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Dossier : Social : réparer ou reconstruire ?

« Partir du désir de la personne »


Table ronde – Trois intervenants du secteur social débattent des évolutions de leur métier et de leurs missions. Malgré des normes de plus en plus prégnantes, des marges de liberté existent et restent parfois insuffisamment exploitées.

Quelle est votre mission, dans le domaine du travail social ou de l’action sociale ?

Delphine Rivier – Ma mission, aujourd’hui, est de soutenir les professionnels en les aidant à prendre du recul sur leurs pratiques, notamment grâce à l’étayage des sciences humaines et sociales. Depuis trois ans, j’anime des formations auprès d’équipes de travailleurs sociaux sur la bientraitance et la maltraitance, sur la mise en place de méthodologies de travail collectives et individuelles ou les fondamentaux de la relation d’aide. J’accompagne des structures dans la rédaction de leur projet d’établissement ou lors de périodes de crise institutionnelle.

Auparavant, j’ai travaillé en tant qu’animatrice en CHRS [Centre d’hébergement et de réinsertion sociale], en maison d’enfants, en Itep [institut thérapeutique, éducatif et pédagogique]. En parallèle, mes études de sociologie ont porté sur l’application de la loi de 2002, pour voir dans quelle mesure elle venait bousculer la culture professionnelle. J’essaie désormais de transmettre aux professionnels ma lecture de cette loi pour ne pas perdre de vue leurs projets, en dépit des exigences gestionnaires qui s’accumulent.

Luc Roussel – Depuis 2003, je suis délégué de la Fédération des centres sociaux du Nord et depuis 2007, j’anime, à la Fédération des centres sociaux de France, une mission sur le développement social local et les politiques de la vieillesse. Mes missions touchent à l’animation du réseau des centres sociaux, à l’appui politique et opérationnel des équipes de bénévoles et professionnels des centres, à la représentation, au dialogue et à la co-construction avec les acteurs publics.

Bernard Moulin –  Après une formation d’éducateur spécialisé, j’ai créé en 1982 un lieu de vie en Seine-Saint-Denis, qui est devenu une maison d’enfants pour 70 jeunes. J’ai aussi lancé un club de prévention spécialisée, sur les communes de Bondy, Rosny-sous-Bois et Neuilly-sur-Marne. Aujourd’hui, je reste administrateur d’une maison d’enfants, d’Interlogement 93, un regroupement de 46 associations ayant trait au droit au logement (qui gère le 115 sur le département), et d’Idée 93, où se retrouvent les associations œuvrant pour la protection de l’enfance en Seine-Saint-Denis : les clubs de préventions, les travailleuses familiales…

Quelles évolutions du travail social constatez-vous ?

B. Moulin – La première évolution que j’ai ressentie dans ma carrière était due au rapport Bianco-Lamy de 1980 et à la loi qui a suivi en juin 1984, notamment à propos de l’aide sociale à l’enfance. À cette époque, on demandait systématiquement d’éloigner les enfants des familles, considérées comme dangereuses, pathogènes… La revalorisation des familles a été une révolution culturelle.

La deuxième évolution a été marquée par la loi de 2002-2, avec la prise en compte de l’usager. C’était une révolution culturelle peut-être plus importante encore. Dans les maisons d’enfants, on a dû mettre en place, non sans retard, les conseils de vie sociale, les projets individualisés, les contrats de séjour (entre l’établissement et la personne accueillie). Les éducateurs n’étaient pas forcément contre, mais cela venait en plus du reste.

Certaines innovations demeurent compliquées à mettre en œuvre, par exemple les conseils de vie sociale. Les résistances viennent des professionnels comme des parents : il n’est pas toujours évident de faire rentrer les parents dans un conseil où ils se retrouveraient face à leurs enfants (il peut y avoir interdiction de communiquer entre parents et enfants, en particulier dans des cas d’inceste).

La troisième révolution est survenue en 2007, avec la réforme sur la protection de l’enfance. Parfois, le placement se fait trop tard, quand le gamin a 17 ans, et que tout a échoué. Ne devait-on pas favoriser des placements courts quand il y a des crises, avec éventuellement la remise du jeune à sa famille quand ça va mieux ? C’est ce qu’à permis, entre autres, cette loi de 2007, en permettant une modularité des types de placements.

Les normes mises en place par ces lois ne sont-elles pas trop figées, empêchant des ajustements selon les situations ?

