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Variations sur la rupture instauratrice


En juin 1971, Michel de Certeau publie dans la revue Esprit un texte au titre étrange – La rupture instauratrice. Ce long article, repris dans le bel ouvrage La faiblesse de croire1, indiquait une méthode, des principes de recherche ; il fit peur. Les textes qui font peur sont devenus rares. Il se peut que le titre dise la raison de cette peur : qu’est-ce qu’une rupture qui instaure et qu’instaure-t-elle ?

Certeau décrit la situation de l’époque en analysant les conditions des discours de signification : comment se dit le sens, qui le dit et qui le reçoit. Dans une société marquée par la science, les affirmations relatives au sens, un sens général indifférent au langage qui l’énonce, relèvent du folklore. Il y a dans ce texte une exigence de penser très urgente qui vaut encore aujourd’hui : comment dire l’annonce évangélique dans ce temps qui ne se fonde plus sur une organisation du monde immuable ? Le chemin suivi par Certeau nous fait faire un détour : sans donner de réponse, il indique comment, dans le monde que nous habitons, le langage a une place tout à fait originale.

Il vaut alors la peine de s’arrêter sur le langage religieux, spécialisé par définition dans les questions de signification : il en est comme un réservoir dans nos sociétés modernes. Mais que tient-il en réserve ? N’est-il pas devenu tellement inadéquat et inaudible qu’il fait partie d’un héritage considéré avec bienveillance mais n’ayant plus de pertinence pour nos questions ? Dans la crise généralisée du croyable, ce langage est devenu de plus en plus incroyable. Le constat posé est sans nostalgie : il invite à l’invention dans une société qui s’est emparée de la religion et lui a donné une place parmi les différents savoirs. À vouloir ignorer cela, «les figurants des questions sans réponse » 2 parlent dans le vide.

Les signes chrétiens, s’ils ont été privilégiés pendant longtemps, sont des signes parmi d’autres. Mais l’une des caractéristiques du signe religieux est de masquer son processus d’apparition : il se présente comme intangible. Un tel langage qui ne se montre pas dans le processus même de sa naissance est un langage qui ne risque rien quant à l’existence. Reconnaître que les discours à prétention universelle sont des productions historiques et sociales, ce n’est pas les rendre insignifiants, c’est dire qu’il nous revient de mener le même travail d’opérations de sens dans notre époque. Ceci nous replace devant la question de l’accès au réel : « Il devient insaisissable comme partout supposé et partout manquant3

L’exigence d’un sens qui agite notre époque conduit à porter notre attention sur l’énonciation, lors même que la théologie s’intéresse aux énoncés qu’elle garde en les protégeant de toute question. La découverte, depuis l’âge des Lumières, de la place de l’autre dans notre culture occidentale a eu un effet de séisme : les cadres de référence sont devenus incertains. Tout un travail s’est engagé alors sur l’autre, sa place, son oubli, et il a donné lieu à une interrogation profonde sur la constitution de la raison occidentale, émancipée d’une fondation dans un discours religieux depuis le XVIIe siècle.

À la manière de Foucault, Certeau montre que le sous-sol constitutif de notre culture s’est lentement, profondément et définitivement déplacé. Une organisation de l’intelligibilité s’est rompue et cette rupture ouvre un espace de naissance : ni désolation, ni nostalgie. Les mots de la langue sont disponibles pour une création nouvelle.

Habité par les travaux exégétiques autour du kérygme chrétien primitif, centré sur l’annonce – Christ, mort et ressuscité –, cet événement inouï que chaque génération tente de faire entendre à ses contemporains, Certeau affirme que la tâche de la théologie contemporaine est de faire naître des énoncés qui n’oublient jamais leur site d’apparition, c’est-à-dire le langage qui les autorise.

La rupture instauratrice instaure donc une nouvelle manière d’envisager la théologie, c’est-à-dire le discours articulé fondé sur la disparition de Jésus dans l’événement qu’est son passage de la mort à la vie, battement incessant de toute existence chrétienne. Cet événement de rupture, perçu comme tel par les premières générations chrétiennes, a perdu de son tranchant lorsqu’il a été enfermé dans un langage ontologique.

Il y a chez Certeau une formidable confiance en la capacité humaine à créer des significations dans un monde sans orient ni stabilité. La théologie participe de cette situation. Elle sait une seule chose : l’événement qui l’autorise et la fonde ouvre une exigence de vérité. La rupture instauratrice de la mort et de la résurrection de Jésus livrant l’esprit à tous rencontre la rupture instauratrice de la modernité. À chaque fois, un monde ancien s’en est allé. Accueillir ces ruptures, c’est inventer des expressions qui rappellent sans fin que nous sommes des marcheurs : au sein de la marche incertaine de l’existence jaillit un sens, non comme une certitude mais comme un éclat. La rupture fait éclater un monde, un discours, elle rappelle que dans l’éclat s’instaure une poétique de l’existence. Le dieu mort et ressuscité a quitté les siens dans l’éclat d’un départ vers la lumière qui est vie. C’est l’éclat de cette bonne nouvelle que la rupture instauratrice de la modernité réveille.

La bonne nouvelle n’est pas sans mots, elle passe par les mots, et vivre en chrétien aujourd’hui va avec penser son existence dans les langages multiples de notre époque, non pour délivrer une vérité éternelle mais pour faire résonner dans le monde violent et passionnant un étrange passage du dieu absent à nos yeux, ce dieu qui n’est jamais sans les mots des hommes et que les mots des hommes n’épuisent jamais.

Dieu n’est rien, rien d’autre que cela, ce marcheur sur nos routes venu fracasser le mur qui bouchait le chemin et ouvrir l’espace de la lumière, donc de la vie. Le langage du chrétien qui naît en cet espace ne peut qu’être un langage éclairé et éclairant, brillant des éclats de sens dispersés sur le chemin de l’existence et accueillis comme des dons.



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1 / La faiblesse de croire, collection points Essais, Seuil, 2003, pp.187-226

2 / Ibid, p.191

3 / Ibid, p.200


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