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La responsabilité des générations


Resumé Les générations sont bien plus qu’un fluide passif de l’histoire : elles posent une question de justice. Or les 25 dernières années nous ont confrontés à l’installation d’une fracture silencieuse. Celle-ci représente un appel à s’intéresser au sort de la génération née entre 1955 et 1975 : plus que les autres, elle porte les séquelles de la crise.

Les générations sont un révélateur de nos difficultés sociales, économiques, politiques, de long terme. Des retraites... au reboisement, des politiques scolaires à la modification du climat, de la gestion des ressources humaines à l’équilibre des campagnes, la notion de génération est cruciale pour comprendre la complexité des processus de long terme. Dans chaque cas, la génération y apparaît sous deux facettes : celle d’une force irrésistible, « océanique » en quelque sorte, portée par la dynamique du renouvellement, et celle de la faiblesse et de la dépendance des générations futures qui auront à subir, qu’elles le veuillent ou non, les conséquences de nos décisions et de nos indécisions. Nous sommes confrontés ici à la conscience de notre responsabilité vis-à-vis de ce que nous voulons transmettre, aussi bien individuellement que collectivement, après nous.

La notion invite aux bons sentiments, mais elle n’est pas non plus au-dessus de tout soupçon. Le propre des générations passées comme futures est de ne pouvoir être présentes ici et maintenant, et les manipulateurs en profitent largement ! Ainsi, cette notion, souvent brandie au nom du laisser-faire, sert le plus souvent à refuser la solidarité de long terme. Selon certains, comme l’économiste américain Lester Thurow, la lutte des classes est appelée à être remplacée par le conflit des générations, les puînés étant exploités par les aînés, détenteurs de droits excessifs à la retraite. Cette conception n’est pas neuve : pour les libéraux, l’argument générationnel a servi à renvoyer chaque génération dans un « chacun chez soi ». Déjà, en 1832, dans son Economie politique, Jean-Baptiste Say condamnait la dette publique, au motif que : « Si nous, génération présente, avons, du moins par notre silence, consenti à grever les revenus de nos neveux, nos neveux ne jugeront-ils pas convenable de secouer ce fardeau, s’ils viennent à s’apercevoir qu’il n’a servi en rien à leur bonheur ? » Plus récemment, lorsqu’un auteur américain comme Laurence Kotlikoff propose de tenir une comptabilité par génération, de façon à fixer une égalité actuarielle entre contributions et droits, on sent poindre l’hypothèse qu’aucune génération ne doit compter sur les autres, dans un communautarisme fermé par des frontières étanches à toute solidarité. L’argument générationnel n’est donc pas un monopole des défenseurs de l’idée de solidarité, bien au contraire. Pire encore, la génération est parfois manipulée pour éveiller des conflits gratuits au sein de la famille ou dans la société. Il serait pourtant regrettable de disqualifier une notion parce qu’elle a parfois été usurpée. Il conviendrait avant tout de définir la génération, pour éviter les glissements de sens propices aux égarements.

Les générations comme clefs de lecture de l’histoire sociale

« Génération » est un terme complexe dont la profusion des sens peut faire difficulté. L’acception la plus simple est celle des démographes : pour eux, la génération est le groupe d’individus nés la même année, une « cohorte de naissance », selon le terme le plus technique. C’est un groupe social sans structuration a priori, sinon que ses membres ont le même âge tout au long de leur vie. Les circonstances historiques peuvent néanmoins lui donner des contours marqués. Considérons les hommes nés en 1894 ; ils eurent vingt ans en 1914 ; un quart d’entre eux disparut dans les tranchées et un autre a subi des blessures aux séquelles définitives ; à quarante ans, ils vécurent dans la crise des années 30, et ils ont cinquante ans en 1944 ; la moitié à peine atteint l’âge de 65 ans, sans retraite véritable (en 1959, le minimum vieillesse est créé, qui, malgré son montant dérisoire – de l’ordre du tiers du Smig de l’époque –, concerne alors la moitié des « vieillards »). Ce destin collectif-là est celui de la même génération démographique. C’est une conséquence de la seule équation mathématique s’appliquant à la perfection au monde social, pourtant rebelle à la formulation numérique : « a=p - c », l’âge d’un individu est égal à la différence entre l’année de mesure de cet âge et son année de naissance. La relation est banale, mais permet de comprendre beaucoup à l’impact de l’histoire sur la vie de chacun. Ce sens démographique, neutralisé, s’oppose à celui, fortement construit, de « génération historique », marquée par des intérêts spécifiques, partageant la conscience forte d’une position dans l’histoire, et y émergeant comme acteur collectif. On parle ainsi de la génération de 1914 ou de celle de 1968, pour caractériser ces groupes qui ont eu vingt ans en ces périodes de fracture, dramatique ou plus heureuse. Entre la génération démographique et celle historique, se repère le même écart qu’entre la catégorie et la classe sociales, en soi et pour soi, au sens marxiste du terme. Pour relier ces deux pôles, la « génération sociale » définit une cohorte en partie structurée, dont les membres peuvent partager des caractéristiques données sans en avoir nécessairement la conscience ; plus cette conscience se renforce, plus elle se rapproche d’une génération historique. Il existe un quatrième sens à ce mot de génération : celui de génération familiale, correspondant à un rapport direct de parenté ou de filiation, au sens de la génération des grands-parents et des petits-enfants, objets de recherche des sociologues de la famille, comme Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen 1

