Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Le développement, dans l’idée qu’en propose Amartya Sen, vise à renforcer, de manière équitable, les capacités effectives et potentielles (capabilités) des populations, afin qu’elles puissent choisir le mode de vie qu’elles souhaitent pour mener une vie épanouie. Dans ce cadre, les dotations en biens ne sont plus que des moyens pour mieux fonctionner et accroître leurs possibilités de choix. Ainsi est-il tout aussi important d’examiner quels sont les fonctionnements effectifs ( functionings) et les libertés des personnes, que de gérer le parc des différents biens disponibles, quelle que soit leur nature (biens primaires, biens essentiels, biens de consommation, durables, de capital, etc.).
Cette approche insiste sur la finalité humaine du développement. Elle n’est cependant pas dénuée de contradictions, voire d’insuffisances théoriques, dès lors qu’on la confronte à la réalité socioéconomique et à l’hétérogénéité des pratiques sociales. Sans prétendre à une quelconque exhaustivité, nous voudrions, dans les pages qui suivent, en présenter quelques exemples précis. Surmonter ces insuffisances permettrait l’émergence de nouvelles orientations de recherche qui invitent à approfondir, sinon à dépasser, les fondements de la pensée de Sen.
Les trois questionnements que nous avons retenus relèvent des champs respectifs de la philosophie, de la sociologie et de la mesure statistique. Ils traitent de la place de la responsabilité personnelle vis-à-vis de la liberté individuelle, du rôle des capabilités dans un contexte d’interactions sociales, et de la mesure des capabilités dans leur double aspect de fonctionnement et de liberté.
Sen est marqué, dans sa démarche, par la philosophie anglo-saxonne : pour celle-ci, tout phénomène est le résultat d’une série d’interactions entre éléments constitutifs clairement déterminés et s’articulant dans une logique de causes et d’effets. Sa réflexion éthique puise à diverses sources de la pensée occidentale.
Sous l’influence de Martha Nussbaum, la référence à Aristote le conduit dans ses écrits tardifs à définir le bien-être non pas comme la somme de satisfactions personnelles, mais plutôt comme l’expression d’une vie épanouie résultant d’un certain nombre de réalisations. Dans cette perspective téléologique, il prend en compte les projets des individus, les finalités qu’ils se donnent par rapport à des principes partagés au cœur de la cité.
Néanmoins, le plus souvent, en référence à Kant, il considère la liberté comme l’expression d’une volonté autonome : l’être humain est libre dans la mesure où il se donne à lui-même sa propre loi. D’où l’usage fréquent chez lui de la notion d’ agency, qui retrace la capacité d’acteur d’une personne, lui permettant de réaliser les buts qu’elle valorise. Sen, cependant, ne considère pas pour autant que cette autonomie de la volonté soit intrinsèquement liée au respect de la loi morale, exprimée chez Kant par l’impératif catégorique.
Dès lors, les libertés individuelles – exprimées par la capacité potentielle de choix – demeurent toujours premières. La responsabilité à l’égard d’autrui, et à l’égard d’une action collective, n’est jamais mise au premier plan. Elle n’est comprise que comme une responsabilité ex-post, c’est-à-dire résultant de la liberté d’acteur.
L’individu est perçu comme responsable de ses actes en termes conséquentialistes, et non comme une personne capable, pour satisfaire à des obligations, de freiner sa liberté ex-ante, avant d’agir. Or la responsabilité chez Kant se situe justement au niveau de l’intention, avant même que l’action ne soit accomplie. Il s’agit bien d’une responsabilité ex-ante. Certes, Sen reconnaît lui-même, quand il réfléchit sur la soutenabilité du développement, que les individus ont des obligations vis-à-vis des générations à venir, et la capacité d’aller au-delà de ce qui est directement exigible d’eux. La conséquence n’est-elle pas d’élargir la responsabilité à la réalisation des droits des autres, et ce de manière indéfinie 1 ! Il importerait donc de préciser comment Sen articule le développement des capabilités individuelles et la participation au développement social, à des biens communs qu’il conviendrait de définir et promouvoir ensemble.
