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Dossier : Risque et précaution

Le principe de précaution


Principe moral et politique, inscrit dans le droit français depuis 1995, le principe de précaution ne se confond pas avec une règle d’abstention qui le rendrait absurde et inopérant. La crise de la vache folle montre la nécessité d’interpréter ce principe et pose la question du rapport entre scientifiques, citoyens et politiques.

Depuis son apparition dans le droit international, communautaire et interne, le débat public impute souvent au principe de précaution une forte charge normative, se réduisant à l’alternative : faut-il ou non l’appliquer ? Pour certains, la réponse est claire : face à tel risque, les autorités doivent appliquer le principe de précaution ! Ils laissent entendre que chacun saurait sans ambiguïté ce que voudrait dire appliquer le principe de précaution : des mesures d’interdiction ou de retrait des marchés. Par exemple, Greenpeace, dans son recours déposé en 1998 devant le Conseil d’État contre le maïs Novartis, soutient que : « L’application de ce principe, en l’espèce, impose qu’aucune décision d’introduction d’OGM dans l’écosystème ne puisse être prise tant qu’il n’est pas démontré “au cas par cas” l’innocuité de l’organisme en question pour l’environnement et la santé publique. » Quelques années auparavant, à propos de la pollution de la mer du Nord, l’association formulait cette exigence : « Aucun rejet ne doit être déversé en mer à moins que son innocuité ne soit prouvée. » La logique de la précaution serait celle du tout ou rien. Cette vision est-elle satisfaisante ? Elle ne correspond pas à l’état du droit positif et n’est guère défendable comme règle générale, même si on peut comprendre que le nombre des options d’action entre lesquelles les autorités ont à choisir puisse être limité lors d’épisodes de crise.

Quelle attitude adopter face à des dangers dont l’existence même n’est pas établie sur le terrain scientifique, mais qui ne peuvent être écartés ? Le principe de précaution fait sauter le verrou qui pouvait bloquer l’engagement précoce d’une action préventive : l’absence de certitudes scientifiques ne doit pas retarder l’adoption de mesures justifiées de prévention. Ce principe n’indique pas pour autant quelles mesures sont à retenir. Ce qui devrait empêcher de lui faire dire qu’il imposerait telle ou telle mesure. Le principe ouvre des possibilités plus qu’il ne définit des obligations précises. Il maintient l’incertitude et le risque comme question vivante dans la société, sans qu’on pense trop vite leur avoir réglé leur compte. Faut-il y voir une source de faiblesse insigne et réclamer des repères précis ? J’y verrais plutôt l’avantage, à ce stade, d’appeler à un débat sans cesse repris sur le contenu de l’action publique face aux risques de la technologie moderne. Non pour s’enfermer dans l’impuissance pratique, mais parce qu’il ne sera pas aisé de trouver la juste mesure dans la prise de risque, et parce qu’il serait aberrant de donner une réponse uniforme à des situations empiriquement si variées.

En dépit des revendications militantes ou des affirmations de plusieurs auteurs, je soutiens que ce serait un contresens sur la nature du principe de précaution que d’en faire un impératif catégorique tuant la possibilité même du débat1, ou une règle sommaire d’abstention face aux risques. Le principe de précaution est un appel à une réflexion large sur les conditions de l’agir technologique dans les sociétés modernes.

Quel statut juridique ?

En l’état actuel, la précaution est d’abord un principe moral et politique inscrit dans des textes juridiques de droit international et interne : déclarations ministérielles sur la protection de la mer du Nord depuis 1987, Convention-cadre sur le climat en 1992, traité de Maastricht instituant l’Union européenne en 1992 et, dans le cas français, loi Barnier de renforcement de la protection de l’environnement (loi 95-101). Selon ce dernier texte, il s’agit du principe « selon lequel l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économique acceptable ». Le texte ajoute que la protection, la mise en valeur, la restauration, la remise en état et la gestion des espaces, ressources et milieux naturels s’inspirent de ce principe, dans le cadre des lois qui en définissent la portée. Le contenu juridique du principe dépend donc des textes des lois et règlements qui organiseront sa mise en œuvre et lui donneront une traduction précise dans différents domaines.

