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Dossier : Comment mesurer le bien vivre ?

Grenoble : faire du bien-être soutenable une boussole

Parc Mistral, Grenoble © Vinicius Pinheiro/licence sous CC 4.0
Parc Mistral, Grenoble © Vinicius Pinheiro/licence sous CC 4.0
Construire un indice de bien-être soutenable et territorialisé qui oriente les politiques publiques. Tel est le pari d’Ibest, indice bâti de manière collaborative sur le territoire grenoblois. Récit d’une aventure au pays des indicateurs alternatifs.

Les indicateurs sociaux ne rendent-ils compte que de dysfonctionnements ? C’est à cette question qu’un petit groupe d’élus et de professionnels grenoblois s’affronte au début des années 2000. Taux de précarité, de chômage, de délinquance… Indicateurs « à charge », ils servent à alerter, en particulier pour identifier des territoires qui ont besoin d’une intervention publique renforcée (les quartiers prioritaires de la politique de la ville). Mais cette focalisation a son revers : elle stigmatise. Or, dans ces quartiers comme ailleurs, il existe des richesses, peut-être moins monétaires qu’ailleurs : engagement, solidarité, entraide… Un tableau de bord qui passe sous silence cette réalité est certainement faussé et risque de mal orienter les décisions : pour mieux construire l’action publique et l’ajuster aux besoins, les « capabilités » doivent être comprises.

Une construction patiente et pragmatique

Cette prise de conscience ouvre un chemin semé d’ornières méthodologiques. Car qui dit nouveaux indicateurs dit naturellement données pour les construire. Suffit-il de partir de données existantes et de les organiser différemment ? Cette option a le mérite du moindre coût. Quelques essais intéressants (comme une carte du temps disponible, regroupant les personnes en recherche d’emploi, les parents au foyer, les jeunes retraités…) se heurtent rapidement à des questions de forme (données incomplètes ou inexistantes) et d’interprétation (temps libre subi ou choisi ?). S’agit-il des mêmes personnes identifiées par plusieurs associations ou de personnes différentes ? Comment prendre en compte la solidarité informelle ?

Ces tentatives révèlent, en creux, la nécessité de se doter de nouvelles données. Le partenariat noué avec l’université de Grenoble-Alpes, notamment le Centre de recherche en économie de Grenoble, va apporter un niveau d’analyse supplémentaire. L’équipe pluridisciplinaire de chercheurs, dirigée par Claudine Offredi1, définit le bien-être comme la tension entre des aspirations personnelles et la capacité à les réaliser (cf. schéma ci-dessous ; le niveau horizontal représente ce qui dépend de l’individu). Ce niveau individuel est lui-même conditionné par une tension sociale : les contraintes et les opportunités offertes à chacun selon le lieu où il réside et sa place dans la société (le niveau vertical est celui sur lequel les acteurs publics ont davantage capacité à agir).

Première brique du projet : la construction de données originales. En 2012, grâce au soutien exceptionnel de la Région Rhône-Alpes, une enquête auprès de 1000 habitants de l’agglomération grenobloise permet d’éclairer des zones d’ombre de la statistique existante. Les répondants sont interrogés à la fois sur leur satisfaction à l’égard de certains points (sociabilité, cadre de vie, emploi…), leurs pratiques (nombre de contacts par semaine, type d’aide apportée et reçue, modes de vie…) et leurs aspirations. Mais l’intérêt de la démarche réside dans les deux briques suivantes : l’analyse co-construite et la création des indicateurs. L’équipe de chercheurs se prête au jeu du croisement des savoirs : une analyse « experte » fait ressortir une typologie de personnes en fonction de leur rapport au bien-être. À partir de ces profils (le « cadre stressé », le « jeune retraité disposant de son temps »…), complétés par des voix minoritaires (un sans-papiers, deux lycéennes…), un panel citoyen est constitué. C’est le travail de ce panel, bousculant le savoir expert, qui est ensuite mis en discussion dans un forum hybride rassemblant élus, techniciens, chercheurs et citoyens. Celui-ci fait alors émerger les grandes dimensions du futur Indicateur de bien-être soutenable et territorialisé (« Ibest »). La sélection finale des indicateurs les plus pertinents, la construction théorique et méthodologique de la démarche sont le fruit d’un travail de thèse réalisé par Fiona Ottaviani2.

Les huit dimensions du bien-être

Ibest se décline en huit dimensions : biens de subsistance, travail et emploi, affirmation de soi et engagement, démocratie et vivre ensemble, environnement naturel, santé, accès et recours aux services publics, temps et rythme de vie. Si certaines de ces dimensions peuvent sembler classiques, les indicateurs qui les sous-tendent, sélectionnés en raison de leur pertinence pour éclairer la question du bien-être, sont originaux.