Dans ses écrits sur la capacité d’acteur ( agency), Sen insiste sur la disposition d’un individu à s’occuper de finalités sociales : « Le choix de l’organisation sociale doit être fait en fonction de sa capacité à promouvoir les capabilités humaines. Certes, si l’on veut rendre pleinement compte de la liberté individuelle, il faut aller au-delà des capabilités liées aux conditions de vie personnelle et prêter attention aux autres objectifs que la personne se donne (par exemple à ses objectifs sociaux qui n’entretiennent pas de rapport direct avec sa vie personnelle) mais le fait d’accroître les capabilités humaines doit jouer un rôle essentiel dans la promotion de la liberté individuelle. » 2.
L’accent demeure néanmoins sur la défense de la liberté individuelle. Ni la relation aux autres, ni la participation à des buts, voire à des biens communs au sein d’une société politique, ne sont considérés comme constitutifs de la liberté et de l’identité individuelles. Cet accent sur la capabilité individuelle occulte la manière dont peut s’élaborer, puis s’exprimer au sein d’un groupe ou d’une société, une ‘capabilité collective’. On trouve, dans l’analyse de Sen, la possibilité que des capabilités individuelles soient issues de l’interaction sociale : ce sont des socially dependant individual capabilities. Mais on ne sait pas comment les capabilités d’un individu peuvent se développer dans la relation à autrui et comment, associées à d’autres, elles permettent la réalisation de projets collectifs. Au-delà de la simple juxtaposition ou agrégation de capabilités individuelles, quelle est l’émergence d’une possibilité nouvelle et collective d’agir et de créer, autrement dit d’une « agency collective » !
La question se pose dès lors de savoir quelles institutions favoriseraient le déploiement par les individus de leurs capabilités, individuelles et collectives. Sen répond en mettant l’accent sur l’importance des valeurs démocratiques et en insistant sur le fait qu’elles ne peuvent pas être considérées comme le seul apanage de l’Occident 3. Il existe, malgré tout, des structures sociales et politiques fondamentalement injustes et ne permettant pas à chaque individu de constituer puis d’exprimer ses capabilités. Elles peuvent même, au contraire, en renforcer la pauvreté, tant en termes d’accès aux biens et services, que de potentialités.
L’approche de Sen implique, de fait, une interrogation sur l’injustice des structures et des institutions économiques, sociales et politiques, y compris dans les pays démocratiques. Il invite à traiter ces injustices en renforçant les capacités des plus vulnérables, et les solidarités effectives entre les plus favorisés et les moins bien lotis. Il insiste aussi sur la nécessité d’améliorer l’action des pouvoirs publics, par exemple pour lutter contre la malnutrition, tout autant que la participation démocratique des populations aux décisions qui les concernent. Mais comment prend-il en compte le défi d’une contribution des décideurs, membres d’institutions qui sont facteurs d’injustices structurelles, à la transformation de ces structures 4 ! Sa défense constante des principes libéraux et des régimes démocratiques explique peut-être sa modération face aux dysfonctionnements du système économique capitaliste et aux exactions des acteurs économiques dominants.
Dans ce cadre, pour favoriser une analyse critique des structures injustes, on comprend l’enjeu que représente la mesure des inégalités de capabilités à l’intérieur d’un groupe ou d’une société.
Le problème de la mesure vient de la définition même de la capabilité. Celle-ci recouvre deux dimensions. Une dimension de fonctionnement, qui retrace ce que la personne réalise effectivement, et une dimension de capacité potentielle – ce que la personne pourrait réaliser si l’occasion lui en était fournie. Cette deuxième dimension peut aussi être perçue comme recouvrant les libertés de choix entre plusieurs alternatives.
