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Dossier : Bidonvilles : sortir du déni

Des droits arrachés au forceps

Le bidonville du Samaritain après sa démolition, fin août 2015. © Jacques Michel Ngimbous
Le bidonville du Samaritain après sa démolition, fin août 2015. © Jacques Michel Ngimbous
Loin de l'accès aux droits prévu par la loi, les habitants des bidonvilles se heurtent à d'interminables parcours d'obstacles pour se soigner, scolariser leurs enfants ou recevoir leur courrier. Un travail de longue haleine permet de construire quelques passerelles… jusqu'à l'expulsion. C'est le quotidien de Médecins du Monde en Île-de-France.

Depuis 23 ans, des équipes mobiles de Médecins du Monde (MDM) interviennent sur les bidonvilles franciliens, qu’on a cru un temps disparus, en Seine-Saint-Denis et dans le Val-d’Oise principalement. La situation des personnes – dont certaines vivent en bidonville depuis 25 ans – n’y a malheureusement pas évolué : condamnées à une errance forcée, au gré d’expulsions dont le rythme ne s’est jamais ralenti ; intégrant malgré elles l’impossibilité de s’ancrer de manière stable sur un territoire ; confrontées régulièrement à des situations individuelles ou collectives relevant du domaine de l’urgence sanitaire... La dégradation croissante de la vulnérabilité sociale crée également des urgences au niveau communautaire : l’éclatement et l’isolement de nombreux groupes provoquent progressivement l’usure et la perte d’espoir d’une intégration sociale. Un ressenti qui se répercute sur les générations futures, au risque de s’accentuer à mesure que naissent dans les bidonvilles enfants et petits-enfants.

Face à ces situations, nos équipes de soignants, de médiateurs et d’interprètes ont espéré un temps pouvoir répondre aux besoins de santé, grâce à des consultations médicales mobiles. Au fur et à mesure des années, la précarisation grandissante des groupes, des familles et des personnes nous a conduits à envisager d’autres stratégies : travail de médiation auprès des structures dites de droit commun, plaidoyer renforcé auprès des institutions socio-sanitaires en vue d’un accueil non discriminant des habitants des bidonvilles, plaidoyer auprès des décideurs politiques contre les expulsions incessantes et en faveur d’une stabilisation et d’une sécurisation des personnes, travail sur la santé globale telle qu’elle est définie par les standards internationaux et prévue dans les textes : accès au droit (domiciliation, service public de santé, scolarisation, emploi, logement) et dignité des conditions de vie (accès à l’eau, évacuation des déchets, sécurité incendie).

Les institutions et les services publics ont le mandat d’appliquer ces droits et d’en garantir un accès universel et équitable. Essentiels au respect de la dignité humaine, ils constituent ce que nous nommons le « droit commun ». C´est le socle sur lequel il s’agit d’inscrire les personnes vivant en bidonville, elles qui en sont la plupart du temps exclues.

Micro-espaces de droit commun

Au bout de bientôt 25 ans d’intervention, entre expulsions, démolitions (termes qui renvoient davantage à la réalité que celui d’évacuation), stigmatisation et politiques actives d’exclusion sociale, il demeure presque impossible de faire appliquer systématiquement le droit commun dans les bidonvilles : à l’échelle globale, le statu quo ou la dégradation sont de mise. Pourtant, quelques rares histoires individuelles, quelques ouvertures et initiatives institutionnelles, quelques inflexions politiques locales montrent que cela est possible, lorsque la volonté politique est là.

Quelques ouvertures et initiatives institutionnelles, quelques inflexions locales montrent que l'application du droit commun est possible, lorsque la volonté politique est là.

Malgré un manque de moyens endémique sur un territoire dit « en tension », se construisent parfois - non pas vraiment un droit commun pour tous - mais des « micro-espaces de droit commun », souvent au prix d’une mobilisation intense (habitants, associations, acteurs institutionnels). Ici, un hôpital soucieux de faire du lien avec les personnes les plus précaires et les plus exclues du soin ; là, un centre communal d’action sociale (CCAS) qui retrousse les manches pour domicilier quelques habitants ; ici encore, un établissement scolaire qui travaille avec les associations pour scolariser l’ensemble des enfants vivant sur un bidonville de son secteur ; là une famille qui sort du bidonville grâce à une travailleuse sociale qui l’accompagne jusqu’à l’accès à un appartement ; ou encore un enfant lourdement malade qui intègre un parcours de soins adapté et qui va mieux ; ailleurs, un ramassage des poubelles fluide et efficace. Autant d’exemples qui montrent que les bidonvilles ne sont pas condamnés à rester des zones de non droit. Restent les expulsions, leur terrible pouvoir d’anéantissement des efforts et des repères, qui, elles, ne s’arrêtent jamais et arrachent les habitants aux territoires dans lesquels ils étaient ancrés.

