

Pourtant, tous les acteurs y trouvaient quelque part leur compte. Même les travailleurs immigrés, à qui ce dédoublement, cette déconnexion du réel, permettait de ne pas s’impliquer plus que de raison dans des enjeux qui n’étaient pas les leurs, de préserver leur statut de personnes en transit, attendant que se parachève le déroulement de la noria: le retour vers leur pays d’origine. L’immigré s’adossait à son statut d’OS, qui était en quelque sorte garant de l’impossibilité d’une véritable intégration socioprofessionnelle et de l’inéluctabilité du retour Les partenaires sociaux y trouvaient leur compte : le binôme d’immigré et d’OS permettait de maintenir le statu quo dans l’organisation du travail et couvrait l’acceptation par les immigrés, moralement et politiquement, de l’évolution des carrières de leurs camarades français de statut professionnel équivalent aux leurs.

Dès lors que tous les protagonistes avaient adopté cette règle non écrite et relevant toute de l’implicite, ils s’autorisaient à écrire des slogans sur la solidarité et l’unicité de la classe ouvrière sans risque de débordement. Les immigrés se contentaient de porter les banderoles avec cette certitude que l’avenir est ailleurs.

Comment expliquer autrement le formidable dévouement des délégués de chaîne, soldats dévoués jusqu’à l’épuisement dans les tâches les plus rébarbatives, sentinelles inflexibles de ce partage officiel des tâches ? Tout devait être fait pour maintenir l’espoir ou l’illusion d’un retour qui réparerait l’abandon des siens sans que s’ajoute une nouvelle trahison. Or, à l’insu des acteurs, la réalité, dans leurs gestes, à chaque instant, les inscrivait charnellement, affectivement, dans un autre scénario. Les immigrés se découvraient français – leur descendance le leur a rappelé. Pour les Français de « souche », ils l’étaient, mais de plus en plus différemment.

Cette mixité d’ethnies, de cultures, de langues, de religions, de pratiques sociales et professionnelles a toujours annoncé des changements futurs. A l’heure de la pause, les premiers OS musulmans pratiquants osèrent, à la fin  des années 70, faire leur prière au pied de la chaîne de montage. Les sarcasmes amicaux de certains de leurs camarades de combat et de labeur les accompagnaient. Ce rituel « étranger » confortait les représentations dominantes sur le statut des immigrés. En même temps, au contraire, il sacralisait la terre d’accueil, il témoignait dans leur lieu de travail, auprès de leurs collègues, que l’islam était religion de France.

L’installation des technologies nouvelles dans les années 80 sur les chaînes de montage entraîna les premiers licenciements de salariés immigrés. Un plan ambitieux d’incitation au retour fut un échec complet. A travers eux, se posait déjà pour toutes les catégories socioprofessionnelles la question d’un futur reclassement, de la mobilité professionnelle et géographique. Ce qui advint par la suite confirma la modernité et l’acuité de cette interpellation désormais adressée à la société d’aujourd’hui. Car la mondialisation interroge aujourd’hui le politique et le surprend sur de multiples questions : les déstructurations, les délocalisations  accentuant des inégalités déjà insupportables. Cette mondialisation décline de plus en plus un formidable potentiel migratoire. Cette histoire annonce l’émergence d’une société plus colorée, multiculturelle, dont il faudra accompagner la métamorphose vers un métissage pacifié.

Etre attentifs à cette mémoire du lieu pour la verser dans notre patrimoine commun, c’est se donner des clés pour mieux agir dans ce sens.


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