Pourtant, sans attendre cette mise en forme, le principe de précaution est en passe de devenir un principe général du droit. Son extension au domaine de la santé publique est la plus évidente en droit communautaire, notamment depuis un arrêt de la Cour de justice européenne dans l’affaire de la vache folle. Le gouvernement britannique avait attaqué les mesures d’interdiction d’exportation du bœuf anglais contraires au principe de libre circulation des marchandises à l’intérieur de l’Union. La Cour a considéré que : « Lorsque des incertitudes subsistent quant à l’existence ou à la portée des risques pour la santé des personnes, les institutions peuvent prendre des mesures sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées. » Depuis, la Commission et le Conseil des ministres européens ont proclamé leur attachement au principe de précaution comme principe directeur au-delà des seuls enjeux environnementaux.

En France, le débat sur son application dans le domaine de la santé avait été lancé par la mise en cause de la responsabilité des centres de transfusion sanguine dans la diffusion du virus du sida. Le Commissaire du gouvernement devant le Conseil d’Etat estimait en avril 1993 « qu’en situation de risque, une hypothèse non infirmée devait être tenue provisoirement pour valide, même si elle n’est pas formellement démontrée », pour conclure cependant en 1995 à la responsabilité « pour risque », c’est-à-dire sans faute, des centres de transfusion. Le Conseil ne s’était pas alors prononcé de façon explicite sur le principe de précaution. Quelques années plus tard, à l’occasion d’un recours, en février 1999, mettant en cause, dans l’affaire de l’ESB, les mesures prises par le gouvernement français pour étendre des interdictions d’usage aux ovins et caprins, le Conseil d’État validait la référence du gouvernement « aux mesures de précaution qui s’imposent en matière de santé publique », pour conclure que les mesures attaquées ne relevaient pas d’une erreur manifeste d’appréciation. Néanmoins, dans ses réflexions sur le droit de la santé proposées en 1998, le Conseil d’Etat ne jugeait pas qu’il y ait lieu de faire de la précaution un nouveau fondement de la responsabilité dans ce domaine. Principe inspirant légitimement l’action publique dans les domaines de l’environnement et de la santé publique, il n’avait pas vocation à interférer avec les régimes de responsabilité.

Plusieurs juristes estiment, en revanche, que le principe a d’ores et déjà un statut juridique plus avancé et que rien ne fait obstacle à ce que le juge judiciaire s’en inspire pour apprécier fautes et responsabilités dans les litiges qui lui sont soumis. En tout état de cause, cette porte ouverte ne pourrait concerner que les cas qui ne relèvent pas déjà d’une responsabilité objective pour risques, sans faute, notamment applicable aux produits défectueux. Des auteurs comme Pierre Lascoumes et Laurence Boy considèrent que le principe de précaution est déjà devenu une véritable norme juridique, qui a certes besoin d’être complétée par des informations extérieures au droit pour pouvoir produire des effets juridiques. Seul le développement de la jurisprudence permettra de mieux appréhender ce statut qui suscite aujourd’hui des commentaires divergents et dont certains spécialistes des politiques de santé publique contestent avec force le bien-fondé.

Ne pas confondre le principe de précaution avec une règle d’abstention

Notre réflexion partira de la formulation proposée par une journaliste2, à l’occasion de l’arrêt suspensif du Conseil d’Etat visant l’autorisation du maïs génétiquement modifié de la société Novartis. La traduction donnée aux lecteurs du principe de précaution était la suivante : « Principe qui veut qu’un décideur ne se lance dans une politique que s’il est certain qu’elle ne comporte absolument aucun risque environnemental ou sanitaire. »

Une telle traduction est courante sous la plume des commentateurs. Elle correspond aux vues des militants les plus radicaux dans la dénonciation de la technologie moderne et la défense de l’intégrité des milieux naturels et rencontre un large écho au sein de la population lors des crises. C’est elle qui sous-tend, implicitement, l’avis négatif rendu le 30 septembre 1999 par l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) à la suite de la décision de la Commission européenne d’autoriser la reprise des exportations de bœuf anglais et de ses produits dérivés. Peut-être était-ce, en l’espèce, une bonne décision, en dépit de la tension politique qui allait s’ensuivre entre la France, le Royaume-Uni et la Commission.