D. Rivier – C’est un des risques. La loi de 2002-2, rénovant celle de 1975 relative aux institutions sociales et médico-sociales, prétend dire au travailleur social comment faire, et quels outils utiliser, du moins a minima. Auparavant, la transmission des pratiques se faisait au sein des écoles de travail social, ou directement entre travailleurs sociaux. Et chacun réfléchissait, développait une méthodologie et des outils singuliers d’une institution à l’autre. La loi de 2002 a imposé des dispositifs auxquels les institutions doivent se tenir pour renouveler leur agrément et pouvoir être financées. Le législateur partait d’une volonté de lutter contre des situations de maltraitance, apparues sur la scène médiatique dans les années 1990. Il a imposé des outils en faveur de la « bientraitance », comme la rédaction d’un « projet d’établissement » (qui décline pourquoi on fait ce que l’on fait, comment on le fait, et qui fait repère pour les professionnels, les usagers et les partenaires), la mise en place d’un contrat de séjour avec les personnes accueillies, la présentation d’un livret d’accueil, un règlement de fonctionnement, une charte des droits et des libertés, un projet d’accueil personnalisé… avec des objectifs, des moyens et une évaluation de l’accompagnement. Le risque, bien sûr, est celui d’une homogénéisation des pratiques.

L’Anesm, l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux1, a diffusé des recommandations pour expliciter les attendus de la loi, par exemple, sur ce que l’on entend par projet d’accueil personnalisé.

B. Moulin – La difficulté est que chaque recommandation fait 15 à 20 pages, voire 80 pour certaines ! Et la crainte est qu’elles se transforment en injonctions.

D. Rivier – En réalité, elles sont assez peu prescriptives et relèvent souvent du bon sens. Mais la loi de 2002 est venue se percuter à une logique gestionnaire et économique. Les associations ont grossi pour faire des économies et apparaître comme des bons élèves vis-à-vis de leur tutelle. Leurs gestionnaires ont appliqué les obligations légales, en s’inspirant parfois du secteur privé lucratif pour leur évaluation, par exemple, mais en dépit du sens de l’action développé sur le terrain.

Les outils peuvent laisser une grande liberté, mais une dérive possible est d’en arriver à des normes de travail très prescrites, qui dépossèdent les travailleurs sociaux de leur capacité à être dans le lien. Lors de l’accueil, il arrive qu’on commence par remplir des papiers pendant une heure, une heure et demie, avant même d’avoir pu nouer une relation avec la personne. Heureusement, certains établissements se donnent le temps d’instituer un temps pour cela.

B. Moulin – Évaluations internes et externes s’additionnent : certains nous demandent  de cocher des cases, pour vérifier que les objectifs du projet sont bien remplis, et la recommandation touche à l’injonction. Or l’évaluation externe conditionne le renouvellement de l’agrément.

D. Rivier – Mais l’évaluation interne, tous les cinq ans, permet aussi aux établissements de se questionner sur la pertinence de leur travail et l’évaluation externe, tous les sept ans, permet d’avoir un regard extérieur. Et ces évaluations pourraient se faire tout à fait autrement qu’en cochant des cases ! Tout le monde se soumet à une logique qui n’est pas imposée par la loi de 2002 et les recommandations de bonnes pratiques.

« Tout le monde se soumet à une logique qui n’est pas imposée par la loi de 2002 et les recommandations de bonnes pratiques. » D. Rivier

L. Roussel – Pour ce qui est des centres sociaux, leur métier est dans le champ de l’éducation populaire et du développement social local. Les centres sociaux ont construit leur assise institutionnelle dans les années 1970, à travers l’agrément par les caisses d’allocations familiales et la reconnaissance de leur manière spécifique d’intervenir sur les territoires : une intervention globale, promotionnelle et collective. Elle se traduit par l’élaboration, tous les trois ou quatre ans, d’un projet global de développement social des populations et du territoire. Ce projet doit être élaboré avec les habitants, les bénévoles, les professionnels et les partenaires, dans une logique de croisement des savoirs. Cette méthode d’intervention est en tension avec plusieurs évolutions récentes.

En premier lieu, les politiques publiques sont passées d’une logique basée sur les ressources des populations à une approche centrée sur les fragilités, voire les  dysfonctionnements, d’une logique promotionnelle à une logique curative. L’on est passé de logiques partant de la personne dans sa globalité à une conception thématique, qui vise des publics et des territoires cibles, d’une approche collective à une approche individualisante.

L’autre évolution concerne le partenariat entre les structures associatives, les corps intermédiaires et les politiques publiques : d’un partenariat – voire d’une alliance –, on est passé à une logique de prestation, de sous-traitance, du régime de la subvention à celui de l’appel à projet et de l’appel d’offres. On assiste à la nucléarisation des politiques publiques, où chaque institution produit de l’appel à projet spécifique, ce qui amène à saucissonner les questions sociales et les personnes concernées.

