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Or noir : la grande histoire du pétrole

Matthieu Auzanneau La Découverte, 2016, 882 p., 14€

L’histoire du pétrole est une histoire d’émancipation sociale ! Grâce à lui, l’homme n’est plus « tributaire de la santé de ses bêtes » : les machines agricoles alimentées au diesel remplacent la traction animale. Matthieu Auzanneau raconte comment l’arrivée du pétrole et sa distribution croissante au XXe siècle ont amorcé une rupture avec le siècle précédent. Le pétrole est plus efficace que n’importe quelle énergie fossile. Il va progressivement remplacer des sources d’énergie désormais moins compétitives car plus chères par rapport aux volumes produits. « Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le charbon fournit encore à l’économie mondiale deux fois plus d’énergie que le pétrole. Dès 1970, la situation est inversée. »

À l’été 1955, Charles Trenet fait chanter la France avec Nationale 7, « la route des vacances, qui traverse la Bourgogne et la Provence ». Son ciel « chasse les aigreurs et les acidités / qui font le malheur des grandes cités ». La voiture symbolise une ascension sociale pour les Français qui goûtent aux congés payés depuis vingt ans. L’essence désenclave le pays. Mais Matthieu Auzanneau va plus loin que simplement nommer l’avènement d’une société des loisirs. « Avant l’ère industrielle, plus des trois quarts de l’humanité vivaient dans un état d’asservissement physique au travail. Jusqu’à la moitié du XIXe siècle, l’esclavage, le servage, le métayage et les autres formes d’assujettissement plus ou moins complet étaient partout des réalités banales. »

Mais les richesses venues de la manne pétrolière ne vont pas être les mêmes pour tous les pays. Les États-Unis bénéficient de la découverte des champs dans les sous-sols et au large de la Californie. Puis la Maison blanche assure son approvisionnement au Moyen-Orient et en Amérique latine. Quant à l’Europe, faiblement pourvue en pétrole, l’accès à la ressource magique déterminera aussi les tensions et les alliances dans ses relations internationales. L’histoire des pays exportateurs (le Venezuela, l’Irak, l’Arabie Saoudite…) se trouve bouleversée par les intérêts étrangers.

Au sein des nations elles-mêmes, l’abondance pour certains signifie une exclusion pour d’autres. Des populations rurales sont déplacées par la Révolution verte qui, en vertu d’un progrès technologique aux rouages huilés par le pétrole, a poussé vers les villes « des dizaines et des dizaines de millions, paysans et enfants de paysans, absorbés dans des bidonvilles. Ciudad Juárez, Mexico, Bogota, Caracas, Port-au-Prince, Lagos, Rabat, Le Caire, Téhéran, Shanghai... ». Creusement des inégalités, mais aussi pollutions de l’atmosphère sont le lot de cette industrie très lucrative aux coûts multiples. Les gaz à effet de serre impriment une facture carbone indigeste pour la planète, ses habitants et ses espèces.

À la lecture de l’ouvrage, une frise se déroule ainsi sous nos yeux. Depuis l’épopée de Gilgamesh qui « utilise 18 000 litres de bitume pour rendre son arche étanche » au récit biographique de l’Américain Edwin L. Drake qui, le premier, fora du pétrole à vingt mètres de profondeur en 1859 ; depuis le télégraphe utilisé par Clemenceau en 1918 pour demander au président Wilson de renflouer le pétrole de la guerre, à l’embargo des pays arabes en 1973 qui accéléra l’émergence du nucléaire civil ; c’est, en toile de fond, un portrait de notre société qui émerge. L’auteur saisit un trait d’humour d’André Giraud, ministre de l’Industrie sous Giscard d’Estaing : « Le pétrole est une matière première qui a un fort contenu diplomatique et militaire, un contenu fiscal important et accessoirement un pouvoir calorifique ». La densité du propos – le livre fait 800 pages – tire sa force d’une pensée qui démontre avec prudence sans céder aux causalités hâtives et synthétise sans perdre en complexité. Contentieux juridiques, contrats d’entreprise, documents d’archives, Matthieu Auzanneau nous immerge dans la matière brute, objet de ses recherches. Vous ne regarderez plus de la même façon votre tupperware, vos collants en nylon ou le réservoir de votre voiture.

Lucile Leclair
22 août 2017
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