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Dossier : Fécondité : un enjeu pour la planète ?

La « capacité humaine » de la Terre

the Lake traffic jam © Claus Rebler
the Lake traffic jam © Claus Rebler
Combien d'humains la Terre peut-elle (sup)porter ? Les estimations varient de 1 à 1000... La question demeure, mais la réponse ne saurait être absolue. Elle soulève des enjeux de justice, interroge nos modes de vie et invite à des arbitrages.

Il y a deux mille ans, la population de la Terre se chiffrait probablement entre 100 et 300 millions d’êtres humains1. Passée à un milliard d’individus entre 1800 et 1830, elle s’établit à 7,5 milliards en 2017 et devrait gagner 1 milliard supplémentaire au cours des douze prochaines années. Bien que la population mondiale ait doublé entre 1970 et 2017 (de 3,7 milliards environ aux 7,5 milliards actuels), les experts se disputent toujours pour savoir s’il faut escompter un nouveau doublement qui la porterait à 15 milliards. Pourtant, les projections des Nations unies établies en 2015 pour l’Afrique – le continent au revenu par personne de loin le plus faible et au taux d’accroissement démographique de loin le plus rapide – prévoient un quasi-quadruplement de la population entre 2015 et 21002.

Une femme met en moyenne 2,5 enfants au monde pendant sa vie : ce taux dépasse encore les 2,1 enfants par femme qui permettraient de stabiliser la population à long terme. À ce rythme (+ 1,2 % par an), la population devrait doubler au cours des 59 prochaines années. Mais il est peu probable que ce taux reste constant. Au contraire, le nombre moyen d’enfants par femme et le taux de croissance démographique mondial devraient continuer de baisser, suivant la tendance du dernier demi-siècle.

Une planète capable de nous supporter ?

La croissance rapide de la population n’a pas empêché l’amélioration, en moyenne, du bien-être humain. Les estimations des Nations unies montrent que l’espérance de vie à la naissance au niveau mondial (ou la durée moyenne de la vie) est passée de 46 ans dans les années 1950-1955 à 70 ans en 2010-2015. En 2015, elle était en moyenne de 60 ans en Afrique et continuait d’augmenter, tout en restant très inférieure aux 79 ans d’espérance de vie en Amérique du Nord.

Bien que les dernières décennies aient enregistré un recul du nombre et du pourcentage total des personnes sous-alimentées, la faim persiste dans certaines parties de l’Afrique, en Asie du Sud et en Amérique latine. Atteignant 940 millions autour de 1970, le nombre estimé des personnes souffrant de sous-alimentation chronique a reculé à moins de 800 millions en 2017. Sur les 675 millions d’enfants de moins de 5 ans vivant dans le monde, 156 millions (presque le quart) subissent un retard de croissance (taille trop petite pour leur âge), conséquence irréversible et handicapante d’une malnutrition chronique. 50 millions d’autres enfants ont un corps atrophié (trop maigre pour leur taille) par suite de malnutrition aiguë ou de malabsorption.

Des famines chroniques – de grande envergure ou épisodiques – persistent, malgré une production annuelle de céréales avoisinant, selon la FAO, 2 milliards et demi de tonnes et qui pourrait fournir un apport énergétique correct pour 10 à 12 milliards de personnes. À condition que chacune d’elles dispose d’un revenu suffisant pour acheter cette nourriture sur les marchés mondiaux. En 2015-2016 cependant, seulement 43 % de ces céréales ont été utilisés pour l’alimentation humaine, pendant que 36 % servaient à l’alimentation de bétail destiné aux populations suffisamment riches pour acheter de la viande ; 21 % étant réservés à d’autres usages, principalement industriels. La Terre serait donc capable de nourrir correctement tous ses habitants, s’ils décidaient de mettre un terme à la faim.

Des incertitudes existent quant aux changements qui affecteront, à l’avenir, le nombre d’enfants par femme, la durée de la vie, les structures de la famille, l’alimentation, la santé et l’éducation, la croissance économique et le commerce, la guerre et la paix, les climats mondiaux et régionaux, les océans et les formes de la vie. Mais la plupart des démographes négligent une importante source d’incertitude : la Terre pourra-t-elle porter les presque 4 milliards d’êtres humains supplémentaires annoncés dans les prévisions de l’Onu à l’horizon 2100 (avec une marge d’incertitude de 95 % quant à une augmentation de la population mondiale entre 2 et 6 milliards d’individus) ? La Terre a-t-elle la capacité de supporter, avec les niveaux de bien-être actuels, voire améliorés, les 7,5 milliards d’habitants qu’elle compte en 2017 ? Quelle est la capacité humaine de la Terre ?

Au moins 90 nouvelles estimations ont été publiées pour évaluer la capacité humaine de la Terre.

