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Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides

Jacques Semelin Seuil, coll. La couleur des idées, 2005, 492 p., 24 €

Peut-on « penser l'impensable » ? En refermant cet important ouvrage, dont la publication fera date dans le champ des recherches sur les « crimes de masse », on peut répondre oui, résolument : même devant les actes qui semblent les plus barbares ou les plus pathologiques, l'intelligence ne peut démissionner; le chercheur doit s?atteler à comprendre, surmontant sa révolte morale et sa répulsion. Ayant défini son objet ? non pas le « génocide », notion trop juridique et trop chargée de connotations, mais le « massacre de masse » ? l'auteur met sa triple compétence de psychosociologue, d?historien et de politologue au service d?une patiente recherche interdisciplinaire, portant sur de nombreux cas de massacres, mais surtout sur trois d?entre eux : Shoah, purification ethnique dans les Balkans, génocide rwandais. Cette démarche comparative lui permet d?exposer dans toute leur complexité les facteurs très divers qui permettent de comprendre le « passage à l'acte » : ce qui le prépare (montée, dans une société en crise, des imaginaires de « l'autre en trop » ou de « l'autre dangereux »), ce qui le facilite (contexte de guerre, polarisation « eux/nous » exacerbée, légitimation par les intellectuels), ce qui fait sauter les derniers freins (silence des autorités morales ou religieuses, absence ou démission des « tiers » et des témoins, impunité des premiers meurtres), ce qui provoque le basculement (décision du pouvoir politique, organisation planifiée de moyens publics), ce qui oriente politiquement le massacre (éclairante distinction entre trois types d?objectifs politiques : soumettre, éradiquer, s?insurger). En exposant ainsi la diversité et l'extrême complexité des facteurs qui permettent de comprendre les « mécaniques du meurtre de masse », l'auteur n?est inspiré par aucune vision déterministe de l'Histoire : affirmant, avec Hannah Arendt (dont il revisite au passage la thèse sur la « banalité du mal »), que « l'événement éclaire son propre passé, mais ne saurait en être déduit », il se garde de toute théorie générale laissant croire que les massacres surviendraient nécessairement dès lors que seraient réunis les facteurs qu?il décrit. D?où son inconfortable scepticisme, in fine, à l'égard de l'idée qu?on pourrait prévenir les massacres dès lors qu?on saurait mieux les prévoir, grâce aux signes avant-coureurs mis en évidence par les travaux de chercheurs. Même s?il partage, comme citoyen, le désir largement exprimé après chaque massacre ? « plus jamais ça ! » ?, le chercheur ne peut entretenir la croyance ? plus illusoire encore s?il pense, avec Pierre Hassner, que nous venons d?entrer dans le temps de la « revanche des passions » ? qu?en connaissant plus finement les mécanismes des massacres on saura mieux les prévenir. D?où sa conclusion, désabusée mais fort pertinente, qui renvoie à la responsabilité du politique, seul capable de « prévenir » : « Il faudrait beaucoup de détermination politique pour que les spectres du massacre et du génocide soient véritablement derrière nous ». Méritoire humilité, en conclusion d?un tel travail !

Christian Mellon
14 juin 2006
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