Mesurer la dimension des ‘fonctionnements réalisés’ ne pose pas trop de problème. Il s’agit, en fait, de poser un regard légèrement différent sur l’appréhension des conditions de vie ou sur certains comportements particuliers, comme expression d’un certain niveau de bien-être. Les enquêtes classiques sur les ménages recueillent les informations correspondantes et permettent l’élaboration d’indicateurs de pauvreté multidimensionnels, issus de la combinaison des différents fonctionnements. La question est celle de la pondération à accorder à ces derniers, notamment à ceux qui sont les plus déficients. Ceci peut se faire de différentes manières : en fixant les pondérations de manière arbitraire, sur base de discussions entre experts, en utilisant des méthodes d’analyse factorielle qui considèrent les inégalités entre individus...
A l’inverse, la mesure de la dimension ‘libertés de choix’ se heurte à de multiples difficultés : comment mesurer des variables qui ne sont pas directement observables ! Relatives à des situations possibles, dans un contexte d’opportunités donné, elles ne se sont pas encore réalisées. Il s’agit d’induire, sur la base d’informations déjà existantes sur la population, les capacités potentielles des individus dans un contexte particulier. Ceci demande de mettre au point des méthodes spécifiques.
Plusieurs avancées devraient conduire à dépasser ces limites et à esquisser des solutions innovantes, et ce pour les trois exemples précédents.
On peut compléter la responsabilité ex post de Sen par la vision éthique de Ricœur 5 qui considère que la capacité de s’imputer une responsabilité est une caractéristique propre de la personne. L’insistance mise par Ricœur sur l’identité du sujet, et sur sa capabilité narrative, permet de rendre compte de sa responsabilité à l’égard du monde et des autres, dont il se reconnaît à la fois le prochain, par ses relations directes, et le socius, par la médiation des institutions. L’approche de Sen s’enrichit alors en considérant non plus des individus porteurs d’une capacité d’acteur, mais des personnes coresponsables les unes des autres dans une même communauté politique en vue d’écrire une histoire commune 6. La mesure des dimensions constituantes de cette capabilité de responsabilité s’appuie alors, dans une démarche d’éthique positive, sur l’observation des choix qui sont effectivement faits par les personnes en situation, et sur l’examen des valeurs de référence qui les inspirent.
Des interactions d’une personne avec d’autres naissent des capabilités sociales, qui ne se ramènent pas aux capabilités individuelles. La combinaison des différentes capabilités individuelles et sociales rend compte en partie des capabilités collectives de groupes sociaux 7. En partie seulement, car le rapport aux institutions publiques et au collectif comme tel ne se réduit pas une somme de capabilités individuelles. D’ailleurs, les capabilités sociales ne sont pas toujours positives (ou bienveillantes), et les membres d’un groupe peuvent ne pas s’entendre, voire chercher à s’autodétruire. Il en va de même pour les capabilités collectives.
Si l’on postule que ce qui intéresse une personne au premier chef, c’est la qualité et la quantité de relations qu’elle entretient avec autrui, aussi bien que la qualité de relations de ses différents voisinages, on peut tenter de prolonger l’approche de Sen en formalisant une « capabilité relationnelle ». L’inégalité entre capabilités individuelles peut être un facteur d’exclusion et de violence, et l’écart entre capabilités collectives, de différents groupes ou classes, peut exacerber les antagonismes et détériorer le climat social. La prise en compte des capabilités relationnelles sociales et collectives, au sein d’un groupe ( bonding) ou entre groupes ( bridging), permet alors de lutter contre le déni de reconnaissance et l’exclusion des individus et des groupes, et de rechercher la transformation de capabilités relationnelles négatives en capabilités positives 8.
La mesure des capabilités est indispensable à l’évaluation des politiques publiques. Mais cette évaluation bute sur la difficulté à mesurer la dimension « liberté » de la capabilité.