Enfin, dans le champ de la politique de la ville, le développement social des quartiers a progressivement glissé vers une politique de la ville « hors sol », une politique d’assemblier inter-institutionnel, éloignée de la vie concrète des gens et de leurs aspirations.

Est-ce que les associations peuvent encore être des porteurs de projet ?

D. Rivier – Les véritables freins ne sont-ils pas d’abord dans la tête des gens ? Quelle est aujourd’hui la dynamique militante ? Dans mon secteur, j’ai l’impression qu’une association qui voudrait développer un projet aurait la possibilité de le faire. Luc Roussel parlait d’un amoindrissement des logiques collectives. Mais le cadre légal permet en réalité beaucoup de choses !

B. Moulin – Dans certaines limites ! Nous avons été confrontés à la situation de « jeunes en grande difficulté », qui ne peuvent plus rentrer dans les établissements, et quand on a voulu créer des micro-structures pour eux, les départements ont répondu : « Appel à projet ». Certaines associations ont créé des micro-structures illégales, en attendant que ces appels, dont on parle depuis trois ans, se mettent en place, que l’on crée une commission ad hoc… Et il n’est pas sûr que lorsque ces appels seront réellement lancés nos projets soient validés, car nous sommes de petites associations. De grosses associations auront plus de chances, répondant à un moindre coût du fait de leur taille.

Mais c’est vrai que la dynamique militante n’est plus la même. Dès que l’on veut faire une fête aujourd’hui, les salariés se demandent s’ils seront payés.

D. Rivier – En plus de l’effacement de la dimension militante et du déclin de l’éducation populaire, la professionnalisation a amené des logiques de relation au public plus formatées. C’est une position que favorise sans doute la loi de 2002. Il n’y a plus de souplesse…

L. Roussel – Je vois plusieurs raisons pour expliquer la plus grande difficulté des associations à être porteurs de projet : l’épuisement de la dimension politique et des raisons de l’engagement en termes de volonté de transformer la société ; une défiance entre la société civile et les politiques publiques ; un mimétisme par rapport au monde du privé : une certaine logique entrepreneuriale, sur le modèle libéral, s’est imprimée jusque dans le secteur social ; la raréfaction des ressources, mais pas seulement. Dans le rapport aux administrations, ce qui me surprend, c’est la capacité des individus à intégrer la norme, à ne plus chercher les marges de manœuvre, voire à ne plus penser par eux-mêmes.

On a démultiplié les intervenants sociaux : de quoi est-ce le signe ? Les uns sont peut-être strictement dans le faire, les autres davantage des « sachants » ?

D. Rivier – La culture professionnelle est empreinte de lectures et de débats, sur des registres cliniques, politiques. Mais je ne suis pas sûre qu’aujourd’hui les éducateurs continuent de lire. Et, pour des raisons économiques, des éducateurs, qui ont un niveau bac + 2, sont remplacés par des moniteurs, qui ont un niveau bac : on assiste à un glissement du niveau de qualification. Quant aux éducateurs, ils passent davantage sur des fonctions d’encadrement.

Comment voyez-vous la découverte de l’« usager » dans le travail social ?

L. Roussel – Vu des centres sociaux, le terme d’« usager », utilisé depuis longtemps, peut paraître un peu… usagé ! Il incarne un rapport de service entre le professionnel et l’habitant, un rapport qu’il s’agit de dépasser pour construire une relation de réciprocité, où l’individu est reconnu comme habitant, acteur, avec ses désirs, ses envies, ses colères, ses potentialités. Il s’agit de construire une relation égalitaire, aider à passer d’un statut d’allocataire du RSA, de personne handicapée ou âgée à : je suis « habitant », « acteur-citoyen » d’un territoire, avec d’autres. L’enjeu est de contribuer à produire du « droit commun » !

D. Rivier – Les structures concernées par la loi de 2002 s’occupaient des « pauvres », au sens de personnes prises en charge par des dispositifs d’assistance sociale et médico-sociale, et à ce titre, il y a quelque chose d’un sous-statut. Pour le sociologue Georg Simmel, on est pauvre et rien que pauvre à partir du moment où on est pris en charge, assisté. Avec le terme d’« usager », il s’agit de faire accéder la personne à une logique de droit commun, de reconnaître qu’elle a son mot à dire et qu’elle peut devenir un acteur d’un secteur social, au même titre que les personnes qui fréquentent les centres sociaux sont des habitants.  Sauf que l’usager n’est pas habitant d’un territoire, mais « habitant » d’un secteur social ou médico-social. Mais en même temps, dans la relation avec la personne, le professionnel se retrouve face à un usager vis-à-vis duquel il doit mettre en place des prestations, ce qui peut faire dériver celui-ci vers une posture de consommateur.