Cette richesse de sens pose problème. En parlant de « solidarité entre les générations », certains auront à l’idée les échanges directs au sein de la famille, et d’autres penseront aux systèmes publics de l’Etat-providence, la retraite en particulier. Evidemment, ces sens différents sont subtilement tissés, en raison d’un écart moyen assez stable d’une trentaine d’années entre parents et enfants : ainsi, à toute période de l’histoire coexistent des générations variées, marquées par des écarts d’âge dont les métaphores familiales sont évidentes (« il pourrait être son père »). De même, chaque famille relie des personnes dont les expériences personnelles renvoient à des histoires de cohortes repérables. Aujourd’hui – et de plus en plus à mesure que nous nous rapprocherons de 2005 –, les jeunes parents commencent à être les propres enfants de la génération qui fit 1968, elle-même enfantée par la génération qui avait subi la deuxième guerre mondiale dans sa jeunesse. Le fondement du raisonnement générationnel relève toujours de l’hypothèse suivante : la période qui s’étend de la fin de l’enfance à l’installation dans la vie adulte – la socialisation primaire par différence avec celle, continue, qui se déroule tout au long de la vie –, implique des expériences cruciales et irréversibles, marquant définitivement les individus. En effet, à quelques décennies d’intervalle, parfois quelques années seulement, les conditions culturelles, sanitaires, historiques, économiques et sociales connues par les jeunes changent du tout au tout, avec des conséquences sur la longue durée. Le débat récurrent sur la génération de 1968 et la « révolution morale » qu’elle a instituée guide spontanément la réflexion sur la socialisation par les valeurs et les représentations ; les conditions économiques et sociales pourraient se révéler tout aussi importantes et déterminantes.

L’injustice des générations

Les changements historiques peuvent provoquer des situations d’injustice effarantes, puisque les générations seront traitées de façon différentes au seul motif qu’elles ne sont pas nées la même année. Cette banalité, Emmanuel Kant est peut-être le premier à l’avoir évoquée. Il existe une asymétrie historique qui marque une inégalité radicale, puisque nous, les générations présentes, nous héritons, sans mérite véritable, de tout le savoir, des connaissances, des progrès scientifiques, techniques et médicaux, que des générations passées ont accumulés alors qu’elles eussent pu vivre dans la paresse et l’inaction stériles, ou même piller ces ressources plutôt que de les laisser aux successeurs ; nous ne méritons guère leur bienfait et nous ne pouvons véritablement leur en rendre justice. La loi du progrès continu de long terme se chargerait donc de spolier les aînés vis-à-vis des puînés. Pour réparer en partie cette injustice, nous devons transmettre aux successeurs le legs d’un monde encore meilleur : la dette contractée auprès des anciens se rembourse auprès des générations suivantes.

Pour autant, ce progrès continu connaît des exceptions. On le voit au destin de la génération née en 1894 : le progrès du xixe siècle lui promettait un destin favorable, mais elle en fut privée. Les fluctuations de l’histoire peuvent produire une injustice radicale, lorsque la génération puînée subit un sort pire que celle qui précède, et cela n’a rien de banal.

