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La confiance et le droit


Projet – Quelle lecture faites-vous des clivages apparus à l’occasion du récent conflit en Irak ?

Oscar Luigi Scalfaro – Pour répondre à cette question j’évoquerai d’abord la relation Italie – États-Unis, et personnellement je pense que la position de la politique étrangère italienne mérite d’être un modèle pour celle de l’Europe. Je maintiens que le rapport le plus intense possible, le plus loyal mais aussi le plus libre, de très haute dignité, avec les États-Unis constitue un point fondamental : c’est l’épine dorsale de la politique italienne. Et, à mes yeux, cela vaut également pour l’Union européenne ! Pourquoi dis-je cela ? Parce qu’il s’agit d’un grand pays et d’un peuple qui a toujours eu un grand attachement pour la liberté, qui est venu combattre deux fois en Europe, pendant les deux guerres mondiales. Evidemment, il ne s’agissait pas, dans les deux cas, d’une œuvre d’« apostolat missionnaire ». Si quelqu’un consent un tel déplacement et le sacrifice de ses propres fils, il le fait aussi pour ses propres intérêts, tout à fait légitimes, à écrire en lettres capitales, qui sont dignes d’être respectés et pris en considération.

Mais s’ajoute un deuxième élément qui ne contredit pas cette ligne directrice : « malheureusement », les États-Unis sont la seule grande puissance. Nous ne pouvons jamais connaître de véritable calme, quelle que soit la justesse des intentions du gouvernement américain, s’il n’y a pas trois, quatre ou cinq puissances qui s’équilibrent non par les armes, mais par la puissance intellectuelle, de la culture, de l’histoire, de l’économie, des traditions et de la civilisation. Il est clair qu’il ne saurait y avoir d’équilibre s’il y a qu’un seul État hégémonique. D’où l’importance d’un plus fort engagement de la part de certains pays, qui détermine un système de pondération nécessaire pour contrebalancer la situation actuelle.

Ma carrière politique, mes propos le laissent transparaître, a débuté juste avant que le Pacte Atlantique ne soit créé, et donc ma première expérience a été fortement influencée par l’alliance atlantique. L’Europe doit maintenir un rapport avec les Américains, parce qu’ils sont le peuple qui vit le mieux la liberté et la démocratie. Et toute notre histoire a montré, de ce point de vue, des avancées extrêmement positives.

En revanche, je considère que le président Bush a fait subir de sérieux préjudices à l’entente internationale. Sans doute mon jugement reflète-t-il la mentalité du magistrat que j’ai été, mais je l’accuse d’avoir transgressé le droit international, qui parle seulement de légitime défense. C’est une vérité de La Palice : peut-on parler de droit lorsqu’il s’agit d’une guerre d’agression ? L’agression est répertoriée dans le code pénal et ce dernier prend en considération le droit lorsqu’il est violé. Je pense ici à un éditorial, paru au mois de janvier dans la Civilità Cattolica. Comme chaque éditorial de cette revue, il est passé par l’appréciation du Secrétariat d’État du Vatican (une sorte de placet). Cet article critique fortement le comportement du président des États-Unis et refuse l’idée de guerre préventive comme anti-juridique et contraire aux principes du droit international. Si l’on doit décider de retourner au droit international, une des premières tâches sera de s’asseoir autour d’une table avec les représentants de tous les peuples, et ensemble de reconnaître qu’à cette occasion un accord a été brisé de la part du gouvernement Bush (non pas des États-Unis eux-mêmes) en soutenant cette idée. Bien plus, il l’a présentée comme une nouvelle direction internationale, pratiquement comme un message moderne d’éthique internationale ! Alors que la guerre préventive est un blasphème aux yeux du droit, non seulement selon les normes catholiques, mais selon les principes fondamentaux de la vie en commun, le ius des gens. Oui, c’est un blasphème! Même si tout le monde est animé des meilleures intentions, arrivera le moment où chacun voudra justifier n’importe quelle autre intervention armée, et s’autorisera seul à mettre en marche ses plans, sans le consentement des autres. Et c’est en effet ce qui s’est produit : un acte de violence qui a rompu tout dialogue, avec des dégâts pour l’Europe en particulier.

Projet – Quelles sont les conséquences ?

Oscar Luigi Scalfaro – La France et l’Allemagne ont tous les droits de resserrer des rapports plus intenses. Ce sont des siècles d’histoire qui font que la France a le droit de craindre l’Allemagne et vice versa! Le premier, à mon avis le seul vrai succès politique de l’Europe, c’est le Plan Schumann. Certes, l’unification du marché et de la monnaie a un poids politique déterminant, mais infiniment moins que la décision qui a rassemblé, dans la même Communauté, des pays qui n’étaient pas jusque-là impliqués dans le secteur du charbon et de l’acier. Ce fut une réponse politique aux malheurs endurés pendant des siècles. Le marché et l’économie, s’ils ne satisfont pas de telles exigences, ne lient personne et laissent chacun libre de poursuivre d’autres chemins. Pour comprendre les choix d’un marché commun, avec tous les sacrifices et les décisions qu’ils supposent – elles sont parfois incompréhensibles par la majeure partie des citoyens (par exemple la PAC) –, des motivations plus fortes que celles simplement économiques sont nécessaires. Par la suite, la France et l’Allemagne, en célébrant leur entente depuis de Gaulle, ont renforcé une alliance sans chercher à y impliquer les autres pays. Cela peut être considéré, je le dis avec tout le respect pour ces deux pays, comme une grande erreur. J’ai eu l’occasion de dire que, si le bon sens avait prévalu, nous Italiens aurions dû nous associer à la France et à l’Allemagne, pour l’intérêt de toute l’Europe. Nous nous sommes drapés, au contraire, derrière un discours « d’adolescent » : « S’ils se sont unis contre les États-Unis, nous devons démontrer que nous sommes aux côtés de Bush ». Cette attitude désolante est le fruit d’une erreur de jugement, elle a déterminé la réalisation d’une politique extérieure privée et personnelle. La réprobation, très forte au niveau international, a conduit notre gouvernement au silence. Depuis cela, il n’y a plus guère de direction politique précise, sinon le concept de « non-belligérance » qui est une position équivoque. La position de l’opinion publique a compté, en obtenant, au moins, que le gouvernement ne se compromette plus de la même manière. Le gouvernement italien a continué à soutenir les États-Unis, alors que le premier geste d’amitié et de loyauté à leur égard aurait dû être de souligner l’erreur qu’ils étaient en train de commettre.

