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Une pensée borgne


Alors que la Gauche française est en plein désarroi, le regain théorique du socialisme libéral permet de réinterroger les fondements mêmes de la politique. La critique de ces travaux trace les linéaments d’un nouveau projet social-démocrate, dépassant l’opposition stérile social-libéralisme/alter-mondialisme.

Le socialisme a encore un avenir, pourvu qu’il renoue avec son inspiration libérale et réactive une tradition débarrassée de toute référence à Marx, que la domination idéologique du communisme avait voilée au cours du dernier siècle. Telle est en substance la thèse défendue par plusieurs ouvrages récents, visant à donner un contenu idéologique, historique et politique à un socialisme libéral (ou socialisme des libertés ou social-libéralisme).

Le social-libéralisme repose sur un attachement viscéral à la liberté individuelle, à la loi du marché, et à la propriété. Mais la défense de la liberté et de l’individualité humaine n’a de sens que si chacun possède une égale capacité d’agir. Défendre la liberté exige de prémunir les individus des dominations qui s’exercent à leur encontre, ce qui légitime les régulations publiques pour maîtriser les inégalités, lutter contre les défaillances du marché, préserver des pans entiers de l’activité humaine de la marchandisation. Ces régulations doivent résulter d’une délibération démocratique, au moyen de règles et de procédures formelles qui arbitrent les inévitables conflits liés à la diversité des opinions. L’Etat est alors un régulateur, qui doit en permanence être mis en tension par des corps intermédiaires pour éviter qu’il ne s’arroge le monopole de l’intérêt général et n’écrase les individus. Ainsi, l’autonomie de la société civile et les vertus de l’auto-organisation (associations, coopératives,…) occupent une place centrale pour les tenants du social-libéralisme.

Le socialisme libéral a une posture clairement téléonomique, visant l’émancipation de la société et de l’individu (« seul le socialisme, conçu comme un accomplissement de la démocratie, peut donner sa substance propre à la défense de la liberté et de l’individualité humaine ») en garantissant à chaque individu les moyens sociaux et matériels de forger un projet de vie.

Régulation dans le système

Les sociaux libéraux se posent en seuls véritables rivaux de l’ultra libéralisme, brocardant sans ménagement tous les courants de la Gauche s’étant un moment inspirés du marxisme, de la social-démocratie française aux dérives gauchisantes de l’altermondialisme. Les premiers seraient discrédités pour ne pas s’être rendu compte que les évolutions des sociétés française et mondiale avaient rendu obsolètes leurs modes d’action et de pensée ; les seconds parce qu’ils n’auraient aucun projet crédible face à l’ultralibéralisme, se contentant d’un refus primaire de l’ordre existant et réactivant la vieille utopie marxisante de dépassement du capitalisme sans en assumer explicitement la référence.

S’arrogeant le monopole de la contestation de l’ultra libéralisme, et rejetant l’utopie en politique au prétexte qu’elle aurait, dans le passé, défiguré l’homme et l’histoire, le socialisme libéral finit par s’enfermer dans une problématique gestionnaire. Il en résulte des propositions, certes alternatives à l’ultra libéralisme, mais qui naturalisent en partie le monde tel qu’il est, faisant du capitalisme l’horizon indépassable.

En effet, les désordres du monde actuel trouveraient seulement leur source dans une logique ultra libérale du laissez-faire, laissez-passer, qui pourrait être combattue par l’instauration de règles permettant le déploiement d’une saine concurrence et l’instauration d’une nouvelle hiérarchie des normes internationales, préservant la diversité des activités humaines. L’association des travailleurs au capital via l’épargne salariale, la rédaction minutieuse de cahiers des charges des services publics, le libre choix du temps de travail, l’instauration d’une sécurité sociale professionnelle et d’un droit à la formation tout au long de la vie remplaceraient avantageusement les vieilles recettes de redistribution et d’assistance de l’Etat-providence, la propriété publique, la baisse autoritaire du temps de travail ou les emplois aidés non marchands « qui pérennisent des emplois hors circuit économique dont la société ne peut assumer le coût »

Dans leur volonté de marquer leurs différences avec le compromis social démocrate de l’Etat-providence, les socialistes libéraux dessinent un programme bien timide dans ses propositions mais radical dans son refus d’intervention directe de l’Etat dans l’économie. N’étant plus mis en tension par une alternative à gauche et disqualifiant l’aiguillon de la contestation sociale, le social-libéralisme s’appauvrit et perd sa dimension émancipatrice originelle. Il hypertrophie la culture gestionnaire et glisse insensiblement de la régulation du système à la régulation dans le système, dépourvue de toute dimension utopique.

Renoncer à toute utopie ?