Sept fractures générationnelles

Les vingt-cinq dernières années, marquées par un ralentissement économique et le chômage de masse, nous confrontent à l’installation d’une fracture générationnelle d’autant plus difficile qu’elle est silencieuse et déniée – cette dénégation me semble assez claire depuis la publication du livre Le destin des générations 2 qui m’a souvent valu de vives discussions, soit que mes propos étaient considérés comme exagérés, soit que, lorsque les démonstrations, souvent neuves, étaient acceptées, les problèmes que je soulevais étaient vus comme évidents, découlant mécaniquement de la conjoncture économique. Sept éléments recueillis depuis et mis bout à bout permettent de comprendre ce en quoi cette fracture résulte de notre inconséquence historique plus que d’un effet mécanique des soubresauts de la croissance. Le premier élément concerne la répartition du pouvoir d’achat, qu’ont particulièrement étudiée Christian Baudelot et Michel Gollac 3. En 1975, les salariés de cinquante ans gagnaient en moyenne 15 % de plus que les salariés de trente ans, laissant ainsi peu de marge à la valorisation de l’expérience et de l’âge, les jeunes d’alors bénéficiant de salaires de départ élevés du fait de vingt années de plein emploi et de contraintes fortes pour les employeurs. Aujourd’hui, l’écart est de 40 % : les fruits de la croissance économique, faible depuis 1975, ont été réservés aux plus de

45 ans. La lecture en termes de générations permet de comprendre que les jeunes valorisés d’hier sont devenus les seniors favorisés d’aujourd’hui, par l’ancienneté. Le deuxième facteur affecte le progrès de la structure socioprofessionnelle. En moyenne, d’années en années, les cadres et les salariés porteurs d’une responsabilité reconnue ou d’une expertise valorisée continuent de croître, même depuis la « crise ». Cette croissance est consubstantielle à notre représentation du progrès social. Pourtant, chez les salariés de trente ans, la proportion d’emplois qualifiés est la même aujourd’hui qu’en 1980, sans progression sensible : pour l’essentiel, l’expansion des cadres est portée par la dynamique des quinquagénaires. Plus finement, les générations nées entre 1945 et 1950 sont situées sur la crête d’une vague montante de cadres qui s’étiole pour les puînés. Les générations en pointe, les premiers nés du baby-boom, ont bénéficié de la forte croissance scolaire du début des années soixante et profité ensuite de la dynamique extraordinaire pour l’emploi des jeunes dans la période 1965-1975 : développement d’EDF, du programme nucléaire et de l’aérospatiale, rattrapage du téléphone, extension de la couverture de santé à l’ensemble de la population, montée en puissance de la communication de la publicité et de la presse, etc. Le troisième enseignement relève d’un effet de rémanence : pour une cohorte donnée, la situation à trente ans conditionne les perspectives à tout âge ultérieur. Pour ceux qui n’ont pas fait leur place à trente ans, il est trop tard et les conditions sociales se figent. Les premières générations qui ont subi à plein le ralentissement économique, les générations nées à partir de 1955 et qui ont eu vingt ans alors que le chômage de masse s’étendait sur ceux qui n’étaient pas à l’abri, conservent encore aujourd’hui les séquelles de leur jeunesse difficile, alors qu’ils ne sont plus en rien des « jeunes » en attente d’une place définitive dans la société. Il est donc préférable, pour toute la vie ultérieure, d’avoir vingt ans en 1968, lorsque le taux de chômage dans les deux ans de la sortie des études est de 4 %, qu’en 1994, où ce taux culmine à 33 % ! La quatrième leçon est que les chances de promotion sociale ont connu un revirement. Les parents des soixante-huitards ont connu un sort difficile : ils sont nés autour de 1910-1915. Un quart d’orphelins précoces, un quart d’enfants d’invalides, une jeunesse dans la crise de l’entre-deux guerres, puis la seconde guerre mondiale. La reprise des Trente glorieuses (1945-1975) les attend, mais ils ont déjà 36 ans lorsque le système de retraite par répartition est créé, exigeant 35 années de cotisations pour une retraite complète, un contrat pour eux impossible. Pour beaucoup, cela a signifié une vieillesse misérable dans une société où les jeunes s’enrichissaient. Par rapport à ses parents, l’ascenseur social a fonctionné à plein régime pour la génération née vers 1945. Pour leurs propres enfants, nés vers 1975, ces conditions d’ascension sociale sont plus souvent compromises, puisque ces jeunes d’aujourd’hui sont les enfants non plus d’une génération sacrifiée mais d’une génération dorée. Pour eux, le risque psychologique est celui de l’intériorisation d’un échec en apparence personnel, qui résulte en réalité d’un mouvement collectif invisible. Le cinquième constat est que, pour la première fois en période de paix, la situation de la génération qui suit est plus difficile que celle de ses parents. Malgré la reprise économique de ces dernières années, le taux de chômage dans les deux ans qui suivent la sortie des études est encore de 20 %, soit quatre ou cinq fois plus élevé que celui de leurs parents au même âge. Trois années de reprise ne peuvent corriger intégralement vingt-cinq années de déstructuration de fond du tissu social. Le sixième point est celui de la transmission de notre modèle social aux générations futures. En apparence, les systèmes complexes de solidarité collective que l’on rassemble sous le nom d’Etat-providence changent avec le temps du calendrier, alors qu’ils sont en fait des phénomènes générationnels. Lorsqu’en 1945, 35 annuités ont été exigées pour une retraite pleine, on a peu ou prou exclu l’essentiel des générations nées avant 1915, qui n’ont en réalité jamais beaucoup bénéficié de la solidarité ; ces générations sont restées marquées par une polarisation interne entre les couches sociales privilégiées et le prolétariat industriel. Celles nées de 1920 à 1950 ont bénéficié du providentialisme, et de droits sociaux protecteurs et redistributifs croissants, propices à une moyennisation des conditions et à l’émergence d’une classe moyenne massive. Aujourd’hui, les jeunes sortent de l’école autour de 21 ans, perdent deux ou trois années au chômage sans indemnité ou dans des activités informelles, et ne commencent à cotiser véritablement qu’autour de 23 ans. Evidemment, les conditions sont plus faciles pour la fraction de la jeunesse qui passe avec succès les épreuves malthusiennes de la sélection de l’excellence scolaire ou économique, mais exiger 40 années de cotisations comme aujourd’hui, 42 ans pour la proposition du rapport Charpin au Plan, voire 45 selon la suggestion du Medef, revient à allumer une bombe à retardement démographique qui pourrait exploser à partir de 2015, où les candidats à la retraite sans cotisations suffisantes se multiplieront. Pour beaucoup, le chômage de longue durée a, d’ores et déjà, retiré toute perspective de remplir le nombre requis d’annuités, et, dans les années prochaines, les cotisants insuffisants seront nombreux qui ne pourront prétendre à ce qui, quelques années plus tôt, semblait si naturel : une retraite décente à la fin de la vie de travail. Ainsi, des pans entiers de l’Etat-providence dépendent des conditions ouvertes aux générations. Pire, pour les nouvelles générations, on distingue clairement que le projet social des Trente glorieuses, l’intégration de tous dans une grande classe moyenne, se délite peu à peu, avec la reconstitution d’une catégorie non qualifiée, soumise à un choix s’apparentant parfois à un chantage : entre le sort du travailleur pauvre et celui du sans-statut ou du sans-domicile, autrement dit, entre l’exploitation et l’exclusion.

