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Le corps, carrefour de la culture


Le terme « corps » est à l’intersection de multiples interrogations de l’individu sur lui-même, sur sa place dans la société et ses relations avec les autres. Il porte d’innombrables questions que notre culture se pose à elle-même. Comme à bien d’autres époques, les corps sont comme le « miroir » d’une société, en ses contradictions, en ses aspirations, en ses dysfonctionnements. Les corps individuels, le corps social, reflètent les craintes et les désirs de la culture, les errances et les espérances des individus.

Ce qui nous embarrasse et nous fascine à l’égard du corps, c’est que nous ne pouvons finalement pas en donner une définition précise. Faut-il le mépriser ou le glorifier ? Selon la définition, nous en tirons un usage, une éthique, des pratiques, y compris des pratiques politiques, et nous entretenons avec le corps un rapport différent selon que nous lui assignons telle ou telle place.

On disait la question résolue : le corps n’était plus un problème sous prétexte qu’il aurait été désacralisé, « détabouisé ». Nous n’en avons pas fini pourtant avec le débat anthropologique : le « procès » pourrait même se compliquer à l’époque de la démultiplication des images qui nous renvoient à tout instant la question vive d’un corps qui s’expose et s’impose selon des critères de plus en plus abstraits.

Un corps dévoilé et déroutant

En l’espace de quelques années, notre société a vécu un événement de grande portée concernant le corps. Nous sommes passés d’un corps occulté et soupçonné à un corps dévoilé et glorifié. Cette évolution, très rapide, a-t-elle eu lieu en profondeur ? Rien n’est moins sûr. Et tout se passe comme si nous étions en porte-à-faux : le changement de relation à l’égard du corps ne s’est pas encore accompagné d’un changement des représentations qui doivent en porter la responsabilité. D’où les débats difficiles sur les questions éthiques qui s’attachent à l’usage, à la disponibilité, du corps en bien des domaines : bioéthique, manipulations génétiques, sexualité, filiation, euthanasie... Peut-être n’avons-nous pas encore la grammaire de ce nouveau régime du corps dans la culture. Il faudra du temps pour élaborer une anthropologie, une éthique, une spiritualité, qui rendent compte à la fois de cette transformation et des responsabilités qui en sont la conséquence.

Dévoilement, en tradition philosophique, cela signifie vérité. La vérité ne se révèle pas, elle se dévoile, avec brutalité souvent, nous obligeant à renégocier nos postures et nos décisions. Notre manière de considérer le corps aujourd’hui et demain va devoir se confronter à la question de la vérité, après des temps d’illusion et face à d’autres mirages aujourd’hui.

Car ce n’est pas parce qu’on a dévoilé le corps que l’on a résolu tous les problèmes qu’il suscite depuis longtemps. Ce corps que l’on expose est aussi une métaphore : dans l’usage que nous faisons de nos questions et, parfois, de nos détresses. De nos désirs aussi. Surexposé, il atteste peut-être que son dévoilement ne s’est pas tant opéré que nous voudrions le penser.

Il suffit d’ailleurs de regarder comment nous le traitons pour qu’il soit consensuel : sans rides, sans aspérités, sans caractère autre que de surtout ne pas se faire remarquer « à la marge ». Comme si nous avions peur qu’il parle trop haut et trop fort. On pourrait d’ailleurs opérer un parallèle significatif entre le corps physique et le corps social : la fascination actuelle du politiquement, de l’éthiquement et du relationnellement correct en dit long sur les questions refoulées d’une société.

Cette exposition du corps est donc violente. Ne voyons dans cette expression aucune intention moralisante, mais plutôt l’intuition qu’à refouler les questions que le dévoilement des corps impose, on produit de la violence latente. Violence de ceux qui se sentent exclus, par la maladie, par la différence ; violence des psychologies dont les symptômes dépressifs et les innombrables dérives (anorexie, boulimie...) traduisent actuellement la réalité, surtout chez les jeunes. Et encore violence exercée à l’égard d’un réel qui, même déguisé, impose sa nécessité et ses contraintes : ce n’est pas parce qu’il est interdit de vieillir que l’on évitera l’usure et la mort. D’une manière ou d’une autre, le réel offusqué reprend ses droits à un moment ou à un autre, et il les revendique d’autant plus vigoureusement qu’on les a déniés.