L’accès aux biens fondamentaux rappelle que, même dans une société de l’abondance, avoir un toit ou de quoi se nourrir est un impératif social. Cette dimension met l’accent sur l’enjeu sociétal des inégalités. L’emploi est l’un des points les plus clivants du rapport au bien-être : en avoir ou pas, être obligé d’en chercher ou pas… L’indicateur s’intéresse aux inégalités salariales et au sentiment de justice salariale, qui est apparu comme très discriminant. On aborde ici la reconnaissance sociale. La santé est, « en creux », l’indicateur du bien-être. Tant qu’il n’y pas de pathologie, la question n’existe pas. Mais quand la santé devient défaillante, elle devient le premier critère. L’indicateur se concentre sur deux dimensions : le fait d’être suivi médicalement lorsqu’on a des soucis de santé et le stress.

L’emploi est l’un des points les plus clivants du rapport au bien-être : en avoir ou pas, être obligé d’en chercher ou pas…

D’autres dimensions font écho à des préoccupations montantes de la société, peu outillées jusque-là par des indicateurs : la possibilité de recours aux services, le pendant de l’indicateur sur l’accès aux biens. Si « je n’ai pas » mais que « j’ai la possibilité d’avoir », mon horizon reste ouvert. L’indicateur s’intéresse aux aides et services publics et privés. Il explore la question du « non recours », ses freins géographiques, culturels, financiers, informationnels. Ibest interroge notre rapport au temps : dans une société où l’espace est fini, le temps semble la nouvelle frontière infinie3. Optimisé jusqu’à la saturation ou perdu et vide, le temps est l’élément clé de la soutenabilité. L’indicateur essaie d’approcher cette dimension à partir de la question très concrète du temps passé dans les déplacements et celle, plus subjective, du choix du temps libre. Concernant le contact avec la nature, la plupart des « nouveaux indicateurs de richesse » distinguent le social et l’environnemental. Ibest pointe l’importance d’une connexion : le bien-être des individus passe par des expériences liées à une nature préservée, à la biodiversité, soit par des temps dans la nature, soit par des gestes respectueux de l’environnement.

Les deux dernières dimensions reflètent la préoccupation centrale d’Ibest : révéler l’importance des sociabilités dans le bien-être. Derrière le terme un peu galvaudé de « vivre ensemble » se cachent tous les enjeux de la coexistence pacifique dans une société ouverte. Il est mesuré via des données sur l’entraide ou la confiance dans les instituions. Enfin, la dimension de l’affirmation de soi n’existait pas dans l’enquête. C’est l’atelier citoyen qui l’a fait émerger. Elle a suscité des résistances chez les élus et techniciens, car elle renvoyait à la sphère psychologique, traditionnellement peu investie par les pouvoirs publics. Il s’agit ici de décrire la manière dont un individu prend sa place dans la société (engagements formels et informels) et la manière dont on la lui donne (confiance en autrui et dans le système éducatif).

La préoccupation centrale d’Ibest : révéler l’importance des sociabilités dans le bien-être.

Dernier défi méthodologique : le type d’indice. Les résultats ont été proposés sous trois formes, chacune ouvrant sur des usages différents :

- des profils, qui permettent d’identifier les personnes qui se réalisent plus ou moins bien en fonction des huit dimensions ;

- un indice composite synthétisant les huit dimensions ;

- et la forme la plus utilisée jusqu’à présent : huit indicateurs (un par dimension), qui tentent d’embrasser la complexité des situations sociales. Avec le défi de garder une approche globale et de ne pas segmenter à nouveau en sélectionnant l’une ou l’autre des dimensions. Dans une société où le burn out ou la solitude causent des ravages, l’accès aux biens fondamentaux est aussi important que l’épanouissement. Toutes les dimensions du bien-être importent pour se réaliser et toutes sont pensées par rapport à des seuils de soutenabilité définis par la démarche participative.

Le défi de l’appropriation

Un indicateur ne produit du changement qu’à partir du moment où il est reconnu comme référence par une communauté de personnes, qui s’en servent pour orienter leurs choix. Étape cruciale ! Si construire un indice robuste et porteur de sens est un défi scientifique, sa transformation en « conventions socio-politiques »4 est une gageure politique.

Un indicateur ne produit du changement qu’à partir du moment où il est reconnu comme référence par une communauté de personnes, qui s’en servent pour orienter leurs choix.

