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L’avenir de l’écrit et de la lecture dans un monde de communication


Que deviendront les revues, et plus largement la presse écrite, dans une société dominée par la télévision, l’ordinateur et l’internet ? La question dépasse l’enjeu d’une polémique stérile entre l’écrit et l’écran. Ce texte reprend une conférence prononcée par Hervé Bourges en octobre 1999 lors de la journée portes ouvertes d’Assas éditions qui publie les revues « Christus », « Études » et « Projet ».

Pour célébrer les noces du verbe et de l’image, j’emprunte les mots d’un poète contemporain, Daniel Boulanger, qui excelle à reconstruire l’atmosphère d’un moment. Celle, ici d’une télévision, éclairée dans la nuit, dans une maison isolée dans la campagne, qu’il restitue dans Hôtel de l’image :

« Le vol d’images dans la pièce à lampes
se heurte au miroir piqué de la nuit. »

Ce que l’audiovisuel a apporté à notre société ne se mesure pas en chiffres. Dans les communautés humaines les plus réduites, les plus exclues des courants d’idées, soudain une lucarne s’est éclairée, par laquelle le monde tout entier est rentré. Peu à peu, nous prenons la mesure de ce bouleversement. Rien d’humain ne nous est plus totalement étranger, nous pouvons en avoir une connaissance, même partielle, inattentive ou indifférente. Là où bien souvent la nuit régnait, il y eut soudain ce « vol d’images », traversant non seulement, la pièce éclairée, mais aussi les espaces infinis qui l’entourent.

Certains ont fait la fine bouche devant les lueurs bariolées qui coulaient de cette lucarne ouverte. Un peu comme devant les ombres de la caverne de Platon. Ils réclamaient que l’on retournât aux choses mêmes, et aux livres seulement, qui décrivaient de manière exhaustive ce dont le petit écran ne nous offrait que de rapides reflets. Mais les plus sages ont d’emblée mesuré que l’ouverture nouvelle du monde à l’expérience et à la connaissance communes dépassait l’enjeu d’une polémique stérile entre l’écrit et l’écran. Et que les deux allaient s’imposer, dans une complémentarité naturelle, comme un mode unique et dédoublé d’accès au savoir.

Nous vivons aujourd’hui ce rapprochement historique des outils d’expérience et de connaissance de tous les aspects du réel. Quel changement cela entraîne-t-il pour notre pratique culturelle la plus habituelle, et la plus importante, celle de la lecture ? L’évolution technologique, grâce à la numérisation de toutes les données, textes, images, sons, transforme radicalement les médias que nous connaissions jusque-là, et en fait apparaître de nouveaux. Dans ce bouleversement programmé, l’espoir qui accompagne le développement de la société de l’information n’a d’égal que l’angoisse qui saisit tous ceux qui craignent d’y voir à l’œuvre des processus d’exclusion ou de marginalisation. Ces deux réactions sont également justifiées. Une mutation de cette ampleur a toujours des conséquences économiques, culturelles et sociales, positives ou négatives, selon l’orientation politique qui leur est donnée.

Pour décrire le plus clairement possible les transformations du cadre mental, dans lequel nous avions nos habitudes de lecture, j’emprunte à Michel Serres son évocation de la rue de Richelieu, à Paris. Celle-ci part du Louvre, conservateur de toutes les traditions artistiques, elle passe le long de la Bibliothèque nationale, réserve de tous les écrits, pour aboutir non loin de la Bourse, coffre où sont conservées les valeurs... La rue de Richelieu circonscrit un capital symbolique important sur la carte de Paris. Or cette rue est aujourd’hui ouverte à tous les vents : ces lieux sont à la fois des espaces de conservation et de consultation, d’échanges. Ils font circuler les informations qu’ils démultiplient sur les nouveaux réseaux. Les collections du Louvre sont en cours de numérisation, celles de la Bibliothèque nationale sont déjà en partie accessibles sur Internet et les valeurs cotées à la Bourse de Paris sont suivies en temps réel sur tous les ordinateurs du monde : les sociétés de courtage ne sont plus installées place de la Bourse. Comme le dit Michel Serres, dans son Atlas, la rue de Richelieu devient une « cinéthèque », une réserve en mouvement, à la fois concentrée et dispersée à chaque seconde. L’ensemble de ses collections est accessible de n’importe où dans le monde. Mieux : elles seront réparties en plusieurs lieux, tout en composant une même unité. Demain, chaque immeuble, chaque appartement, de chaque pays, pourra contenir toutes ces richesses auxquelles seuls quelques privilégiés accédaient.