Errance et parcours fractionné
Mme X. a 26 ans. Elle a deux enfants en bonne santé qui vivent en Roumanie avec leurs grands-parents maternels. Elle vit sur un bidonville en Seine-Saint-Denis, avec son troisième fils de 8 ans, né prématurément en Espagne. Elle ne veut pas en être séparée, car il est traité pour une épilepsie. Son mari est actuellement en prison. Elle est enceinte et doit accoucher en octobre 2015. Les équipes de MDM la rencontrent pour la première fois en décembre 2014, alors qu’elle vit sur un bidonville à Saint-Denis depuis quelques semaines. Un diagnostic de tuberculose est posé et un traitement de neuf mois mis en place immédiatement. Une domiciliation est alors faite au Centre d’accueil de soins et d’orientation (Caso) de Médecins du monde à Saint-Denis pour accélérer les procédures et faire une demande d’AME en urgence. Son fils est orienté pour un suivi pédiatrique au centre hospitalier de la ville. Début mars, le bidonville est expulsé. S’ensuit une période d’errance qui, six mois plus tard, n’est pas terminée : Saint-Denis, Noisy-le-Sec, Bondy, Argenteuil… autant de lieux sur lesquels ils ont tenté de s’installer et dont ils ont été expulsés. Elle continue à prendre son traitement et à honorer ses rendez-vous, mais des difficultés financières ont découlé de cette errance. Son état nutritionnel et celui de son enfant ont été menacés et, après avoir essuyé un refus de distribution alimentaire par l’antenne locale des Restos du Cœur, une assistante sociale du Centre de lutte antituberculeuse est parvenue à mobiliser une aide financière. Malgré tout, l’épuisement et la dénutrition ont causé des complications ; elle a dû être hospitalisée en réanimation à l’hôpital Tenon en mai 2015. Ayant reçu, en mars, une obligation de quitter le territoire français, des démarches ont été lancées pour obtenir l’aide juridictionnelle et un accompagnement par un avocat. Le Service pénitentiaire d’insertion et de probation a été saisi pour que son mari puisse bénéficier d'un aménagement de peine et retourner en Roumanie, s’occuper des trois enfants. Dans ce parcours d’errance, pas moins de trois médiateurs sanitaires et deux assistantes sociales se coordonnent pour ne pas la perdre de vue et l’accompagner dans toutes ses démarches. Une photographie de six mois de vie, qui malheureusement, est loin d’être singulière.

Batailler sur plusieurs fronts

À chaque fois, l'enjeu est de construire, sur une commune donnée, pour et avec les habitants d’un bidonville singulier, ces micro-espaces de droit commun. Le travail préalable est énorme : il faut appréhender les souhaits des habitants du bidonville, leurs besoins et les énergies qui restent mobilisables. Saisir la complexité et les nombreuses variations territoriales des institutions et services publics à solliciter (CCAS, hôpitaux, centres de santé, etc.), afin de mobiliser les ressources et les appuis disponibles : citoyens et collectifs de soutien, associations intervenant dans ou autour de la santé, acteurs institutionnels soucieux d’ouvrir les structures publiques aux plus précaires. L’établissement de ce maillage doit permettre de favoriser, au travers de personnes relais dans les bidonvilles et dans les structures de service publics, les échanges et les rencontres. Tenter, en parallèle, de sécuriser le bidonville et de stabiliser les habitants, le temps de les accompagner, de faire appel à des juristes pour obtenir auprès des tribunaux des délais vis-à-vis de procédures d’expulsion hâtives. Dénoncer le harcèlement des forces de l’ordre ou les violences policières quand il y a lieu. Combattre aussi, souvent, par le dialogue et l’information, les préjugés et représentations des institutionnels ou des voisins hostiles. En filigrane, il est important de décrypter les forces politiques à l’œuvre sur un territoire, pour tenter d’infléchir les projets, souvent répressifs et peu ambitieux, qui dispersent bien plus souvent la misère qu’ils ne s’attaquent à ses racines.

C’est dans cet environnement complexe que se dessine un chemin, sinueux, vers des micro- espaces de droits, souvent fragmentaires (pour certains une domiciliation et une ouverture des droits à la couverture maladie, pour d’autres une inscription à l’école) et réversibles (suite à un changement de majorité politique ou simplement de direction d’un service). Le tout sur des territoires en tension, abritant la précarité sous toutes ses formes et où les services publics souffrent de restrictions budgétaires et du désengagement de l’État.

La domiciliation à La Courneuve
Jusqu’à l’expulsion d’août 2015, 200 personnes environ vivaient sur le bidonville dit de la rue Pascal depuis 2008. Une stabilité rare en Seine-Saint-Denis. Tout a été mis en œuvre pour que les personnes aient accès, comme le prévoit la loi et comme l’appliquent d’autres communes, à une domiciliation : orientation des personnes avec un courrier au CCAS, accompagnement, proposition de mise en place d’un circuit d’orientation au compte-goutte, sollicitation des élus concernés à de multiples reprises. La domiciliation est nécessaire à l’obtention d’une couverture maladie et à la plupart des démarches : scolarisation des enfants, ouverture d’un compte bancaire, accès à un accompagnement social, un logement et un emploi. Face à une éternelle fin de non-recevoir – stratégie assumée par la mairie pour maintenir le bidonville comme un espace invisible et de « non droit » –, il a fallu inventer des droits communs particuliers, tantôt, en passant par une domiciliation au Caso de Médecins du monde à Saint-Denis, tantôt en utilisant un suivi médical au Centre hospitalier de Saint-Denis. En dernier lieu, des citoyens courneuviens se sont mobilisés pour domicilier chez eux des habitants du bidonville en dépit des contraintes liées à la gestion du courrier d’autrui. En parallèle, Médecins du monde a lancé un référé en justice contre les refus abusifs de domiciliation par la ville de La Courneuve. Ce n´est qu’après plusieurs années, à la suite de ces efforts combinés, que les tous premiers habitants ont pu être domiciliés. Une poignée seulement.