B. Moulin – Dans l’aide sociale à l’enfance, les éducateurs ne parlent jamais d’« usager », sauf dans les textes, les contrats. On dit : « jeunes », « gamins », « jeunes majeurs »…

L. Roussel – Au-delà de l’étiquette, la question est celle de la personne en tant que sujet, avec ses désirs, ses capacités, ses savoir-faire, ses potentiels… Par exemple, dans les contrats d’insertion des allocataires du RSA, la personne doit généralement nommer tous les freins qui l’empêchent d’accéder à l’emploi, faire l’addition de ses fragilités ! C’est déprimant ! Cela aide-t-il les gens à se construire, à rebondir ?

D. Rivier – Partir des désirs, c’est être prêt à entendre que certaines personnes ne peuvent pas, ou ne veulent pas travailler. Mais l’on a une vision culpabilisante des « pauvres ». Si des personnes valides ne travaillent pas, on dit : « C’est de leur faute. » Comment rend-on possible l’expression de valeurs et de compétences différentes de la norme sociale ?

« Quand on respecte les désirs et les capacités des personnes, on peut avancer. » B. Moulin

B. Moulin – Avec des jeunes en grande difficulté, on essayait d’avoir un cadre normatif : placement en foyer, etc. Or cela ne marchait pas. Comment les faire avancer, non pas à partir de ce que l’on projette sur eux dans le cadre d’une intégration, mais de ce qu’ils sont capables de faire ? Comment les faire progresser ? Ce sera parfois avec des choses très basiques, comme l’hygiène, ou à partir de ce qui les motive : un jeune, par exemple, se mettait à bricoler dès qu’il voyait une boîte à outils. Ce genre de démarche n’est pas linéaire et prend du temps. Mais quand on respecte les désirs et les capacités des personnes, on peut avancer.

Dans le travail social, est-ce que l’on peut accepter qu’il n’y ait pas de réussite ?

D. Rivier – Qu’entend-on par réussite ? Une sortie vers l’emploi, la formation, un logement stable ? Si le projet de la personne est de vivre en caravane dans la forêt, suis-je prêt à accepter cette marginalité-là ?

B. Moulin –Avant, pour les jeunes, aller en CHRS était un échec, or cela se produit aujourd’hui, et l’on est content qu’ils puissent y aller plutôt qu’à la rue. Il faut être ouvert à des solutions marginales. Avant, la cohabitation et la collocation étaient hors de question : il fallait que le jeune ait un studio à la sortie de l’établissement. Aujourd’hui, cette situation est acceptée.

La difficulté est d’arriver à faire travailler ensemble les différents services, ceux de l’État et ceux du conseil général, notamment sur la question du logement : l’aide sociale à l’enfance [Ase] et les services sociaux. C’est le combat d’Interlogement 93. Un jeune qui sort de l’Ase aujourd’hui n’a pas accès à un logement social car il dépend du conseil général et non de l’État. Il faudrait qu’il fasse un petit séjour à la rue pour que sa situation soit du ressort de l’État !

D. Rivier – Le « parcours » institutionnel est tracé : les personnes passent d’une structure à l’autre. L’enjeu est de leur permettre de construire leur propre parcours, de faire émerger une parole singulière, d’ouvrir un temps de réflexion pour qu’elles puissent redevenir actrices et sortir de ce système institutionnel.

« L’injonction des institutions à l’autonomie véhicule une approche très libérale de l’individu. » L. Roussel

L. Roussel – Quel sens redonner à l’évaluation ? Cette question se pose-t-elle de la même manière pour les politiques publiques et pour les acteurs de terrain ? Sommes-nous là pour accompagner  la personne dans son objectif ou dans celui de l’institution ? Nous ne sommes pas contre l’évaluation, mais il faut savoir pourquoi on la fait. Évaluer, étymologiquement, c’est d’abord donner de la valeur aux choses. Elle pourrait nous permettre d’être plus efficaces, d’ajuster notre projet, et non être faite d’abord pour le financeur, le partenaire. Par ailleurs, l’injonction des institutions à l’autonomie est paradoxale ! Elle véhicule, en fait, une approche très libérale de l’individu.

B. Moulin – Pourtant, il y a des contraintes réelles : à partir de 21 ans, voire à partir de 18, les jeunes ne sont plus pris en charge. Si le retour en famille n’est pas possible, il faut que le jeune soit suffisamment autonome pour sortir de l’Ase.