Cet exemple frappant permet de prendre conscience de la formidable révolution démocratique que représente la communication numérique, et de ses effets parallèles sur la culture et l’écrit. Trois remarques critiques, cependant, nous invitent à tracer les limites, au moins provisoires, et les dangers, sans doute plus fondamentaux, de cette ouverture.

Une révolution démocratique ne vaut que partagée par tous

Les hommes, les institutions, les sociétés n’ont que deux options : être présents ou absents, connectés, connus et accessibles, ou non connectés, inconnus et inaccessibles. A la fois à l’intérieur des communautés locales, existantes, comme au sein de la communauté des nations, on voit apparaître une fracture plus radicale que toutes les autres, la fracture numérique, structurant de nouvelles inégalités, plus dures et plus durables. Va-t-on séparer les hommes, entre ceux qui seraient en prise sur les réseaux de communications rapides, et ceux qui seraient relégués hors de ces réseaux, à l’écart du développement global ?

Paradoxalement, rien ne peut devenir plus dangereux que l’universel. Au nom de valeurs qui se prétendaient universelles, des continents ont été colonisés, et des peuples opprimés. L’universalité des échanges d’informations peut masquer une marginalisation rapide de tous ceux qui n’en profiteraient pas, pays ou peuples du tiers monde, couches défavorisées de la population des pays développés ! La société de l’information sera-t-elle une société de communication ouverte, non sélective, garantissant à tous les mêmes droits et les mêmes facultés, la même liberté et les mêmes facilités ? A nous de ne pas laisser le processus en cours dériver vers une ségrégation moderne entre ceux qui seraient de plain-pied dans la société de l’information, et ceux qui resteraient à l’extérieur.

Tant que tous n’ont pas le même accès aux nouveaux réseaux, les textes imprimés restent les meilleurs véhicules de la pensée et du savoir. Et le travail à accomplir par les éditeurs et les revues ne peut se reposer sur l’existence de nouveaux moyens de communication, qui ne sauraient se substituer à eux. L’édition classique demeure le refuge de l’expression démocratique et de l’échange d’idées ouvert et pluraliste : elle ne saurait abdiquer cette fonction.

La société de l’information dessine autrement les contours des communautés humaines

De nouvelles logiques communautaires sont à l’œuvre, qui ne recoupent pas forcément des limites géographiques ou physiques. Chacune se constitue une culture de références communes, et des centres nerveux électroniques pour faciliter la communication. Thèmes d’intérêts, corpus culturels partagés, lieux de rencontres virtuels, composent peu à peu des groupes humains dispersés, de moins en moins exclusifs les uns des autres.

Au-delà des identités géographiques et locales, des réseaux religieux ou culturels permettent à des minorités expatriées de conserver vivaces leurs cultures et leur mémoire. Nouveauté essentielle, ces communautés virtuelles n’existent qu’au terme d’un acte d’adhésion volontaire, et toujours révocable, au gré d’un nouvel état d’esprit. Les communautés virtuelles sont fragiles, offrant des définitions instables de soi. L’homme qui choisit d’y participer garde sa liberté. Les nouveaux moyens de communication et d’échanges permettent aussi d’accueillir des visages différents. Le processus de distanciation et de rapprochement lié aux nouveaux médias entraînera une ouverture plus large des identités, une plus grande connaissance d’autrui, une moindre exclusion.

Les communautés virtuelles sont fragiles, offrant des définitions instables de soi.