Pas plus de 13,4 milliards, estimait Antoni van Leeuwenhoek en 1679. Depuis lors, au moins 90 nouvelles estimations ont été publiées pour évaluer la capacité humaine de la Terre, selon une fourchette très large, allant de moins d’un milliard à plus d’un quadrillion (1027) d’individus3. Cette dispersion des résultats s’est accrue au fil du temps, contrairement à ce que l’on aurait pu escompter de la part d’estimations portant sur une constante de la nature. La conclusion s’impose : un grand nombre des réponses publiées seront nécessairement très éloignées de la vérité et il n’existe pas de réponse correcte unique.

Les pays disposant du moins de nourriture sont souvent ceux dont la population augmente le plus vite.

L’absence de réponse correcte unique devient évidente si l’on examine de plus près les méthodes mises en œuvre. En effet, l’une des plus couramment utilisées postule que la taille de la population est déterminée par un seul paramètre, généralement la nourriture. Mais ce postulat est faux : les pays disposant du moins de nourriture sont souvent ceux dont la population augmente le plus vite alors que la population se développe le plus lentement dans les pays disposant de ressources alimentaires abondantes. Or ce fait ne semble pas ébranler la conviction de ceux qui affirment que la nourriture est le facteur limitant la croissance démographique. Leur méthode consiste à diviser l’estimation du maximum possible de production alimentaire mondiale par le besoin alimentaire minimum possible de chaque individu, afin d’aboutir à un résultat considéré comme indiquant la population maximum supportable par la planète.

Vache sacrée ou hamburger sur sabots

Ce ne sont pas les seules contraintes environnementales – sols, pluviométrie, surfaces cultivables et longueur des saisons de croissance – qui déterminent le maximum possible de production alimentaire, mais aussi les choix humains, individuels et collectifs qui décident des espèces végétales et animales à cultiver ; les technologies des cultures, les crédits dont disposent les paysans, leur éducation ; les infrastructures (avec les capacités d’irrigation et le développement de semences hybrides) qui permettent de produire, transporter, stocker et transformer les récoltes ; la demande en ressources alimentaires d’autres secteurs économiques ainsi que les politiques et les marchés internationaux influençant les termes des échanges mondiaux. C’est la culture qui définit ce qui est nourriture : là où un hindou verra une vache sacrée, un Américain (s’il n’est pas, lui-même hindou) pourra voir un hamburger sur sabots. Si le caractère comestible déterminait seul ce qu’est la nourriture, la demande de cafards serait forte !

Si le caractère comestible déterminait seul ce qu’est la nourriture, la demande de cafards serait forte !

Le besoin minimum de nourriture n’est pas déterminé seulement par les exigences physiologiques (2000 à 2500 calories par personne et par jour, en moyenne, pour la plupart des populations) mais aussi par des critères culturels et économiques relatifs à ce qui est acceptable et désirable. À supposer qu’on ait le choix, tout le monde ne se satisfera pas d’un régime végétarien ne dépassant pas la quantité minimum de calories et de nutriments nécessaire à une croissance normale.

La notion de capacité humaine de la Terre est donc une métaphore trompeuse tirée de la gestion cynégétique et de la reproduction animale, comme si les humains étaient un troupeau de chevreuils, d’antilopes ou de bétails incapables de choisir les produits qu’ils consomment et leurs modes de consommation, ce qu’ils produisent, en quelles quantités, avec quels moyens et quelles conséquences.

Les choix individuels au prisme du collectif

La capacité humaine de la Terre est déterminée par des contraintes naturelles que certains choisiront de souligner alors que d’autres mettront en exergue des choix dont un grand nombre résultent de décisions prises par des milliards de personnes dans leur vie quotidienne (comme éteindre la lumière en quittant une pièce ou la laisser allumée, se laver ou non les mains avant de manger, ramasser des détritus dans la cour de l’école ou en ajouter). Les résultats cumulés de ces actes individuels, parfois inconscients, aboutissent à des choix humains collectifs, par exemple consommer davantage ou moins de carburants fossiles, propager des maladies infectieuses ou les prévenir, dégrader l’environnement ou l’embellir.

Les résultats cumulés de ces actes individuels aboutissent à des choix humains collectifs.

Ces choix personnels et collectifs ont des incidences multiples. Ils affectent le niveau moyen de bien-être matériel et les inégalités ; les technologies ; les institutions politiques qui régissent la liberté individuelle, le changement et les conflits intra et internationaux ; les dispositions économiques relatives au marché, au commerce, à l’emploi, à la réglementation et aux conséquences non marchandes d’activités marchandes ; la taille et la structure des familles, les migrations, le soin des jeunes et des personnes âgées et d’autres dispositions démographiques ; les environnements physiques, chimiques et biologiques (désirons-nous un monde rempli seulement d’êtres humains et de céréales ?) ; la variabilité ou la stabilité ; le risque ou la robustesse ; l’horizon temporel envisagé (cinq ans, cinquante ans ou cinq cents ans ?) sans oublier les valeurs, les goûts et les modes.