J’ai été membre de l’Assemblée constituante [1946-1947]. Or l’article 11 de la Constitution affiche la répudiation de la guerre comme instrument de résolution des controverses internationales. Il affirme expressément que l’Italie est disposée à des limitations de sa propre souveraineté « … en conditions de parité avec les autres États… », des conditions qui sont, avant tout, de dignité. Cet article est prophétique. En tant qu’État, nous avons un lien, face à la guerre, qui va au-delà même du droit international qui prévoit seulement la légitime défense. L’enjeu, aujourd’hui, est une confiance qu’il faut reconquérir, y compris par des sacrifices : il faut avoir le courage de tourner la page et d’affirmer au président Bush que ce qui a été fait a sapé les fondations du droit international. Quand la confiance fait défaut, bien plus quand la défiance est érigée en doctrine, on renonce aux principes sacrés, et on finit par se retrouver avec des problèmes majeurs. Il est indispensable que l’Europe recouse les déchirures produites. Il est impossible, à mes yeux, de ne pas désigner ce qui est arrivé comme illicite et grave, en souhaitant que plus jamais on ne parle de guerre préventive. Plus jamais, une guerre ne doit être décidée et conduite par une seule puissance. Ce serait rompre tout le sens d’une communauté des nations : qui nous garantira que cela n’arrivera plus ? Et, si cela devait arriver, qui aurait la possibilité de décider qui a le droit d’intervenir ou non ? Pour cela, il est absolument nécessaire que le rapport entre États-Unis et Europe reste vivant, mais sur un plan d’égalité, de dignité et dans le respect du droit international. L’Europe a le devoir de faire l’impossible.

Projet – Dans le projet de Constitution européenne, on parle de l’institution d’un ministre européen des Affaires étrangères. Existe-t-il encore l’espoir d’une diplomatie commune ?

Oscar Luigi Scalfaro – De Gasperi, un des pères de l’Europe, avec Monnet, Schuman, Adenauer et d’autres, avait l’habitude de dire que seule une Europe politique est apte à dire un « non » définitif à la guerre. En sommes-nous près ou loin ? Très près, car à mon avis l’épisode du conflit en Irak n’a pas interrompu le processus en cours. Je résumerais le problème en une phrase « Même la politique a besoin d’humilité ! ». L’humilité n’est pas seulement une valeur chrétienne, elle exprime le sens socratique des limites « … je sais ne pas savoir ». Sans lui, le citoyen ne se sentira pas représenté quand le président du Conseil des ministres de ce sommet des États, de cette fédération d’États, sera belge, hollandais, ou portugais… Le citoyen se sentira représenté quand avant tout les politiciens se sentiront représentés. Nous voici aujourd’hui projetés vers une Europe à 25 États, mais le point d’arrivée de l’Union est celui où l’Europe géographique correspondra à l’Europe politique. Même les pays de l’ex-empire soviétique font partie intégrante de cette Europe. Il faudra bien, à un certain moment, sortir de l’impasse actuelle, et que ceux qui ont des responsabilités aient la volonté de s’y affronter. Sinon, l’Europe se condamnera elle-même à ne pas compter. Il s’agit de s’acquitter d’un devoir. Une Europe avec une force politique, et qui aurait dit non à Bush, aurait été certainement une puissance politique. Quand a explosé la guerre dans les Balkans (la Communauté européenne était alors beaucoup plus petite !), les ministres européens des Affaires étrangères se sont rencontrés plusieurs fois et chaque fois ils ont ordonné le cessez le feu sans aucun résultat, un peu comme des parents qui disent à leurs enfants d’arrêter de jouer, car le ballon finit par toucher ceux qui viennent calmer le jeu.

Projet – L’Italie préside, jusqu’à la fin de l’année, l’Union européenne. Pourra-t-elle se montrer allié fidèle des États-Unis et moteur de la construction de l’Europe ?

Oscar Luigi Scalfaro – L’Italie doit continuer à se revendiquer alliée, à condition de le faire avec dignité. Cela est fondamental. Se présenter simplement comme un ami de quelqu’un n’est pas un discours sérieux. L’allié, surtout s’il est ami, est celui qui a le devoir de dire « je ne partage votre avis ». Accepter la guerre préventive comme incontestable est déraisonnable. Défendre la dignité signifie dénoncer une telle situation, non pas s’opposer en permanence. Le besoin de dignité prévoit aussi celui d’unité, de rester ensemble. L’Europe doit restaurer des rapports avec les États-Unis sur un plan de parité, sans accepter ce qui s’est passé comme licite. Si on veut tourner la page, il faut souligner que l’attitude des États-Unis rompt l’unité du monde. Il y a une phrase latine formidable qui dit : « amicus Plato, sed magis amica veritas ».


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