La tâche de penser l’identité du corps dans la culture est plus que jamais urgente. On voit les conséquences en tous domaines, et pas seulement celui de la santé, qu’il y aurait à liquider le dossier du corps sous prétexte que l’on aurait désormais levé tous les tabous. Le rapport de notre Occident au corps est complexe et compliqué. Relation de haine et de désir. Confrontation entre l’imaginaire et le réel, l’illusion et la vérité, entre le corps que je voudrais avoir et celui que je n’ai pas. Nos images sociales, à toutes les époques, ne cessent de tourner autour de cette rythmique parfois un peu folle.

Pour « ordonner » cette angoisse, l’ordre symbolique nous sera utile. Penser la symbolique des corps, c’est se situer avec courage devant cet écart en souffrance entre l’image dont je rêve et la réalité que je suis. C’est apprivoiser cette tension et enfin inventer sa propre mélodie, sa propre négociation pour apparaître soi parmi et avec les autres. Ainsi acquiert-on un corps, une « chair », un style, une esthétique. Ainsi devient-on capable d’une saine séduction. Le symbolique est tentative d’articulation du manque et du désir : manque à être éternel, désir d’être soi, possibilité libre de devenir capable de socialisation, d’édification du corps social.

Un triple héritage

Le corps est embarrassant. Il parle sans que nous voulions toujours, et il exprime plus ou moins confusément ce que nous voulons retenir, cacher, déguiser ; ce que nous ne voulons pas entendre de nous-même, par peur, justifiée ou non, que notre image chute sous le regard des autres, ce regard qui nous renvoie toujours, peu ou prou, à la considération de nous-même. Le corps excède nos prudences, il déroute nos stratégies relationnelles et emporte d’un lapsus, d’une douleur, d’un rictus, d’un spasme, d’un fou rire ou d’une crispation nos mises en scène interpersonnelles et sociales. Il laisse échapper ce que nous ne voulions pas dire. Il est un défi à la volonté et à la réserve que notre culture a fixées comme les vertus de l’être humain adulte et raisonnable.

Pour lutter contre ce « piège » que le corps semble entretenir, la culture occidentale a inventé des stratégies, empilées les unes sur les autres. C’est cette compilation dont nous sommes aujourd’hui les héritiers malhabiles, négociant avec elle pour inventer une nouvelle relation individuelle et collective avec le corps.

Le mépris du corps

La première composante de l’héritage, la plus ancienne, est dualiste. Son fondement correspond à une intrigue nouée peu à peu entre la lignée de certaines philosophies grecques et l’invention de la théologie chrétienne dans les premiers siècles de notre ère. Il y a deux constituants majeurs, mais antithétiques, de l’être humain : le corps et l’âme (et ses corollaires : l’esprit et la raison). Ces deux continents sont en conflit l’un avec l’autre, le second devant l’emporter sur le premier. Tel est l’enjeu de l’existence du « sage », de la morale. Il doit montrer par sa vie, et de proche en proche la cité toute entière doit le manifester, que l’identité de l’homme, sa qualification « bonne », sa liberté souveraine, résident en cette raison capable de domestiquer les passions du corps, ses instincts, ses affections et ses besoins jamais inassouvis.

Ainsi Platon, par exemple (Le corps est le geôlier de l’âme), fonde-

t-il le modèle de la cité grecque sur cette anthropologie, caractérisant les classes sociales et leur pouvoir réciproque en fonction de leur capacité vertueuse, d’une maîtrise des passions, notamment des affections sexuelles qui sont en quelque sorte le « paradigme » d’un corps qui n’aurait de cesse de déjouer les prétentions légitimes de la raison.