Bientôt 25 ans que MDM intervient dans les bidonvilles. Le constat est sans appel : on ne peut malheureusement pas parler aujourd’hui d’un droit commun qui s’appliquerait à tous, sur l’ensemble du territoire français. Seulement des micro-espaces de droits communs parcellaires (pour certains l’obtention d’une domiciliation, pour d’autre d’une AME ou d’une inscription à l’école) et différenciés (selon les pratiques en vigueur dans la commune, le département et la région de résidence), fortement dépendants des volontés politiques à chacun des échelons. Des micro-espaces de droits communs dont l’application effective repose souvent sur l’énergie combinée des habitants des bidonvilles, de collectifs de soutien et associatifs – souvent bénévoles- qui cherchent des solutions pour faire respecter le droit des personnes et pallier, autant que faire se peut, aux défaillances des politiques publiques. Énergie combinée à celles d’agents des structures publiques, qui, en dépit des dispositifs d’intimidation et d’exclusion trop souvent mis en place, créent et portent des initiatives locales (médiation, permanence d’accès aux soins, actions de prévention de proximité, etc.). Des initiatives riches, qui ne demandent qu’à être soutenues et le pourraient, si seulement les pouvoirs publics décidaient de sortir de logiques répressives et d’utiliser les fonds publics pour faire appliquer les droits les plus élémentaires.

Accéder aux soins à Saint-Denis
Il y a dix ans, un habitant des bidonvilles ne pouvait se soigner à Saint-Denis que s’il parlait français et avait une couverture maladie, deux conditions qu’ils étaient peu nombreux à remplir. Obtenir une Aide médicale d'État (AME) est un parcours du combattant : il faut connaître les démarches et comprendre le système de soins et de couverture maladie, avoir une adresse de domiciliation (il y a dix ans, seules quelques associations débordées de demandes domiciliaient les personnes étrangères sans domicile fixe en Seine-Saint-Denis), attendre au moins six mois entre les premières informations et l’obtention de la carte (en général, au moins une expulsion a déjà eu lieu sur cette période et entraîné un changement de ville, voire de département), puis recommencer trois mois plus tard car l’AME n’est valable qu’une année ; il faut recommencer à zéro quand le dossier est égaré. Ne pas parler français, c’est s’exposer, sur un territoire cumulant les personnes précarisées et le manque de moyens, à un refus de prise en charge médicale ou de guichet.
Les habitants des bidonvilles de Saint-Denis venaient donc souvent se soigner au Centre d’accueil, de soins et d’orientation (Caso) de MDM. Cette démarche leur permettait d'obtenir des informations traduites, une preuve de présence sur le territoire français, une domiciliation, de faire une demande d’AME le moment venu, de voir un médecin avec un interprète, de se voir délivrer les médicaments gratuitement en l'absence de couverture médicale. La présence du Caso a permis que se tissent petit à petit des échanges, des partenariats et de mener des expériences conjointes entre les équipes de MDM et les structures sociales et sanitaires de la ville.
Dix ans après, à Saint-Denis, des dispositifs permettent à un certain nombre d’habitants des bidonvilles d’accéder, avant que les expulsions ne brisent le parcours, au droit commun : le Centre hospitalier domicilie des personnes prises en charge à l’hôpital et finance des vacations de médiateurs roumanophones. Le CCAS domicilie sur orientation parcimonieuse des équipes de MDM. Un dispositif Permanence d’accès aux soins de santé de ville (Pass) s’est ouvert dans deux centres municipaux de santé, qui accueillent quelques patients pour des consultations médicales, ouverture de droits à la couverture maladie, délivrance de médicaments, en recourant si nécessaire à de l’interprétariat. Des médecins d’un Centre de planification et d’éducation familiale ont sensibilisé les personnes et proposé des dépistages sur un des bidonvilles. Des centres de Protection maternelle et infantile assurent la vaccination des enfants, indispensable pour leur scolarisation.
Les dispositifs sont parfois en équilibre précaire, soumis aux changements politiques et aux restrictions budgétaires. Les portes qui s’étaient ouvertes se ferment alors, comme celles de l’hôpital de Saint Denis, où l’accueil social a été remanié, depuis quelques mois, pour des raisons budgétaires, sapant le travail d’équipes volontaires désormais révoquées. Les partenariats sont à réactiver quand changent les interlocuteurs. Mais ils ouvrent la voie à ce que devrait être une véritable politique publique d’accompagnement des habitants des bidonvilles.

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