Dernière dimension de ces nouvelles définitions communautaires qui naissent du développement de médias déliés de limites géographiques précises : elles échappent largement au temporel, au sens classique du terme, elles sont fondamentalement symboliques, et elles ont donc facilement affaire avec le spirituel.

Le danger du repli

Pourtant, un risque existe de voir se développer des réflexes de peur face à l’évolution en cours, et de reflux irrationnel vers les définitions du passé. D’ores et déjà, dans de nombreux pays, on observe une tentation des franges les plus fragiles de l’opinion vers des discours identitaires qui offrent des réponses toutes prêtes à leurs inquiétudes. Alain Touraine l’a suggéré, l’expansion récente de courants racistes et xénophobes en Europe occidentale peut être rapportée à une crise d’identité née de l’impression de voir la collectivité nationale devenir une abstraction. Les accès de violence dans certaines parties du monde appellent à s’interroger sur les conséquences possibles d’un tel trouble. L’universel, dangereux quand il se traduit par la revendication d’une hégémonie culturelle, ou politique, est cependant nécessaire pour préserver les hommes de cette même tentation... Car les valeurs universelles sont celles qui donnent toute sa dignité à la personne humaine, et lui reconnaissent partout et à tout moment les mêmes droits fondamentaux.

Dans la société de l’information, il faut compter au nombre de ces valeurs la liberté de communication, donc l’égalité d’accès aux nouveaux gisements d’informations. La liberté de communication est d’ailleurs défendue de manière instinctive par tous les habitués des nouveaux réseaux, hostiles à toute forme de contrôle. La navigation sur les réseaux ne doit pas être prédéterminée par des intérêts commerciaux. Or les conditions dans lesquelles les services accessibles sont proposés ou filtrés, sont aujourd’hui obscures, et les critères qui déterminent les arborescences et les choix proposés restent pour l’essentiel inconnus de l’utilisateur. Lorsqu’un « moteur de recherche » propose un panel de services, quel est son degré d’objectivité ? La palette ouverte est composée en fonction des intérêts de celui qui la compose, non de ceux de l’utilisateur.

Le défi que nous demande d’affronter la société de l’information est donc double : défi de la fragilisation des identités et des communautés traditionnelles, complété par une multiplication des communautés symboliques ou imaginaires ; défi de la fracture possible, au sein d’une même société, entre ceux qui accéderont et ceux qui n’accéderont pas à l’ensemble des ressources culturelles proposées par les nouveaux réseaux, ni a fortiori à une nouvelle liberté de connaître et communiquer.

Les conséquences audiovisuelles de la multiplication numérique

La numérisation ne se traduit pas par l’extension de la logique des médias de masse au monde entier. Elle a multiplié, en effet, les sources et canaux d’informations. C’est-à-dire précisément le contraire de la simplification de la communication qui caractérisait les mass media décrits par Mac Luhan. L’ère de l’information sera, semble-t-il, celle de la réapparition de la diversité humaine. L’analyse habituelle des médias voyait dans le public une sorte de masse docile, soumise à un bombardement culturel et symbolique qui tendait à coaliser la société autour de messages communs. Une théorie du « lien social » voyait dans la télévision et la radio des lieux de regroupement de la société autour de valeurs partagées. Mais, depuis quinze ans, la radio, puis la télévision, ont explosé en offres diversifiées, adressées chacune à des catégories nettement définies. En France, comme dans de nombreux pays, l’existence même d’un Conseil supérieur de l’audiovisuel en découle, qui est chargé de réguler ce nouvel espace médiatique sans cesse transformé. La liberté de communication est devenue un fait à organiser.