Certaines solutions à ce problème portent sur le choix de variables approchantes de ces libertés ( proxies), considérées comme des possibilités alternatives de choix. Elles retracent les aspirations des agents, leur perception d’une situation, leur sentiment de réussite ou d’échec. D’autres font appel à des méthodes d’induction qui estiment les libertés, comme autant de capacités potentielles, en s’appuyant sur les fonctionnements effectivement observés. Référence est alors faite à la théorie des ensembles flous, aux modèles de variables latentes 9 ou aux méthodes de la statistique inférentielle.
Ces avancées ouvrent des voies pour interpréter la pauvreté et les inégalités, considérées comme privation de certaines libertés, mais aussi pour mesurer la vulnérabilité. Elles intègrent la capacité de résilience et l’exclusion sociale comme déni de l’accès à certains choix. Ces résultats sont utiles pour les institutions comme le Pnud 10 qui, à travers la production de rapports mondiaux annuels et de rapports nationaux, promeut des politiques de développement humain préconisant le renforcement des capabilités. Il en est de même pour l’Agence française de développement 11 et la mise en œuvre de ses politiques sectorielles. Mais les agents privés, associations ou entreprises multinationales qui se sentent une responsabilité sociétale dans les milieux où ils opèrent sont tout aussi concernés 12.
Amartya Sen a souvent reconnu l’incomplétude de son système de pensée, préconisant alors le terme d’approche, plutôt que celui de théorie, en ce qui concerne les capabilités. En réponse à cette incomplétude, dont nous avons relevé certains aspects comme l’articulation entre la liberté et la responsabilité, l’importance de l’interaction sociale et la mesure des capabilités, diverses solutions sont proposées comme l’introduction d’une capabilité de responsabilité, la prise en compte de capabilités relationnelles débouchant sur l’action collective, et des innovations dans les méthodes de mesure.
Cette situation d’incomplétude présente néanmoins un avantage indéniable : celui de stimuler la réflexion, théorique et empirique, notamment chez les jeunes chercheurs des pays du Sud, afin d’approfondir et d’étendre l’approche par les capabilités. Car celle-ci offre encore de multiples possibilités d’innovation au sein d’un espace analytique qui demeure en construction.
1 / Amartya Sen, ‘Eléments d’une théorie des droits humains’ in La liberté au prisme des capacités : Amartya Sen au-delà du libéralisme , J. De Munck et B. Zimmermann (éd.), EHESS, 2008.
2 / Amartya Sen, l’Economie est une science morale, La Découverte, 1999, p. 65.
3 / Amartya Sen, Reason Before Identity, Oxford University Press, Oxford, 1999.
4 / S. Alkire, “Structural injustice and democratic practice”, Séverine Deneulin, Mathias Nebel and Nicholas Sagovsky, eds, Transforming unjust structure. The capability approach, Springer, 2006, p.47-61.
5 / Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Stock, 2004.
6 / Séverine Deneulin, M. Nebel et N. Sagovsky (éd), Transforming Unjust Structures: The Capability Approach, Springer, Dordrecht, Pays-Bas, 2006.
7 / Jean-Luc Dubois, A.-S. Brouillet, P. Bakhshi, C. Duray-Soundron, Repenser l’action collective : une approche par les capabilités , L’Harmattan, Réseau Impact, 2008.
8 / Cf. Jean-Luc Dubois, Gaël Giraud, Kevin M. Lompo, Cécile Renouard, ‘The relational Capability : Theory and Empirical Evidence in Nigeria’, conférence Equality, Inclusion and Human development, Human Development and Capability Association , IIHD, New Delhi, 2008.
9 / J. Krishnakumar, ‘Going Beyond Functionings to Capabilities : An Econometric Model to Explain and Estimate Capabilities’, Journal of Human Development Vol.8, n°1, 2007.
10 / Programme des Nations unies pour le développement, 2005, 15 années de publication du Rapport mondial sur le développement humain 1990-2004, CD-Rom, New York.
11 / Valérie Reboud (ed.), Amartya Sen : un économiste du développement ! AFD, Paris, 2006.
12 / Cécile Renouard, Un monde possible : les acteurs privés face à l’injustice, Seuil, 2008.