Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Comment s’explicite l’expérience de l’injustice au travail ? François Dubet et son équipe invitent à une grande traversée qui ne laisse à l’écart aucune catégorie socio-professionnelle : des agriculteurs aux précaires de l’université titulaires d’un doctorat, des salariés du « Grand électricien » aux caissières de supermarché parfois brocardées par fausse compassion politicienne, le panorama est large. Il englobe le monde des cadres et celui des ouvriers, les salariés du privé comme du public, ceux en Cdd comme en Cdi. Le pari est donc de monter « en généralité » et de parvenir à rendre compte des manières dont se dit, se pense, s’exprime l’injustice sociale, et a contrario à s’interroger sur ce que serait une société juste.
La démonstration s’appuie sur trois catégories dites fondamentales, l’égalité, le mérite et l’autonomie. Dans la sphère des idées, celles-ci se complètent et convergent. Elles renvoient à des dimensions fondamentales du jugement moral. Leur complémentarité est analogue à celle des trois éléments de la devise républicaine « liberté, égalité, fraternité ». L’égalité peut ouvrir à des comparaisons en maints domaines, ceux de la rémunération, de la considération, de la reconnaissance, des avantages en nature... Les caissières apprécient parfois la visite des « grands » dans leurs locaux, leur réfectoire étant décoré pour l’occasion, mais ne supportent pas de voir les restes de leur repas abandonnés sur les tables, elles y voient la marque d’un mépris et le signe d’un traitement inégalitaire. Le mérite s’évalue principalement à partir de la formation initiale et de la compétence professionnelle, de la reconnaissance du travail bien fait. A contrario, un travail bâclé jamais sanctionné, celui d’une aide-soignante particulièrement brouillonne dans une structure hospitalière peu encline à identifier des fautes, fait naître un sentiment d’injustice dans l’entourage. L’autonomie, très valorisée dans certains types d’organisation qui prennent distance avec le taylorisme, fait appel aux qualités et ressources des individus. Parmi les chefs de rayon de la distribution, elle stimule et engendre « un bon stress » chez celui qui se sent motivé pour vendre et faire du chiffre même à partir de produits réputés difficiles à placer. Mais elle peut aussi induire un mauvais stress, la peur de perdre sa place, quand on lui attribue aussi une rupture conjugale à cause d’un surinvestissement dans le travail.
Dans ce monde « réel », les dieux se font la guerre. Egalité, mérite et autonomie ne font pas nécessairement bon ménage. La rémunération au mérite est inégalitaire par définition. L’inégalité des traitements devrait donc être compensée par une égalité des chances ou des opportunités. Le mérite fait d’ailleurs jouer deux variables par forcément compatibles : le diplôme, associé à une éducation-formation, et la compétence professionnelle. Des ajustements sont possibles. L’autonomie laissée dans certaines organisations du travail autorise des prises de risques, elle valorise certains individus au détriment d’autres.
La démonstration, fortement structurée, est relativement convaincante : elle rend bien compte d’une certaine complexité des jugements qui renvoie en miroir à la complexité des situations. Les différents aspects de la vie professionnelle ne peuvent être ramenés à une seule dimension, les emplois et les travaux ne pouvant être jugés à une seule aune. Le lecteur, souvent usager des services (ceux de la caissière, du centre d’appel), est invité à regarder les conséquences de ses propres conduites qui sont partie prenante de l’appréciation des situations de justice ou d’injustice. Dans nombre d’entre elles, le client n’est pas neutre : son comportement dans la consommation peut accentuer les injustices. Troisième élément convaincant de la démonstration, la manière dont les systèmes de management, qui peuvent articuler les valeurs d’égalité, de mérite et d’autonomie et les promouvoir, sont souvent sanctionnés et réévalués au vu de leurs proclamations. Les passe-droits, les copinages, seront particulièrement mal perçus dans des organisations où la rémunération est déterminée au mérite...
La réserve qui peut venir à la lecture est double. D’un côté, elle vient de l’a priori théorique qui consiste à isoler des valeurs fondamentales d’un milieu qui les aurait fait naître. Dans leur théorie de la justification, Boltanski et Thévenot postulaient l’existence de cités (la perspective s’est d’ailleurs fortement clarifiée dans le Nouvel esprit du capitalisme); les cités étaient un croisement entre la sphère morale et la sphère de l’activité humaine structurée par des finalités (l’économie, le politique, le social,…). Ici, a priori, les dimensions du jugement sont distinctes de ces sphères. Pourtant, on est rapidement tenté de rapporter l’égalité à la sphère politique, le mérite à la sphère sociale (éducation) et à la sphère économique (évaluation des compétences professionnelles), l’autonomie pourrait aussi renvoyer plus explicitement à la sphère domestique. Si ce rapprochement est licite, cela conduirait à penser que les acteurs évaluent leurs situations en référence non seulement à des critères économiques ou industriels mais aussi aux autres sphères de la vie sociale.
Cela conduit à une deuxième réserve : une interrogation sur la pertinence de la montée en généralité proposée ici. Car elle fait en partie abstraction du caractère potentiellement structurant des métiers et des professions dans la formation du jugement. Un chapitre est certes consacré à la distribution socio-professionnelle des attitudes mais ne semble intégré qu’en partie à la problématique. Les sociologues ne nous renvoient aucune discussion de l’intégration par les acteurs économiques de critères économiques dans l’appréciation des situations : la justesse de la rémunération pourrait être référée non seulement à la qualification, à la compétence mais aussi à la rareté associée à la qualification. Reflet d’une réalité,… ou d’une grande distance entre les approches des économistes et celles des sociologues ?
Pierre Martinot-Lagarde