Les nouveaux médias s’adressent à un public segmenté et différencié selon ses centres d’intérêt. Un public parfois très nombreux, mais qui n’est plus un public de masse. Il a appris à panacher les offres, à composer lui-même un programme qui emprunte à toutes les chaînes et à toutes les stations, au gré de ses préférences. La pratique du Conseil supérieur de l’audiovisuel, en matière de radio comme de télévision, vise à renforcer la variété de l’offre, donc la pluralité des opérateurs, en favorisant, chaque fois que possible, les radios associatives, radios commerciales locales et radios généralistes dont le socle est l’information. Toutes sont essentielles, dans leur diversité, à l’expression du pluralisme démocratique. On compte aujourd’hui 1 200 radios en France. Réguler ce marché, c’est favoriser l’expression des identités. Sur le marché de la télévision, au-delà de l’exemple d’Arte ou de La Cinquième, des chaînes thématiques culturelles bourgeonnent sur le câble ou le satellite. Toutes les confessions religieuses auront bientôt leur chaîne de télévision, à côté des chaînes consacrées à la musique ou au cinéma. La globalisation de l’économie de l’audiovisuel ne se traduit pas par une globalisation de l’offre culturelle. A la télévision, l’offre de culture est plus riche aujourd’hui qu’elle ne l’était au moment de la gloire de Dallas, feuilleton américain diffusé par toutes les chaînes du monde. Depuis deux ans, les téléspectateurs français ont regardé plus de fictions françaises qu’américaines...

La pratique des moyens de communication classiques change-t-elle ?

Si les textes sont le lieu par excellence, depuis l’invention de l’écriture, où l’humanité se conçoit et se transforme, les nouveaux modes de communication concernent non seulement l’image, mais des usages inédits (à tous les sens du terme) de l’écrit.

Comment comprendre à la fois les distorsions que subit notre pratique de l’écriture et de la lecture et les continuités qui peuvent la caractériser ? Les distorsions tiennent tout d’abord à des contraintes temporelles dictées par la technique : rapidité, caducité, brièveté. Les médias, même écrits, travaillent pour l’essentiel sur le temps et dans le temps. Leurs contraintes temporelles ne sont pas accessoires, mais fondamentales.

La rapidité dans la constitution de l’information, sa recherche, sa formulation, et sa transmission, est le premier avantage affiché par les nouveaux médias. En 1994, un grand reporter canadien indépendant, Tom Koch, apprend la mort d’un enfant lors d’une opération dentaire sous anesthésie ; il décide de réaliser une enquête sur la fréquence de ce genre d’accident. Interrogeant en ligne les banques de données scientifiques, les archives des quotidiens canadiens, ainsi que des journalistes spécialisés par l’intermédiaire des groupes de discussion (news groups) auxquels il est abonné, il apprend en vingt-quatre heures que le type d’anesthésie utilisé est connu comme dangereux chez les enfants et que de nombreux cas ont été recensés. Et il parvient à composer en un temps minimal une enquête approfondie, précise, qui remporte un franc succès1.

L’utilisation d’Internet comme source d’informations lui a permis de gagner un temps précieux dans la conduite d’une enquête, qui aurait pris plusieurs jours, voire plusieurs semaines avec des méthodes d’investigation traditionnelles. Pourtant, cette rapidité dans le traitement de l’information a reposé sur la confiance accordée à toutes les sources consultées, et recoupées entre elles. Le temps de la conceptualisation n’a à l’évidence pas été aussi long que s’il avait eu plusieurs jours. Or une information figurant sur Internet n’est pas forcément exacte : elle est comme un bruit dans la rue. Pour parler comme Roland Barthes, il y a un « effet de réel ». Dans de nombreux cas, on a vu l’ivresse de la rapidité l’emporter sur les scrupules de la vérification et la recherche du « scoop » sur la réalité des faits. La presse écrite, la radio, la télévision, ont emboîté le pas dans cette course à la recherche de la nouvelle. L’affaire Monica Lewinski a été un effet aberrant de cette émulation déréglée.

L’image numérique multiplie les risques de manipulations, dont l’histoire de l’audiovisuel, du Potemkine d’Eisenstein aux faux charniers bosniaques, a fourni tant d’exemples ! Même sans manipulation de l’image, comment ne pas être étonné de ce que l’on peut faire dire à une scène indéfiniment repassée, où un président des Etats-Unis salue la foule et embrasse sur les deux joues une jeune assistante. Au-delà de la dénonciation de tel ou tel bidonnage, constatons la dérive d’un système d’information qui se nourrit de plus en plus de lui-même et non d’un dialogue avec la réalité.