Mais le fondement invoqué poserait problème s’il devait être généralisé. En effet, la conception qu’elle exprime s’oppose tout à fait à celle qui inspire les principaux textes juridiques (pour la France, la loi Barnier). La précaution n’est pas défendable si elle devait se confondre avec cette « règle d’abstention », à laquelle il apparaît si difficile de résister lorsque les conséquences éventuelles de son application sont ignorées. Comme règle générale, elle déboucherait dans la plupart des cas sur une forme dévoyée et arbitraire de rhétorique à l’encontre des objectifs visés : établir une gestion raisonnable des risques et restaurer la confiance perdue dans la décision publique et l’expertise scientifique.

Ce que j’appelle la règle d’abstention rassemble trois idées principales : le thème de l’innocuité renvoie à celui du dommage zéro et focalise la décision sur le seul scénario du pire à éviter, tandis que la notion de preuve de l’innocuité implique l’idée d’inversion de la charge de la preuve. Reprenons ces trois points.

Le dommage zéro

En demandant l’innocuité et sa preuve, la règle de l’abstention fait du dommage zéro une norme sociale. Or c’est une norme irrationnelle, impossible à appliquer. Elle supposerait une abondance de moyens, en particulier publics, à consacrer à la prévention des atteintes à l’environnement et à celle des risques de toutes sortes, qui n’est pas de ce monde. Elle supposerait aussi qu’il n’y ait pas de bénéfices à mettre sur l’autre plateau de la balance, car renoncer aux risques implique de renoncer aux avantages attendus des actions risquées, sur le plan de la santé publique ou plus simplement sur le terrain économique et social. Dans de nombreux cas, par ailleurs, les décideurs ont à affronter des situations où il s’agit d’arbitrer entre différents types de risques, risque contre risque. Si le principe de précaution devait s’identifier avec le risque zéro, il serait alors frappé d’impuissance.

On peut envisager que l’objectif du dommage zéro soit recherché dans tel ou tel cas précis au vu de l’ampleur des risques encourus. Une telle application particulière aurait pour contrepartie le renoncement à des avantages parfois importants et la captation de ressources qui ne seraient plus affectées à la prévention d’autres risques. Cette exception peut être légitime, mais doit être débattue et justifiée au cas par cas. Il ne serait pas suffisant, dans chacun de ces cas, d’invoquer le principe en général. Dans le cas général, la référence à établir porte sur le niveau de risque acceptable et accepté, et non le dommage zéro.

Focalisation sur le scénario du pire

Dans un univers scientifiquement incertain et controversé, la focalisation sur la prévention du scénario du pire découle logiquement de l’exigence d’innocuité. Mais lorsque s’affrontent plusieurs théories, non encore validées, et que des surprises ne sont pas exclues, la définition du scénario du pire dépend en fait de l’imagination de ses rédacteurs et ne saurait prétendre au statut de représentation objective de la réalité du risque. On peut aussi augurer d’un phénomène de « nivellement par le pire » : la logique de surenchère propre au mouvement de controverses scientifiques et sociales tend à déboucher sur des scénarios aussi catastrophiques les uns que les autres. Le critère perd alors toute valeur discriminatoire et ne permet pas de choisir.

Il n’est pas d’autre solution que de considérer un ensemble de scénarios jugés représentatifs, en évitant de donner trop d’importance à celui du pire, trop empreint de conventions pour porter à lui seul la charge de la décision.

L’inversion de la charge de la preuve

Pour beaucoup, l’une des principales implications pratiques de la précaution serait d’inverser la charge de la preuve : aux promoteurs de projets ou aux responsables d’une activité de prouver l’absence de dommage avant que leurs entreprises ne soient autorisées.