Les valeurs sont importantes. Ce sont elles qui déterminent les compromis que font les parents pour choisir le nombre d’enfants qu’ils mettent au monde, compte tenu de la qualité de vie qu’ils désirent pour eux. Comment ces valeurs interviennent-elles pour trouver un équilibre entre la liberté des parents de procréer et la liberté des enfants de se nourrir ? Nombreux sont les choix apparemment économiques qui en réalité sont fortement déterminés par des valeurs personnelles et culturelles. Par exemple, l’esclavage a longtemps été une option économique, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Devrait-on, de même, accepter que des famines massives épisodiques ou endémiques soient un sous-produit toléré de systèmes économiques ? Les économies industrielles devraient-elles développer des sources d’énergie renouvelables ou continuer de brûler des carburants fossiles en se défaussant de la transition énergétique sur les générations futures ? Les femmes (et, symétriquement, les hommes) devraient-elles continuer de travailler hors de chez elles en laissant à d’autres le soin de leurs enfants et des personnes âgées ? La capacité humaine de la Terre dépendra pour une part du nombre d’humains s’habillant en coton ou en polyester, mangeant du bœuf ou des germes de haricots, voulant des parcs ou des parkings, des Jaguars avec un J majuscule (luxueuses voitures de sport) ou des jaguars avec un j minuscule (félins menacés). Ces choix varient selon les époques et les circonstances. La capacité humaine de la Terre variera de même.

Faire des compromis face à l’incertitude

Il est très probable qu’au cours du siècle à venir, nous-mêmes, nos enfants et les leurs seront moins confrontés à des limites absolues qu’à la nécessité de faire de difficiles compromis entre divers aspects démographiques (ne se limitant pas à la taille de la population mais incluant le vieillissement, les migrations, l’urbanisation et la structure de la famille) et le bien-être économique ainsi que la qualité de l’environnement et les valeurs qui nous tiennent fortement à cœur. Anticiper et agir maintenant pourraient faciliter certains de ces compromis. Cette perspective s’écarte aussi bien de ceux qui prétendent qu’une croissance démographique rapide ne posera absolument aucun problème que de ceux qui affirment que le seul problème réside dans la croissance démographique. Les faits devraient nous immuniser aussi bien contre les prêcheurs d’abondance que contre les prophètes de malheur.

Que pourrait-on faire maintenant pour faciliter les choix futurs ? Les partisans de « l’agrandissement du gâteau » affirment qu’il faut recourir à davantage de technologie. Ceux qui préconisent « la réduction du nombre des convives » recommandent le ralentissement ou l’arrêt de la croissance démographique et la diminution de la consommation individuelle. Quant à l’école des « bons gestionnaires », elle estime qu’il faudrait améliorer les interactions interpersonnelles (par exemple en définissant des droits de propriété des ressources en libre accès comme les ressources halieutiques et les eaux souterraines pour éviter une exploitation non rentable, éliminer les irrationalités économiques, réduire les inégalités et la violence organisée, améliorer la gouvernance). Toutes ces approches sont valables mais aucune ne suffit à elle seule. Même combinées les unes aux autres, ces démarches ne dispenseront pas de choix à faire entre des valeurs concurrentes.

Nous n’avons pas besoin de projections pour identifier les problèmes requérant l’action dès aujourd’hui.

L’absence de certitude quant aux contraintes et choix futurs ne peut justifier l’inaction maintenant. Lorsque je conduis une voiture, j’attache ma ceinture de sécurité même si je n’escompte pas être impliqué dans un accident. Nous n’avons pas besoin de projections pour identifier les problèmes requérant l’action dès aujourd’hui. Actuellement, plus de 200 millions de femmes en âge d’avoir des enfants et vivant en couple disent ne pas vouloir d’enfants sans pourtant disposer de moyens modernes pour contrôler leur fertilité. En 2013, environ 124 millions de filles et garçons en âge d’aller à l’école n’étaient pas scolarisés. Autour de 750 millions d’êtres humains avaient faim hier, ont faim aujourd’hui et auront faim demain. Des humains laissent leur marque sur la Terre, la mer et l’air et sur d’autres espèces avec lesquelles nous partageons la planète. Certes, la vie est meilleure aujourd’hui qu’hier pour un grand nombre, mais la vie de beaucoup est aussi plus misérable que ne l’impose la nature.

Le cœur de la question démographique est la qualité de la vie des gens : leur capacité à participer à ce que signifie être humain : travailler, jouer, mourir dans la dignité et sentir de quelque façon que leur propre vie a du sens et est rattachée à la vie d’autres personnes.

Traduit de l’anglais par Christian Boutin



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1 Cet article reprend et actualise un article paru en 1997 dans le prolongement du livre de Joel E. Cohen, How Many People Can the Earth Support ?, W. W. Norton, 1995.

2 United Nations Department of Economic and Social Affairs, Population Division, World Population Prospects : The 2015 Revision. Key Findings and Advance Tables, New York, 2015.

3 Joel E. Cohen, Ibid. Jeroen C. J. M. Van Den Bergh et Piet Rietveld, « Reconsidering the limits to world population: meta-analysis and meta-prediction », BioScience 54 (3), 2004, pp. 195-204.


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