Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Initiateur de la Fondation Schneider Electric et ancien président des Scouts et Guides de France, Gilles Vermot Desroches n’a jamais cessé de vouer son engagement à la jeunesse.
Vous arrivez en 1998 chez Schneider Electric1 après un long passage par le scoutisme. Est-ce une rupture ou une continuité ?
Mon expérience chez les Scouts et Guides de France m’a permis de comprendre que si, dans sa mission, on ne porte pas une attention particulière aux plus démunis ou aux plus éloignés, alors la valeur de ce qu’on fait est réduite. Le bien commun le plus essentiel, c’est l’humain, et le bien commun le plus précieux qui doit attirer notre attention, c’est notre jeunesse. Aujourd’hui, au-delà du développement durable, je suis à la tête de la direction « Citoyenneté » de Schneider Electric. Quand nous trouvons des solutions pour apporter l’énergie aux deux milliards d’habitants de la planète qui n’ont pas accès à l’électricité ou aux soixante millions d’Européens qui vivent dans la précarité énergétique, il y a cette double dimension : les solutions, les innovations les plus respectueuses de l’environnement ne seront pas à la hauteur si elles laissent sur le bord du chemin les plus fragiles. Personne n’imagine la maison du futur, connectée et efficiente, avec en son sein des jeunes au chômage ou à son seuil des gens dormant dans un carton.
Dans une entreprise globale leader sur son marché comme la vôtre, comment s’assurer qu’on ne se contente pas d’un « vernis vert ou sociétal » ?
Les projets de responsabilité sociale et environnementale sont utiles et transformatifs s’ils sont ambitieux. Le reste, c’est du vernis. La question est : l’entreprise agit-elle à la hauteur de ses moyens ? Chez Schneider, nous avons toujours considéré que notre mission n’aurait pas de sens sans prendre part à l’insertion des jeunes. Depuis plus de quatre-vingts ans, nous dirigeons une école à Grenoble pour former des jeunes aux métiers de l’électricité, alors même qu’ils ont souvent connu un parcours scolaire chaotique. En Inde, 300 écoles accueillant des jeunes issus des milieux les plus démunis ont été créées. Suite à une formation de trois mois, ils obtiennent un emploi qu’ils n’auraient sans doute pas eu sans cela ou ils créent eux-mêmes leur petite entreprise. Nos solutions ont permis d’apporter l’électricité à 10 millions de personnes dans des camps de réfugiés ces deux dernières années, grâce à des financements croisés avec des ONG et des partenaires publics. Est-ce suffisant ? Non, bien sûr, mais cela ouvre un chemin qui engage.
J’ai toujours eu le sentiment qu’il vaut mieux allumer une lanterne que maudire les ténèbres.
J’ai toujours eu le sentiment qu’il vaut mieux allumer une lanterne que maudire les ténèbres. L’idée me vient du scoutisme. Nos manières d’être concourent à ce que Saint Augustin invitait à féconder : « Avance sur ta route, car elle n’existerait pas sans tes pas ». La goutte d’eau du colibri n’est jamais suffisante, mais elle est essentielle. Quand « 100 Chances 100 Emplois », association que j’ai créée il y a plus de dix ans, devient un réseau de 2 000 jeunes par an, discriminés à cause par exemple de la relégation de leurs quartiers, et qu’ils trouvent un emploi ou une formation, cela invite à en faire encore plus ! Nous ne sommes jamais au bout du chemin.
Choisir d’agir depuis le monde de l’entreprise, est-ce disposer de leviers que vous ne trouveriez pas ailleurs ?