Dans une telle perspective, on le sait – et notre tradition chrétienne n’est pas exempte de responsabilité –, la dérive a vite surgi qui du soupçon est allée jusqu’au mépris pour désigner l’attitude à entretenir à l’égard du corps. Loin d’avoir « liquidé » ce fantasme, notre temps se débat toujours avec lui. Ce refoulement n’appartient pas d’ailleurs uniquement au christianisme et envahit nos représentations culturelles multiples, plus ou moins conscientes. Nous rencontrons chaque jour des hérauts de la libération des corps qui se débattent en fait – l’excès de leur référence au corps l’attestant – avec ce vieux démon du corps qu’il faudrait oublier. Paradoxe qui explique sans doute les comportements parfois délirants que beaucoup de nos contemporains entretiennent avec leur image corporelle. On peut en effet « forcer » le corps, le « gonfler », le « normer », le « sexualiser » au maximum de la volonté pour qu’il se taise et obéisse parfaitement, y compris aux pulsions les plus secrètes et les plus violentes qui apparaissent souvent comme le cri du refoulement.

Un corps qui doit parler

La seconde figure de l’héritage est issue des sciences humaines et spécifiquement de la psychanalyse. Sans que nous puissions revenir sur les épisodes divers de l’histoire culturelle où le corps a été représenté selon des modes parfois subtils, ce second modèle nous arrête parce qu’il se situe en rupture radicale de l’anthropologie dualiste tout en se posant en conflit avec elle (signe d’une impuissance à s’en débarrasser...). Là où le dualiste veut faire taire la parole insue du corps, « l’humaniste » veut recueillir sa parole la plus vive, secret de notre identité. Le corps est « parlant », « signifiant » d’un « signifié » qui réclame bruyamment en coulisse son droit à excéder la censure, l’éducation, les terreurs d’une socialisation normative. Le corps désire exprimer ce qui ne va pas, ce qui a été piégé et s’est cimenté dans les traumatismes et les perversions de l’enfance, empêchant de vivre en liberté une relation à soi-même et aux autres. Il veut aussi déclarer ce qui va bien et s’est vu réprimer sous les contraintes des barricades éducatives, religieuses ou morales.

Le corps parle. L’instrument de la parole n’est-il pas la bouche, l’organe de la causerie et de la sensualité, de la gourmandise et de la haine, de la jalousie et de la contrebande... Mais, au-delà ou en-deçà de la bouche, c’est tout le corps qui parle, qui rature le verbe en disant parfois le contraire de nos discours. Le verbe est chair... La chair transmet et trahit, elle aime et elle déteste. Elle s’aime et se déteste. Un vertige...

Cet héritage est séduisant. Mais il y aurait un danger à aller vers une vulgate de la parole corporelle où le corps parlerait tellement qu’on le forcerait à en dire davantage encore. Il dit tout, mais que dit-il exactement ? Manque souvent l’interprétation... Et, dans ce manque à interpréter, toutes les « recettes » d’un pseudo-sens peuvent surgir. Ce terrorisme n’est pas plus enviable que la volonté de mutisme. On connaît bien cette terreur relationnelle qui se conjugue plus ou moins subtilement avec le pouvoir : « Tu me dis ceci, mais tu ne vois pas que ton corps dit l’inverse. Tu es dans l’illusion : confie-toi à moi pour devenir libre... » Ces attitudes guettent le psychanalyste, le sociologue ou les institutions qui les emploient pour justifier des pratiques idéologiques.

Le corps « fonctionne »

Mais il y a un troisième ingrédient de l’héritage. Traversant les deux précédents, il en est cependant relativement indépendant, dans le déploiement de l’autonomie des sciences, à partir de la Renaissance, et des sciences biologiques, à partir du xixe siècle. Le corps « fonctionne » et l’on explique ses réactions, ses adaptations ou ses échecs à partir de la connaissance de ses mécanismes. La raison s’en trouve donc servie pour manier ce corps afin qu’il serve au mieux les intérêts de la vie. René Leriche, spécialiste de la douleur au début du xxe siècle, était explicite : « La santé, c’est la vie silencieuse des organes... » Cette conception inaugure la médecine que nous connaissons aujourd’hui. Tout doit être mis en œuvre, de la manière la plus sophistiquée, pour que le corps se taise. La norme est la santé, le silence, le corps qui se fait oublier. La perspective n’est ni morale ni « désirante », elle est fonctionnelle. Elle va parfaitement s’adapter aux progrès de la technique et aux fonctionnements procéduraux de notre époque. Les sciences humaines elles-mêmes emprunteront à la biologie leur modèle de décryptage du corps social.