Mais quelle preuve sont-ils tenus d’apporter ? Celle qu’ils ont passé un certain nombre de tests avec succès ? Il s’agit d’une pratique standard dans un domaine comme celui des médicaments. Or dans les circonstances où l’on veut appliquer le principe de précaution, il ne s’agit pas de cela, mais d’une exigence plus large : la preuve de l’innocuité. Cette exigence bute sur une difficulté majeure, symétrique de celle qui s’oppose à ce qu’on attende la preuve certaine de l’existence d’un danger pour prendre des mesures de prévention : l’incapacité de la science d’apporter la preuve demandée en temps utile. Evidemment, si l’on imagine que la science est en mesure de venir à bout de toutes les incertitudes, la précaution se réduit à deux actions principales : l’adoption d’un moratoire sur des produits ou techniques en cause ; la mise sur pied ou le renforcement des programmes de recherche scientifique destinés à lever les incertitudes. Du point de vue des activités économiques, il y aurait là une source de délais supplémentaires plus ou moins dommageables selon les domaines. Mais qu’en serait-il si, en dépit du progrès des connaissances, des incertitudes essentielles n’étaient pas réduites ? Le moratoire deviendrait blocage définitif. Une telle exigence ne saurait représenter le modèle général pour traiter des risques potentiellement graves et irréversibles.

La signification de la précaution s’éclaire. Pour une épistémologie non positiviste, elle consiste à prendre distance vis-à-vis du concept de preuve scientifique, que celle-ci intervienne à charge ou à décharge. Dans un contexte incertain, la science n’est pas plus capable, de façon durable, de prouver définitivement l’absence de dangers que leur existence. Aussi, il ne serait pas plus raisonnable d’exiger des certitudes sur l’absence de tout danger avant de délivrer une autorisation qu’il ne l’est d’exiger des certitudes sur l’existence du danger pour commencer à s’en préoccuper. La précaution est un principe de l’entre-deux, qui module l’engagement dans l’action risquée, mais n’est pas abstention.

La précaution au concret : retour sur le cas de la vache folle

Sans revenir sur tous les détails, il est éclairant de se pencher sur la crise qui a vu le jour à l’automne 1999 à propos de l’autorisation de reprise des exportations du bœuf anglais. Les experts français de l’Afssa ont rendu un avis opposé à celui des experts du Comité scientifique directeur européen, provoquant un conflit entre les autorités politiques respectives. L’épisode a été assez mal perçu et réduit à une incompréhensible controverse d’experts : des experts français auraient été désavoués par un comité d’experts européens peu compétent, présidé, c’est un comble, par un Français !

La formulation adoptée par le Comité d’experts de l’agence française est la suivante : « Dans l’état actuel des connaissances et des données épidémiologiques dont il dispose, le groupe d’experts émet donc l’avis que le risque que la Grande-Bretagne exporte des viandes de bovins contaminés ne peut pas être considéré comme totalement maîtrisé. » Sur cette base « d’un risque non totalement maîtrisé », le directeur général de l’Agence a émis un avis défavorable à la reprise des importations, avis suivi par le gouvernement.

Les experts français présentent leur avis sous la forme d’un ensemble d’arguments relatifs à des hypothèses qui ne peuvent être écartées car elles n’ont pas été invalidées. Ces hypothèses concernent l’épidémiologie de la maladie.

– Il n’est pas exclu que les prions puissent se diffuser dans d’autres tissus que les nerfs et les ganglions lymphatiques des animaux.

– La transmission de l’infectiosité pourrait prendre une autre voie que celles jusqu’ici identifiées : les farines contaminées d’origine animale et la transmission de la vache au veau ; une décroissance moins rapide de l’épidémie ces dernières années pourrait indiquer la présence d’une troisième voie.

– L’absence de cas chez les veaux nés après décembre 1995 ne signifie pas que certains ne puissent pas être infectés, car le délai d’incubation est de 54 à 60 mois. Si le plan de contrôle britannique négocié avec la Commission n’autorise l’exportation que pour des animaux ayant au plus 30 mois, le fait que ces derniers ne soient pas malades peut s’expliquer par deux raisons : ils sont sains ; leur infectiosité latente ne s’est pas encore déclarée.

– La fiabilité du système d’identification et de traçage au Royaume-Uni n’a pas été démontrée ; en particulier, cette traçabilité serait impraticable pour les produits dérivés à base de viande bovine, ce qui devrait impliquer l’exclusion de ces produits du régime d’exportation.