En France, nous héritons d’une vision où les rôles de l’État, du tissu associatif et des entreprises sont bien distincts. Dans le monde anglo-saxon, l’État est moins monolithique, les ONG plus engagées dans le champ économique avec un fonctionnement plus proche de celui des entreprises, et les entreprises peut-être moins loin des affaires publiques et de la mobilisation. J’ai la chance d’avoir travaillé dans ces trois cadres. Chacun est un levier de progrès. Les choses bougent, notamment avec les enjeux écologiques qui poussent les entreprises à réfléchir à leur raison d’être et interrogent leurs contributions au bien commun. En inventant des relations hybrides, on arrive, sans être trop naïfs, à des fertilisations croisées qui apportent de nouvelles solutions. Chez Schneider Electric, il y a des hommes et des femmes qui viennent donner de leur temps et de leurs compétences, et aussi de leur épargne, pour faire pivoter l’entreprise. La création de notre ONG « VolunteerIn » leur permet de participer à la formation de jeunes en difficulté. Sur ces trois dernières années, au niveau mondial, ils ont donné plus de 18 000 jours pour contribuer à la formation. Pour peu qu’on crée les opportunités et les conditions, les gens se mobilisent.
Si la jeunesse est le fil rouge de votre engagement, quel regard portez-vous sur celle d’aujourd’hui ?
Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui cherchent une cohérence entre la mise en œuvre de leurs compétences, leur volonté d’une planète vivable pour tous et leur construction personnelle. Dans le passé, on avait tendance à séparer travail et idéaux. Cette génération nous est indispensable pour apprendre à vivre autrement. Avec l’évolution du travail et les conséquences de la crise, leur insertion devient notre première responsabilité. Sauver le climat et les laisser sur le bas du chemin serait une erreur stratégique notoire. « Ce que tu fais pour moi sans moi, tu le fais contre moi.3 » Les jeunes ne doivent jamais être fondés à croire cela. L’amertume est mauvaise conseillère.
Il n’est pas possible dans une société que les vieux s’enrichissent et que les jeunes s’appauvrissent.
La crise de la Covid-19 accentue les inégalités entre générations. Il n’est pas possible dans une société que les vieux s’enrichissent et que les jeunes s’appauvrissent. En 2020, le nombre de jeunes de moins de 30 ans passés sous le seuil de pauvreté a doublé. Dans le monde et en France, le visage du pauvre est un jeune ! C’est aberrant. Tout le temps passé à gérer leur précarité les fragilise. Il est toujours plus difficile d’avoir un logement ou d’obtenir un contrat stable. Cette génération est souvent empêchée d’apporter sa contribution dont le monde a besoin. Si ce n’est pas Mozart ou Marie Curie qu’on assassine, c’est un sérieux coup porté à toutes les innovations qui nous permettraient de vivre ce siècle autrement.
Comment œuvrez-vous pour que votre entreprise accepte de se laisser bousculer par cette jeunesse sensible aux enjeux écologiques et porteuse d’une conception exigeante de la quête de sens ?
Les présidents de Schneider Electric ont toujours partagé la conviction que l’entreprise a un rôle social fort et singulier pour répondre aux ambitions des jeunes. Ce sont eux qui pensent les innovations qui transforment le monde. La jeunesse du XXIe siècle est animée par la conscience écologique. Elle doit être stimulée pour mieux saisir que, sans la diffusion des droits de l’Homme et l’ascension sociale des plus faibles, on ne fera pas face aux défis du siècle, y compris technologiques. Les transitions ne se feront ni pour ni sans la jeunesse, mais avec elle. J’essaie d’être l’éclaireur de cette idée et de la transformer en actes. C’est pourquoi nous avons créé la direction « Citoyenneté » de Schneider Electric, afin de recruter et d’accompagner par des stages deux fois plus de jeunes d’ici à 2025. Nous souhaitons former un million de jeunes de la base de la pyramide, pour qu’ils construisent leur avenir.
Propos recueillis par Martin Monti-Lalaubie
1965 – Naissance à Besançon.
1991 – Après deux ans de coopération à l’École biblique de Jérusalem, devient commissaire national « Plein Vent ».
1995 – Conseiller technique au ministère de l’Aménagement du territoire et de la Ville.
1998 – Entre à Schneider Electric pour créer une fondation en faveur de l’insertion des jeunes.
2000 – Directeur du développement durable chez Schneider.
2019 – Président de l’association Anaé, qui propose des vacances aux enfants en situation de handicap.