L’instruction de ce procès se clôt ici par une septième section, concernant le problème de la transmission, non pas patrimoniale mais d’une autre nature. Le déséquilibre de la représentation politique se mesure à un indice clair : en 1982, l’âge moyen du représentant syndical ou politique était de 45 ans, et il est de 59 ans aujourd’hui (un fait que Maxime Parodi est le premier à avoir décrit). Un vieillissement de 14 ans en 18 années de temps correspond à une situation d’absence presque parfaite de renouvellement : les quadras des années 80 s’apprêtent à être les sexas des années zéro du xxie siècle. Une génération socialisée dans un contexte spécifique, celui de la fin des années 60, hautement favorable à une entrée précoce en politique, s’est installée peu à peu dans les plus hautes fonctions, pour s’y stabiliser. Les députés de moins de 45 ans représentaient 29,5 % de l’assemblée en 1983, et seulement 12 % en 1997. Ce n’est pas une simple question d’âge du capitaine, sinon l’argument tomberait assez vite ; ce vieillissement laisse doublement songeur quant à la représentation de l’ensemble des populations et à la capacité du système à former ses futures élites dirigeantes. Il pourrait s’agir d’une autre forme de parité, en termes de génération, nécessaire à la prise en compte de la diversité des intérêts. Il faut s’interroger sur le legs et la transmission politique : les décisions de long terme sont prises plus souvent par des personnes dont l’horizon temporel limite leur capacité à en assumer les conséquences. Il n’y aurait aucun problème, si la sagesse et l’empathie permettaient à chacun de prendre en compte le sort de l’autre et du « prochain » à tous les sens, mais la génération des enfants favorisés de l’abondance des Trente glorieuses devient progressivement la génération des grands-parents gâtés du début du xxie siècle. Pire, le vieillissement actuel du corps politique, qui a pour parallèle celui de l’encadrement des entreprises, se développe dans des conditions où rien n’est préparé pour assurer une transmission. Il est à craindre que, tôt ou tard, ce moment vienne, avec d’autant plus de violence que rien n’a été fait pour l’anticiper, mais que tout a été mis en œuvre pour retenir le plus longtemps possible le mouvement irrésistible du temps.