Il ne suffit pas de brocarder l’altermondialisme ; il faut aussi y voir le besoin d’une prise de parole exprimant la désespérance des individus face à un système économique qui piétine la promesse démocratique : l’égale dignité des individus et la pleine reconnaissance de leur droit à l’épanouissement personnel. La logique du profit ne cesse de marchandiser toujours plus les relations humaines, l’intensification du travail érode le développement relationnel des personnes, le sentiment d’une inégalité des conditions entre les hommes est accru par la dynamique inégalitaire de la mondialisation, et l’empire de l’argent dévalorise à l’envi le développement spirituel des individus. La promesse qu’» un autre monde est possible » réactive la part d’utopie que les partis politiques ont laissé dépérir, et, par delà les différences entre individus qui se rallient à ce slogan, se crée un sentiment d’appartenance à une commune humanité. Parties d’une prise de parole, débouchant sur une expérience collective, les mobilisations sociales ne peuvent être enfermées dans le cercle de la raison gestionnaire, promis par le socialisme libéral.

L’engouement populaire pour ces mobilisations vient rappeler qu’un projet politique doit concilier, pour reprendre la grille d’analyse forgée par Jean-Baptiste de Foucauld 1, trois dimensions complémentaires : une culture de la résistance (une révolte « tripale », un sentiment d’injustice face à l’ordre des choses), une culture de l’utopie ( « l’utopie dessine une alternative, elle est le récit d’un autre monde qui autorise les individus à ne pas se soumettre à l’aliénation du monde présent » 2), et une culture de la régulation (la sphère du possible, procédant par compromis successifs ; elle est le champ sur lequel les deux autres cultures s’exercent).

Si l’altermondialisme exacerbe les dimensions de résistance et d’utopie, le socialisme libéral hypertrophie les fonctions de régulation par rapport à la culture de la résistance ou de l’utopie. Pour dépasser cette opposition stérile, il convient de retrouver le rôle originel du parti politique, et singulièrement du parti socialiste, qui doit justement articuler résistance-régulation et utopie. Et pour cela, savoir démasquer les dominations qui se dissimulent derrière le masque de l’évidence, dénaturaliser l’ordre économique et social pour ouvrir le chemin d’un autre avenir.

Le capitalisme n’est pas la fin de l’histoire

Or, tout à son entreprise de liquidation intellectuelle du socialisme marxisant, le socialisme libéral enterre tout l’apport théorique de Marx dans l’analyse du capitalisme. Le caractère structurant de l’opposition entre capital et travail, la dynamique profondément inégalitaire du capitalisme, la lutte entre les capitaux en concurrence qui rend le système instable et engendre des crises à répétition, la soif inextinguible d’accumulation et de profit, la particularité du salariat comme régime de mise au travail sont occultés. L’appel à une meilleure gouvernance, celui à une morale des investisseurs et des dirigeants d’entreprise ne peuvent résoudre à eux seuls les tares structurelles d’un système qui ne vise pas au développement matériel, relationnel et spirituel des hommes. Le capitalisme n’est pas la fin de l’histoire, au cours de laquelle il n’est qu’un moment historiquement daté. Bien évidemment, les errements passés nous enseignent qu’on ne peut subordonner un monde nouveau à une négation de la liberté, même transitoire, des individus. Mais cela ne doit pas nous conduire à ne pas proposer de dépassement du capitalisme à l’origine d’inégalités structurantes.

Pas plus qu’hier, la société n’est pas une collection d’individus victimes d’inégalités et de discriminations diverses interdisant d’en extraire des traits dominants caractérisant des groupes sociaux. On constate bien aujourd’hui la persistance de groupes socio-économiques inégalement dotés en matière de ressources scolaires, patrimoniales et autres. Chacun de ces groupes partage des modes de vies, des façons de faire et de parler, une tendance à l’homogamie. On peut donc bien parler de classes sociales, bien que l’identité collective de ces groupes ait, il est vrai, décliné. Ces classes sont largement déterminées par la position des individus dans les rapports de production : toutes les sociétés sont confrontées sous la pression du capitalisme à l’avènement irrésistible de ce qu’Alain Lipietz a nommé la société en sablier : une minorité tirant partie de la mondialisation à dominante financière, tandis qu’une part croissante de la population est aspirée vers le bas sans perspective réelle de promotion sociale. La structure sociale de la France des moins de quarante ans est éclairante de ce point de vue 3. Même si elle ne résume pas l’ensemble des dominations subies par les individus, la situation au travail demeure particulièrement structurante.

Ainsi, partir des souffrances vécues dans l’exercice de son travail (l’exploitation) ou dans l’absence de travail (l’exclusion), les relier à la nature du système économique, développer des sphères de dépassement de ces rapports sociaux constituent un manque cruel du social-libéralisme. C’est en articulant une critique sociale du capitalisme, appuyée sur la dimension structurante du conflit capital/travail, et une critique fondée sur l’épanouissement de l’individu dont les dimensions relationnelles et spirituelles sont niées par la standardisation et la marchandisation, que le socialisme a puisé sa force 4. Oublier l’une de ces deux dimensions en fait une pensée borgne et en réduit la portée émancipatrice.



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1 / Jean-Baptiste de Foucauld, Les trois cultures du développement humain, Odile Jacob.

2 / Olivier Mongin, Paul Ricoeur, Le Seuil, 1994, p.144.

3 / Cf. les excellents travaux de Louis Chauvel wwww. louis. chauvel. free. fr

4 / Cf. Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.


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