La dérive qui s’attache subrepticement à cette conception emmène vers l’hygiénisme. Certes, une meilleure connaissance des logiques de l’organisme permet d’être en intelligence avec le corps ; et on ne niera pas ici les progrès permis par le perfectionnement de la médecine, progrès aux conséquences sociales indéniables (à condition que tous puissent avoir accès à ce savoir et à ces pratiques), mais on peut finir par croire que tous nos maux seront résolus par le médecin, y compris notre finitude, notre mortalité ! Comme le soulignait Nietzsche : « On peut mourir de se croire immortel... » Nos limites, leur acceptation, déterminent aussi notre identité et nos capacités à entrer en relation avec les autres. Sur ce point, les sciences humaines ont opéré une avancée décisive que nous sommes en train d’oublier alors qu’il s’agit de penser éthiquement les questions liées à la bioéthique. A vouloir un être parfait, exempté des aléas de l’existence, on prend le risque, ni plus ni moins, de « liquider » l’humain.

Ces trois figures qui trament notre héritage ont en commun l’obsession de vouloir oublier le corps, de l’encadrer par les pouvoirs de la raison, déterminant une silhouette culturelle où le corps social lui-même perd son identité. Comment maîtriser le corps, les corps ? Bonne et mauvaise question qui reste entière après des siècles de débats.

Le corps « métaphore »

Affrontés aux nouvelles responsabilités morales, économiques et sociales qui caractérisent notre temps, de quels outils de pensée et d’action disposons-nous ? Qu’allons-nous devoir inventer ? Considérons d’abord que la complexité du problème se manifeste par des souffrances individuelles et collectives. Le corps et les corps souffrent aujourd’hui. De multiples symptômes en témoignent. Le corps est le miroir des ambiguïtés de la société et il invente des expressions de la crise qui affecte notre culture. On demande à la métaphore de dire ce que nous n’arrivons pas à dire de nos difficultés et de désigner la voie de la vérité que nous voulons atteindre. Le corps est un « bon objet » pour cela. Mais, ne se laissant pas si aisément faire, il nous renvoie à notre responsabilité en protestant du rôle que l’on veut lui faire jouer. En le chargeant ainsi, nous lui faisons endosser un poids qu’il ne peut porter seul. Le corps est une très bonne métaphore pour temps de crise symbolique.

L’effet de miroir joue d’autant plus que les images se sont démultipliées, constituant un véhicule majeur des représentations de nous-même, de la société et des relations qui l’habitent. Jeu narcissique. Nous rencontrons tous de plus en plus de jeunes et de moins jeunes fascinés par leur corps dans les miroirs multiples des images sociales. Images auxquelles il faut correspondre, dans lesquelles il faut se fondre comme si elles pouvaient assumer à notre place les possibilités et les limites de notre identité corporelle, sexuelle, affective et sociale. Et l’on se réveille à un moment ou à un autre très angoissé lorsqu’il s’agit d’endosser sa propre réalité et de sortir de l’illusion de croire que l’on peut vivre par procuration. Ainsi la confrontation au corps peut-elle être terrorisante quand, paradoxalement, les discours dominants se fondent sur une thématique de la sérénité, de l’harmonie, de la séduction. En son mauvais sens, séducteur, la séduction nous impose ce que nous devons être, elle nous « chosifie » en nous sommant de nous ingérer dans une norme : ce que « doit » être un comportement vestimentaire, sexuel, langagier, relationnel, médical... Si nous n’y arrivons pas, et l’on n’y parvient jamais puisque l’image est aussi manipulée pour être inaccessible afin d’être vraiment fascinante, nous n’avons plus qu’à disparaître, nous sommes « nuls » ainsi que le dit le vocabulaire couramment et tragiquement employé aujourd’hui.

Les sciences humaines le rappellent : le « stade du miroir » nous renvoie à notre propre question : qui vais-je être ? Que vais-je faire, moi ? Je ne peux pas vivre confondu avec l’image de l’autre, il me faut avancer avec moi et avec l’autre. Le miroir me renvoie la figure de moi-même avec laquelle je dois un jour ou l’autre m’expliquer, débattre, pour accéder à ma parole propre, à mon verbe, à ma chair.