La responsabilité des générations

Les générations constituent ainsi un temps social concret, dans la mesure où les cohortes semblent s’écouler ici comme les grains de sable du sablier du temps. Mais elles sont bien plus qu’un fluide passif de l’histoire : ces générations posent aussi une question de justice d’autant plus complexe à résoudre qu’elle n’est pas située dans l’instant, et la justice est une notion obscure qui s’éclaire lorsque se révèle l’injustice. Considérons l’exemple d’une génération qui bénéficie d’un sort des plus favorables, en ignorant ou en déniant contre toutes les preuves que le destin de ses puînés sera pire, en ne mettant rien en œuvre pour y remédier, voire en organisant les conditions de la dépendance, de la domination et du malheur des générations ultérieures, et en profitant de leur mécompte : n’est-ce pas là l’injustice même ? Ainsi ferait celui qui cueillerait les fruits de l’oliveraie héritée de ses ancêtres sans faire l’effort à son tour de planter les arbres que ses descendants cultiveront. Individuellement, son intérêt le porte à faire ainsi, puisqu’il faut des décennies pour que l’olivier donne ses fruits. Historiquement, sa responsabilité consiste à prendre en compte l’intérêt de ses successeurs, puisqu’il n’aurait pas souhaité un autre comportement de ses aïeux.

Hans Jonas 4 rappelait que notre responsabilité est de tout mettre en œuvre pour que les générations futures puissent hériter de conditions environnementales d’existence – mais on peut généraliser le raisonnement à la question sociale – au moins aussi favorables que celles dont nous bénéficions. Il est vrai que les fluctuations de l’histoire peuvent complexifier le souci de justice ; mais constater, comme aujourd’hui, que, au même moment, une génération ancienne prolonge sa trajectoire ascendante alors que les puînés connaissent des difficultés inédites, voilà un exemple manifeste d’injustice générationnelle, aggravée par le fait que, sous divers aspects, on sent bien que les bénéfices des anciennes générations reposent au moins partiellement sur les conditions plus difficiles des nouvelles.

Ainsi, le critère de justice le plus envisageable pour fonder le contrat entre les générations pourrait être celui-là : pour la génération aînée, en cas de crise, s’abstenir de jouir de conditions meilleures que celles des précédentes dès lors que, à l’évidence, les puînés subissent un sort pire que le sien. Respectivement, il s’agit, en cas de reprise économique, de tout mettre en œuvre pour que les fruits de la croissance soient partagés par tous, et ne soient pas l’exclusive des jeunes qui bénéficient de conditions d’emploi sans cesse meilleures. Nous sommes aujourd’hui, en 2001, bien loin du compte. Mais si le retour de la croissance devait se prolonger pendant des années, il faudrait s’intéresser au sort de la génération née entre 1955 et 1975 : elle risque d’être sacrifiée, de porter longtemps, comme par inertie, les séquelles de la crise. Sans cette prise de responsabilité, l’histoire restera une alternance de générations en difficulté et de générations qui leur refuseront toute solidarité au motif que « leur tour viendra », ou que « ils ont fait leur temps ».



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1 / Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen, Grands-parents, la famille à travers les générations, Odile Jacob, 1998. Voir aussi Claudine Attias-Donfut, « Rapports de générations : transferts intrafamiliaux et dynamique macrosociale », Revue française de sociologie, n° 4, 2000.

2 / Louis Chauvel, Le destin des générations, Puf, 1998.

3 / Christian Baudelot et Michel Gollac, « Le salaire du trentenaire : question d’âge ou de génération ? », Economie et Statistique, n° 304-305, 1997 ; ces questions sont complétées dans Christian Baudelot et Roger Establet, Avoir trente ans : en 1968 et en 1998, Le Seuil, 2000.

4 / Hans Jonas, Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Cerf, 1990.


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