La multiplication des partenariats croisés entre sites Internet, agences, presse écrite, radios et télévisions ne conduit pas à diversifier l’information offerte. L’Agence France Presse fournit une sélection de ses dépêches, en ligne, sur des centaines de sites Internet, qui intègrent directement ce service à leur propre programmation. Cet éparpillement de l’information par la reprise directe de dépêches ni enrichies, ni remises en perspective, risque de se traduire à la fois par un effet de répétition et une moindre compréhension des événements relatés. La rapidité peut signifier l’effacement de l’esprit critique, des rumeurs propagées, l’information réduite à une redondance simplifiée.

Contre une nouvelle habitude mentale qui conduirait à accélérer et à prendre des raccourcis, nous devons trouver des espaces d’expression et de réflexion ouverts à une pensée en lacets, qui se cherche et explicite ses détours. En ce sens, le travail des revues reste farouchement nécessaire. Il faut faire perdurer une attitude intellectuelle qui repose à la fois sur le recul et le délai, sur l’examen des faits et leur sereine mise en perspective intellectuelle, voire spirituelle.

A la rapidité s’ajoute une contrainte propre aux nouveaux médias : la caducité. Désormais, la valeur d’une information semble ne plus exister qu’en fonction du temps. A l’instant où elle est donnée, on s’arrache sa primauté. Deux heures après, elle devient presque difficile à retrouver, si elle n’a pas été reprise. Lorsque la dépêche tombe, il y est fait écho sur des centaines de sites ; deux heures après, elle est effacée par une autre dépêche. Après l’ivresse de la vitesse, c’est la griserie de la nouveauté.

Or un fait a ou non de l’importance par ses causes et ses conséquences. Le déferlement de l’événement n’enseigne pas sur sa signification, ni sur ses suites. Le travail du journaliste n’est pas de noyer le public dans une pluie de faits, mais de travailler à donner de la cohérence à un monde où les choses apparaissent de manière singulière et séparée, même lorsqu’elles ont les mêmes causes et concourent à produire des conséquences communes. Moins de 10 % des informations diffusées par les agences sont reprises par les journaux, la radio, et moins encore par la télévision. Et seulement 10 % des informations reçues grâce à ces différents médias sont ensuite retenues par le public. Un citoyen moyen, normalement informé, ne retient donc que 1 % de la somme d’informations déversées chaque jour.

La caducité de l’information sur les nouveaux réseaux entraîne finalement dans une sorte de kaléidoscope. Le journaliste devient, à son corps défendant peut-être, l’instrument d’un décervelage généralisé, dans lequel l’incohérence croissante des événements ne trouve plus d’explication. D’où le désintérêt préoccupant du public pour les informations politiques et internationales, qui lui paraissent de moins en moins porteuses de sens, et son besoin de concentrer son attention sur des figures stables (vedettes, sportifs, hommes politiques médiatiques) ou sur des problèmes qui le touchent de près. Les « informations utilitaires » se multiplient : comment rester svelte ou nettoyer les taches de fruits, quels boulangers sont ouverts le dimanche dans le quartier ? La proximité de l’information devient le seul refuge du sens. Pour le reste, il n’y a rien à comprendre, le monde fonctionne comme une fatalité sur laquelle il serait vain de vouloir peser.

Autre fragilité induite par la caducité de l’information nouvelle : l’absence de travail sur l’expression elle-même. Dans les siècles passés, l’expression d’un fait était une dimension essentielle de son archivage collectif : toutes les cours d’Europe possédaient leurs historiographes. La relation des faits passait par une élaboration, stylistique et intellectuelle, qui leur donnait leur direction historique et leur signification dans l’ordonnancement des événements. De même, les Républiques successives que la France a connues se sont écrites à travers une certaine pratique de l’histoire politique et de l’usage de la culture. La vraie restitution d’un passé révolu est dans les textes qu’il produit et la lecture que l’on peut en faire. La fugacité de nos textes numériques ne permettra sans doute pas de restituer demain à nos descendants l’atmosphère de nos cités modernes.