La prise en compte d’une dimension collective dans le travail et l’action sociale, est-ce quelque chose de récent ?

D. Rivier – Depuis 2004, les assistants sociaux sont formés à l’action collective. Encore faut-il qu’il y ait une volonté institutionnelle, sinon, les assistants sociaux sont dans un environnement qui les pousse vers l’accueil individualisé.

L. Roussel – Ces pratiques sont assez anciennes. Cependant, dans certains endroits, ces logiques collectives s’effritent, alors qu’ailleurs elles sont découvertes. Ainsi, jusque récemment, le travail social dans les Caf [caisses d’allocations familiales] était très collectif. Aujourd’hui, on glisse plus vers une logique de guichet, individualisante.

Voyez-vous des signes positifs de résistance ?

D. Rivier – Une application de la loi de 2002 pourrait être positive avec la prise au sérieux des conseils de la vie sociale, une instance à laquelle participent les directeurs d’établissement, les travailleurs sociaux, et des représentants des « usagers » élus par leurs pairs. La parole de l’usager doit exister, être écoutée. N’est-ce pas aller dans le sens de la promotion de la parole de ceux que l’on dit « sans voix » au sein de la société ? Mais cette avancée met-elle en route les associations ? En 2008-2009, le mouvement de personnes handicapées « Ni pauvre ni soumis » revendiquait le maintien, voire l’augmentation de leurs allocations. On pourrait imaginer ce genre de mouvement venant d’autres publics.

Les personnes accueillies par une institution se sentent-elles autorisées à prendre la parole ? Comment peuvent-elles s’y exercer quand elles ne disposent pas du capital social et culturel qui y prépare ? C’est, à mon sens un des enjeux portés par la loi 2002, notamment avec les conseils de la vie sociale dans les établissements.

L. Roussel – Il y a tout de même des signaux positifs ! Du côté des institutions : en 2012, 34 directeurs généraux des services des départements ont signé un texte : « L’action sociale : boulet financier ou renouveau de la solidarité2 » invitant à repenser la solidarité. La réforme de la politique de la ville n’est pas allée au bout, mais le rapport Mechmache-Bacqué3 (en 2013) invitait à repenser les choses de façon intéressante.

Du côté de la société civile, il existe un mouvement de fond pour renouveler les démarches participatives, construire de l’empowerment à la française. En témoigne par exemple l’émergence du collectif national « Pouvoir d’agir ». En 2014, au cours des différentes assises régionales du travail social, on a aussi senti le questionnement de beaucoup de travailleurs sociaux sur la nécessité de changer d’approches.

Sur le terrain, on voit  naître des initiatives. J’ai en tête, dans le Nord, une démarche comme les forums permanents d’insertion qui permettent de faire émerger une parole collective et citoyenne à partir de l’expérience des personnes en grande précarité. Ou, dans un autre registre, l’apparition de monnaies locales, d’« accorderies », inspirées de ce qui se fait au Québec. Il est important d’être à l’écoute de ce qui émerge !

B. Moulin – À Interlogement 93 ou à Idée 93, nous avons fait le choix de travailler en réseau pour faire pièce à l’idée que les associations ne seraient que des prestataires de services. À Idée 93, ce sont bien les administrateurs des associations qui sont présents (les directeurs n’y participent qu’en tant que conseillers techniques), pour défendre l’idée que les associations doivent être respectées dans leurs valeurs et leurs projets associatifs. Il s’agit de se situer sur le plan politique et non sur le plan technique, alors que certaines fédérations, censées nous représenter auprès des ministères, n’ont guère renouvelé leur logiciel…

L. Roussel – La formation dans le travail social est sans doute une question à creuser. Il y a un certain nombre d’écarts entre celle-ci et les besoins des acteurs sur les territoires. Mais j’ai le sentiment que le changement de pratiques viendra plutôt par l’extérieur, de la société civile, de sa capacité à innover dans les marges, à reconstruire du politique et à refonder l’éducation populaire.

Propos recueillis par Bertrand Cassaigne et Aurore Chaillou.

À lire dans la question en débat
« Social : réparer ou reconstruire ? »


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1 Créée par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2007, l’Anesm est née de la volonté des pouvoirs publics d’accompagner les établissements et services sociaux et médico-sociaux dans la mise en œuvre de l’évaluation interne et externe, instituée par la loi du 2 janvier 2002 (source : www.anesm.sante.gouv.fr).

2 Laurence Quinaut, Denis Vallance et Philippe Yvin.

3 « Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera plus sans nous ».


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