Le corps « sain »

Que le corps se taise en ses imperfections prétendues afin qu’on puisse l’utiliser docilement aux fins de séduction requises par les représentations sociales. C’est bien ce que l’on demande à la médecine aujourd’hui. La demande de santé est tout autant une revendication de perfection qu’une requête de soins, légitime. Cette instrumentalisation du médecin pose de grandes difficultés à l’institution de la santé dans notre société : garanties, procès, exigence de résultats... Nous ne supportons pas les limites, la loi du réel, du vieillissement, de la maladie, aussi scandaleuse soit-elle. La médecine redevient magique, après des décennies où elle a tenté de s’extraire de ce statut qui l’a caractérisée pendant des siècles.

Des muscles, pas de rides..., et tout va bien ! Que ce corps se taise et qu’il dise tout, mais de manière lisse et conforme. Ce n’est pas tant l’esthétique qui domine que l’esthétisation, c’est-à-dire le gommage des  aspérités qui qualifient la silhouette propre d’un être. L’esthétique est souci de soi, nécessaire. L’esthétisation est angoisse de la normalisation, prison de la répétition. Pourquoi avons-nous besoin d’en rajouter pour dire que tout va bien ! Ainsi se coupe la relation avec les autres : on indique clairement à l’autre qu’il doit admirer et surtout se taire, et en faire autant, mais un cran en-dessous... Violence terrible, ritualisée dans les formes du relationnellement correct : pas de conflits, pas de débats.

Il y a aussi les conduites à risque du corps sans entraves : du saut à l’élastique aux comportements suicidaires et suicidants, en passant par toutes les roulettes russes... Il est curieux de constater que ce corps que l’on souhaite parfaitement silencieux doit aussi nous permettre de dépasser toutes les limites. Il doit parler haut et fort, mais à volonté. On le confronte à la mort, mais selon notre bon vouloir, sans imaginer un seul instant qu’à travers cela, nous protestons de l’avoir enchaîné.

Ce dossier est insuffisamment ouvert dans la réflexion sur les pratiques éducatives, à l’école, en famille, en politique. La responsabilité de la société est engagée dans cette affaire où la génération des plus jeunes exprime son mal-être et le signifie par des symptômes corporels, des conduites charnelles et des attitudes psychologiques dans lesquelles il serait naïf de ne voir qu’une culture fun libérée des tabous qui ont entravé les générations précédentes. Le corps n’a plus de limites, on « explose » et l’on « s’éclate » de tous côtés. La démultiplication des symptômes de morcellement (schizophrénie, dépersonnalisation...) chez nombre de jeunes en est un indice. On pourrait aussi évoquer les conduites sexuelles qui, au temps du sida, des « bisexualités », manifestent un jeu avec la mort.

Il est interdit de vieillir ! C’est l’une des injonctions les plus violentes de notre culture. En effet, elle touche au caractère le plus scandaleux de notre humanité : la nécessité de la mort. Nous sommes destinés à mourir. Tous les progrès de la médecine et de la génétique tournent autour du fantasme de l’immortalité, de l’éternelle jeunesse. Il suffit de considérer comment la mort, en particulier les « corps morts », sont aujourd’hui évacués des pratiques sociales. La comparaison des cultures nous fournirait bien des éléments de compréhension des dangers que nous courons à vouloir nous débarrasser de la mort comme on traite ses déchets domestiques... Un cadavre est un scandale. Un vieillard est un défi insupportable à notre volonté de puissance. Un malade est obscène...

Le vieillissement est devenu insupportable. On doit rester jeune, et cela commence tôt puisque la « vieillesse » débute aujourd’hui à 25 ans ! La jeunesse est ainsi le module central de l’intégration sociale (paradoxalement, l’offre d’intégration proposée aux plus jeunes est pour le moins limitée). On fait alors peser sur ces jeunes une responsabilité immense : ils doivent être la figure emblématique d’un corps social qui se regarde en miroir dans leur santé physique, leur sérénité sexuelle ou leurs codes relationnels. En oubliant de comprendre que ces codes sont aussi pour eux une manière de se défendre contre la pression exercée sur eux.