Le fait que l’expérimentation Ibest ait lieu à une échelle métropolitaine (les 49 communes de la métropole grenobloise) est à la fois un atout et un challenge. Un atout, parce que la métropole représente, peu ou prou, le bassin de vie, le territoire à l’intérieur duquel les habitants se croisent, vivent ensemble (avec ou sans tensions), respirent le même air (pollué ou pas), partagent des moments fondateurs… Cette communauté de vie invite à penser une communauté de destin. Un challenge, parce que la construction métropolitaine est encore récente et l’appropriation d’une vision de long terme (comme le bien-être soutenable) est bousculée par des enjeux de gestion quotidienne.

Autre point marquant : la pluralité des acteurs engagés, avec des institutions (la métropole grenobloise et la ville de Grenoble, l’université Grenoble-Alpes), mais aussi des associations animées par le CCFD-Terre solidaire, la « société civile ». Cette co-construction rend très visible la nécessaire co-responsabilité : chacun, à sa place, doit assumer la responsabilité individuelle et collective qui lui incombe. Les collectivités en fonction de leurs compétences, mais aussi dans leur rôle d’animation du territoire ; l’université sur le projet d’indicateurs, mais aussi sur la manière dont elle construit sa recherche ; les citoyens, individuellement ou en collectif. Cette interdépendance est une force et une fragilité. La pluralité démultiplie les caisses de résonance du projet et évite une trop forte incarnation, mais elle oblige à des temps de concertation parfois longs et à des efforts de traduction dans chaque langage (universitaire, administratif ou citoyen).

Concrètement, pour une institution comme la métropole grenobloise, ce travail est intégré à trois niveaux : dans les outils d’observation, dans les critères d’évaluation et dans les outils de pilotage. Dans les outils d’observation : les données décrivant le capital social sont intégrées dans la compréhension du territoire et de ses besoins. Ainsi, une étude sur le vieillissement a pu objectiver l’intensité du réseau relationnel dans lequel étaient insérées les personnes âgées, son amenuisement avec le grand âge et la nécessité de mieux tenir compte de cette dimension dans les solutions apportées. Après l’enquête de 2012, une seconde a eu lieu en novembre 2017 auprès de 1000 personnes. Des évolutions vont être mesurables. Le tableau de bord se complète dans la durée, avec une attention particulière aux quartiers les plus populaires.

Dans les critères d’évaluation : à chaque fois qu’une politique publique est évaluée, est posée la question de sa contribution au bien-être soutenable (pour ses bénéficiaires/usagers et pour ses porteurs). Le conseil de développement, rassemblant des représentants de la société civile, s’est approprié Ibest : il l’a choisi comme point de départ pour structurer un questionnement évaluatif de la politique de l’habitat et du schéma de cohérence territoriale. Le chantier s’ouvre tout juste : il se confronte déjà à la question du recueil des données, à leur interprétation… et au travail délicat de la mesure d’impact.

À chaque fois qu’une politique publique est évaluée, est posée la question de sa contribution au bien-être soutenable.

Dans les outils de pilotage : la métropole grenobloise est en train d’écrire son projet métropolitain, un document qui oriente les politiques publiques et l’intervention métropolitaine à horizon 2030. Les indicateurs de bien-être seront intégrés à cette démarche portée par les élus, avec l’ambition de les rendre performatifs.

Ibest reste un chantier très ouvert. Mais les premiers jalons ont été posés. Le temps long de cette élaboration illustre à la fois la complexité d’un sujet, dont l’intérêt doit sans cesse être démontré, mais aussi l’impérieuse nécessité d’impliquer largement toutes les parties prenantes. C’est la condition nécessaire pour bâtir, étape par étape, cette fameuse convention socio-politique qui doit permettre d’accélérer le changement. En cela, le mouvement des communs est inspirant : les indicateurs pourraient devenir un bien commun, porté par une communauté qui se donne des règles partagées.



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1 Docteur en économie, notamment spécialiste de la mesure de l’utilité sociale. Outre C. Offredi, l’équipe était composée de Valérie Fargeron et Anne Le Roy, économistes, de Pierre Le Quéau, sociologue, et de Fiona Ottaviani, économiste et philosophe.

2 F. Ottaviani, « Performativité des indicateurs, indicateurs alternatifs et transformation des modes de rationalisation », université Grenoble-Alpes, Grenoble, septembre 2015.

3 Voir les travaux de Jean Viard, Le triomphe d’une utopie. Vacances, loisirs, voyages : la révolution des temps libres, L’Aube, 2015.

4 Jean Gadrey, L’utilité sociale des organisations de l’économie sociale et solidaire. Une mise en perspective sur la base de travaux récents, rapport pour la DIES-MIRE, février 2004, p. 43.


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