Le Comité scientifique directeur européen adopte une posture inverse dans la manière d’argumenter sur les risques :

– La présence de prions en faible proportion dans certains tissus ne suffirait pas pour conclure à leur infectiosité ; il n’a jamais été prouvé que des tissus musculaires pouvaient être infectieux.

– Certes, la troisième voie de contamination ne saurait être écartée

a priori, mais elle n’a pas été prouvée et ne pourrait avoir une incidence autre que mineure, compte tenu de la bonne estimation de la décroissance de l’épidémie obtenue par un modèle prédictif fondé sur les deux explications classiques (farines et transmission maternelle).

– La décroissance de l’épidémie se fait certes selon la valeur haute du modèle prédictif utilisé, mais ne sort pas de la fourchette donnée ; il n’est pas justifié de remettre en cause ce modèle prédictif.

– L’étude épidémiologique du risque maximal par transmission de

la vache au veau fait apparaître, pour un volume annuel envisagé de

75 000 unités exportées, un risque maximal de 1,3 animal infecté présenté à l’exportation ; s’agissant de la contamination par les farines, la situation est réputée contrôlée de façon certaine par leur interdiction.

– L’utilité des tests au stade pré-clinique n’est pas encore prouvée, en raison notamment du nombre de tests qu’il faudrait réaliser pour une prévalence de la maladie a priori quasi nulle.

– L’organisation des contrôles et de la traçabilité n’est pas une question scientifique, mais relève de la gestion des risques ; à ce titre, elle n’est pas de la compétence du Comité scientifique directeur.

Les deux comités se prononcent sur la base d’informations transmises par le gouvernement britannique et non d’informations recueillies de façon indépendante et pluraliste. Surtout, les experts européens indiquent clairement que leurs analyses dépendent de l’hypothèse selon laquelle le plan défini par le gouvernement britannique et accepté par la Commission est appliqué de façon méticuleuse. C’est en fonction de cette hypothèse que ce Comité conclut que le risque sanitaire lié aux exportations de bœuf britannique est comparable à celui d’autres pays européens, là où le Comité français a considéré que le risque n’était pas totalement maîtrisé.

De la comparaison de ces deux avis, nous tirons plusieurs observations. Tout d’abord, il n’y a pas de divergences scientifiques significatives quant aux faits épidémiologiques eux-mêmes. Ce sont les points de vue qui ne sont pas les mêmes. Là où le comité français insiste sur les incertitudes résiduelles et les hypothèses non encore écartées, le comité européen fait valoir l’absence de preuve empirique à l’appui des hypothèses dissidentes par rapport au modèle principal retenu (transmission par deux voies seulement ; infectiosité limitée à certains tissus non musculaires) jugé suffisamment prédictif pour ne pas être remis en cause. Le premier est attentif aux surprises et à la possibilité d’un tableau étiologique plus complexe, tandis que le second adopte une attitude conservatrice confirmant ses conclusions antérieures, qu’il ne serait prêt à modifier qu’au vu d’éléments réellement probants et non de seules hypothèses. Il y a là un écho manifeste du débat sur la charge de la preuve, qui ne peut évidemment pas être tranché sur le plan scientifique. Là où le comité français s’intéresse au tableau des risques réels, dont l’absence de garanties suffisantes sur la mise en œuvre du plan gouvernemental anglais (problème de la traçabilité), le comité européen évalue le plan d’action présenté en postulant une application sans défaut.

Ensuite, l’avis défavorable émis par l’Afssa peut à bon droit se recommander du principe de précaution puisque le risque résiduel n’est pas nul. Le comité européen, quant à lui, peut estimer suffisantes les mesures de précaution prises car le risque résiduel (1,3 cas par an) lui apparaît si faible qu’il pourrait être négligé. Le principe de précaution ne saurait les départager, alors que les préconisations qui en ont été tirées s’opposent frontalement.