Quel est le prix du combat pour rester jeune : chirurgie esthétique, remodelage multiples et divers, voyages incessants... ? Regardons les codes publicitaires à destination des plus âgés. Même la publicité pour les pompes funèbres travaille sur ce registre : il faut mourir jeune et en bonne santé ! On s’épuise, y compris physiquement et financièrement, à combattre la loi inéluctable de l’usure...

Corps « pulsion », corps fantasme

Un corps entier est un corps tramé de contradictions : la tête peut bien fonctionner alors que le physique connaît des difficultés, les jambes peuvent être lourdes alors que la peau reste souple, le cœur peut s’épuiser alors que la sexualité connaît encore des appétits... Morcellement. Chaque morceau sera choisi en fonction des pulsions à assouvir. Le besoin sexuel requiert une génitalité qui « fonctionne », indépendamment des émotions et des affects qui, comme on le sait, assurent à l’acte sexuel sa plénitude de sens et d’implication relationnelle. La grammaire complète, humaine, de la relation est compliquée. A commencer par la conjugaison physique du dire de l’amour : notre visage est sexué, notre parole est sexuée, nos gestes sont sexués... Comment relier tous ces éléments qui parlent des langues différentes ? Il nous manque de l’espace et des ressources symboliques pour envisager tout cela.

On demande enfin au corps de « s’abstraire », en se montrant pourtant excessivement. On lui fait jouer un rôle dans une mise en scène imaginaire en évitant autant que faire se puisse le contact avec le réel. Le corps est alors fantasmé. Toutes les questions de la réalité qui nous angoissent sont intégrées à un scénario (imaginaire individuel ou social) où le corps tient un rôle central. On le prend à témoin, on le charge de toutes les violences avec lesquelles on n’arrive pas à se débrouiller. Il n’est pas étonnant alors que l’on se prenne à le maltraiter comme on va se prendre à franchir les limites du corps de l’autre, à braver les interdits, à toucher inconsidérément (pédophilie, bizutage...) cette peau de l’autre qui est le territoire à la surface duquel se dit avec pudeur tout l’intime de l’être, ce qu’il sait et ce qu’il ignore ou ce qu’il ne veut pas savoir, cet insu lui appartenant en propre. La morale et les interdits fondamentaux sont ici interrogés. De la même manière que l’on demande à son propre corps de se taire et d’éructer tout ce qui nous empoisonne, on requiert de l’autre qu’il se taise mais on va chercher chez lui des « réponses » à ce que nous ne pouvons résoudre par nous-même. On ne joue pas davantage avec son corps qu’on ne joue avec le corps de l’autre. Pas plus dans le toucher terroriste que dans le regard indécent qui cherche à percer le secret de l’autre.

Oui, il est urgent de penser, de repenser, le corps dans notre moment culturel. Pour cela, les ressources symboliques nous seront utiles.

Nous avons besoin d’abord de nous réapproprier notre relation au temps. Le corps a toujours eu besoin de temps. Mais, au siècle de la vitesse, les enfants doivent naître adultes ! Prendre du temps pour se construire, c’est courir le risque de perdre du temps dans une logique globale de la concurrence et de la compétition en tous domaines.

Nous devrons pouvoir nous appuyer sur des témoins. On peut transmettre beaucoup de choses par les savoirs, mais il est essentiel de rencontrer des acteurs de chair et de sang. Non pas des hommes et des femmes parfaits – rien n’est plus étouffant –, mais des hommes et des femmes qui manifestent que pour eux-mêmes et pour les autres, le corps est une énigme et que cette énigme est bonne.

Nous aurons besoin de convoquer des traditions spirituelles. Au temps où la question est de trouver des références symboliques pour éviter les deux pièges du refus ou de la glorification des corps, les références spirituelles nous apprennent à nouveau, en tirant le meilleur d’elles-mêmes, que le corps est un « temple » qui abrite bien plus de choses que le seul physique : il convient de s’en approcher en écoutant plus qu’en lui demandant de correspondre à un projet plus ou moins imaginaire. Le corps n’est pas la prison de l’âme, il est l’âme elle-même. La peau n’est pas la seule enveloppe, elle est la cartographie sensible de l’identité.


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