La troisième contrainte qui s’applique aux nouveaux médias numériques, elle aussi temporelle, est celle de la brièveté. Les gens du métier le savent, les articles doivent souvent être rognés, à partir de la fin, pour tenir sur la page des journaux papiers. Mais la présentation des informations sur écran entraîne des principes décuplés de brièveté, que les jeunes rédacteurs de services d’information sur Internet sont appelés à prendre en compte dès la conception de leur article.

Sur le site du Centre de Formation et de Perfectionnement des Journalistes, à Paris, un document (« la lisibilité des textes sur le Web ») le rappelle en quelques lignes : « Le lecteur ne lit que rarement une page Web mot à mot [...] Survoler un document impose l’emploi d’un vocabulaire simple, dénué de tout mot technique ou complexe. Le déchiffrage du texte doit être rapide [...] Il faudra alors réduire les textes papier d’environ 50 % avant de les réécrire en ligne [...] L’écriture s’apparente plus au langage parlé [...] La qualité de l’information est réduite à l’essentiel. » Ces recommandations sonnent comme des condamnations ! S’ajoutant à la rapidité et à la caducité, la brièveté est le dernier terme d’un appauvrissement global de l’information offerte, réduite à un contenu indéterminé, dont la valeur s’effrite dès qu’apparaît un nouveau contenu, sans lien ni cohérence, que la place disponible ne permet pas de développer, et dont l’esquisse fugace sortira encore plus vite de l’esprit.

Les effets de cet usage généralisé de formes brèves ne se limitent malheureusement pas aux seuls médias électroniques. La nouvelle règle qui s’impose aux contenus est celle de leur plasticité. On ne parle plus d’article, ni même d’information, on parle de contenu, et ce mot peut recouvrir des textes, des images ou des sons bien différents : des articles de journalistes, mais aussi des éléments d’archive bruts, des dépêches, des prévisions météorologiques ou astrologiques, des témoignages, des présentations promotionnelles... Tout est contenu.

Et la tendance est de traiter tous ces éléments comme une même matière à communiquer, maniée dans les mêmes mains. Concrètement, un portail Internet donnera accès indifféremment, à propos de la Côte-d’Ivoire, aux sites officiels du ministère du Tourisme, à des informations de type encyclopédique sur le climat ou l’histoire, au site personnel d’un Australien montrant des photos de vacances, à un article de journal brésilien sur les évolutions économiques en Côte-d’Ivoire et au site d’une agence de voyages proposant la vente en ligne de séjours. Dans cette galaxie de contenus, chaque élément n’a pas la même valeur en termes d’information, et ne présente pas les mêmes garanties d’objectivité. Mais leur présentation sur un même plan risque d’entraîner une forme de contagion de crédibilité, faisant paraître ces affirmations aussi solides ou aussi fragiles les unes que les autres. L’utilisateur des nouveaux médias ne doit pas se fier à l’information qui lui est spontanément proposée. Ce n’est bien sûr pas un hasard si le portail choisi l’a entraîné vers l’agence de voyage avec laquelle il a conclu un accord commercial, ni vers le journal brésilien qui lui fournit en échange un lien permanent sur son propre site. Providence ambiguë des moteurs de recherche...

Il faut redouter une forme d’entropie de l’information qui perd toute assurance et n’est plus que marginalement réalisée par des journalistes formés à ce métier : le directeur général adjoint de Wanadoo, principal portail français développé par France Télécom, déclarait : « Nous n’avons pas vocation à développer le contenu nous-mêmes. Toutefois, nous nous occupons de mettre en scène et de réactualiser les dossiers, les sujets d’actualité et les sélections de sites. » La « réactualisation » des informations par des équipes éditoriales ayant une formation commerciale et non littéraire, ou même de journaliste, est la norme sur tous les portails Internet.