Troisième point, on peut douter qu’il soit bien de la compétence de ces comités d’experts de juger indirectement du niveau de risque à prendre. Si aucune divergence scientifique notable n’est décelable entre les deux comités, l’écart de conclusions relève de différences de points de vue dont la nature est proprement politique. N’était-ce pas la responsabilité des instances de décision (gouvernements, Commission) que d’assumer ces choix ? Comment ne pas s’étonner des déclarations du ministre français de l’Agriculture en novembre dernier, pour qui la question de la levée de l’embargo appartiendrait en dernier ressort à l’Afssa et non au gouvernement. Mais si les experts européens ont conclu qu’il n’était pas prouvé que le bœuf anglais éligible à l’exportation n’était pas aussi sain qu’un autre, à condition que le plan anglais soit appliqué méticuleusement, il ne s’ensuivait pas que la Commission européenne dût automatiquement imposer à tous les Etats de l’Union de lever les interdictions aux exportations anglaises. Disposait-elle des garanties suffisantes sur les conditions concrètes de mise en œuvre de ce plan ? Les experts européens ne se sont pas prononcés sur ce point et personne n’est autorisé à se prévaloir d’un jugement de leur part à cet égard.

Enfin, la traduction couramment donnée de l’avis du Comité européen par le gouvernement britannique et le Commissaire européen responsable de la défense des consommateurs : « Le bœuf anglais présenté à l’exportation est aussi sain que celui de n’importe quel autre pays », présenté comme un jugement de fait validé par les experts, contrevient à la position adoptée par le Comité scientifique directeur, qui avait la forme d’un énoncé conditionnel. En d’autres termes, les avis des experts ont été publiquement déformés par les décideurs dans la gestion politique de leur communication avec l’opinion publique.

Cet épisode montre bien que le principe de précaution est un critère partiel qui ouvre la possibilité de prendre des mesures de prévention sans dicter une conduite. Il n’évite pas le besoin d’engager une discussion, à mener au cas par cas, sur les mesures à prendre. Si l’expertise scientifique joue un rôle essentiel pour établir les faits et leur environnement d’hypothèses non invalidées, la discussion la plus importante n’est pas de nature scientifique mais politique, et il appartient aux responsables politiques de la trancher. La norme du risque zéro paraît difficile à tenir en pratique car elle pose d’emblée le problème de la cohérence avec les exigences formulées pour d’autres risques similaires : si le risque d’importer un bœuf anglais infecté n’est pas nul, il ne l’est pas non plus pour le bœuf allemand ou suisse, de même qu’il n’est pas nul pour la consommation de bœuf français.

La juste précaution est difficile à identifier, précisément parce que la précaution prend le risque de ne pas attendre sa justification des seuls savoirs scientifiques validés. Mais l’anti-précaution se laisse deviner sans trop d’efforts : dénégation systématique du risque, refus d’entendre les paroles venant de l’extérieur, surdité aux indices précurseurs, monopolisation de l’expertise, instrumentalisation des incertitudes et controverses scientifiques à des fins de paralysie de l’initiative publique, transformation d’hypothèses arbitraires ou en partie étayées en dogmes dépositaires de l’honneur d’une corporation sont parmi les figures classiques qui jalonnent le parcours de ceux qui veulent modifier la manière dont la société se trouve engagée nolens volens par ses responsables.

Face à une défiance qu’on est en droit de juger profonde, les responsables publics et privés doivent se pénétrer de deux idées simples : définir ce qu’est le risque acceptable est in fine l’affaire des citoyens et des responsables politiques, et non celle des experts ; les citoyens attendent des responsables qu’ils assument leurs responsabilités de prévention des risques sans se défausser et sans manipuler la parole des experts. Alors pourra-t-on, peut-être, observer un glissement du refus protestataire du risque subi vers un risque accepté, car choisi, qui tournerait le dos aussi bien au fantasme de la sécurité absolue et du danger zéro qu’à celui d’une science et d’une technique toujours positives au service du progrès humain et du progrès social.




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1 Olivier Godard, « Le principe de précaution », in Gérard Hottois et Jean-N. Missa, Encyclopédie de bioéthique, Bruxelles, De Boeck Université, à paraître en 2000.

2 Rafaële Rivais, « Le commerce de maïs transgénique suspendu au nom du principe de précaution », Le Monde, 27-28 septembre 1998.


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