Nous voici confrontés à un nouveau défi : la plasticité de contenus interchangeables où le texte perd son statut particulier et n’est plus qu’un élément parmi d’autres du « rédactionnel ». Le responsable d’un grand quotidien américain avouait : « Je ne suis pas le rédacteur en chef d’un journal, je suis le patron d’une entreprise de contenu2 » Les évolutions actuelles de la presse, la radio et la télévision confirment les analyses prédisant cette influence d’une communication de contenus numérisés : le multimédia est une logique de concentration industrielle avant même d’être un support, avec Internet. Au sein du groupe qui publie le Chicago Tribune, l’équipe de journalistes produit à la fois huit versions locales et trois éditions du journal, sept émissions d’information télévisée et plusieurs services sur Internet. Un reporter écrit un article pour l’édition du soir, puis présente à l’antenne la même information de manière plus concise, et enfin étoffe son papier de prolongements ou de liens possibles vers des sources complémentaires pour sa mise en ligne sur Internet3.

A New York, la salle de rédaction du groupe Bloomberg illustre cette dimension pluridisciplinaire du travail des journalistes ; ceux-ci rédigent des dépêches d’agence, développent des analyses plus fournies pour les journaux, enregistrent en numérique leur commentaire radio, et vont s’asseoir un instant devant une caméra installée au centre de la salle pour présenter l’information en direct sur l’une ou l’autre des chaînes du groupe... En un quart d’heure, un même journaliste accomplira quatre fonctions jusque-là bien distinctes. De plus en plus, les articles de presse écrite sont ainsi calibrés en fonction de contraintes d’espace qui ne tiennent plus à la taille de la page, mais au temps de lecture orale nécessaire.

Mais alors, quelle nécessité et quel plaisir à lire, si l’information lue n’est pas plus large ni meilleure que celle qu’il est possible de collecter à la radio ou devant son petit écran ? L’appauvrissement des textes est leur pire ennemi, s’ils n’apportent plus ce supplément de pensée qui était leur apanage. L’enjeu est d’utiliser le multimédia non comme un nouveau modèle d’expression, mais comme un nouveau support, ouvert à des types d’expression très différents, depuis la diffusion des dépêches de l’heure jusqu’à celle des romans russes du xixe siècle, qu’il est possible de télécharger en n’importe quel endroit de la terre et d’imprimer : la dépêche comme Les frères Karamazov.

Il faut se refuser à faire d’Internet le nouvel étalon de l’expression culturelle et intellectuelle. Internet remplacera peut-être en partie, allié à l’imprimante individuelle, l’ancienne presse de Gutenberg. Il ne démode pas les textes, ni la pratique de la lecture, ni la nécessité d’apprendre et de travailler l’écriture. Au contraire, il les justifie d’autant plus que chacun, aujourd’hui, peut émettre et imprimer ses propres écrits. Le vrai défi des années à venir sera celui de l’apprentissage de l’écrit, que l’on ne doit sacrifier à aucun autre. Dans une société où l’information devient la valeur maîtresse, la qualité de l’expression sera le meilleur atout. Le grand chantier de l’instruction et de l’éducation est toujours le même : apprendre à lire et à écrire, à comprendre les textes et à s’exprimer en textes.

Plus les contraintes seront nombreuses, plus les pratiques de lecture et d’écriture exigeront un effort critique. Lecture et critique, c’est le même mot grec : trier, organiser, classer, c’est-à-dire comprendre. Le développement de l’éducation et de la connaissance reste le moyen d’interpréter le monde.



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1 Tom Koch, « The reporter in the Information Age », Cahier Journalistiek en Communicatie, n° 11, Culemborg, Pays-Bas.

2 « I am not the editor of a newspaper, I’m the manager of a content company » (cité par Ken Auletta, « synergy City », in American Journalism review).

3 Eric Klinenberg, « Journalistes à tout faire de la presse américaine », Le Monde diplomatique, « Révolution dans la Communication », juillet-août 1999


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