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La société hyper-industrielle. Le nouveau capitalisme productif

Pierre Veltz Seuil, 2017, 128 p., 11,80 €

La société d’aujourd’hui se qualifie souvent de « postindustrielle ». Si l’on reprend la tripartition classique (secteur primaire de l’agriculture et de l’extraction minière, secteur secondaire de l’industrie de transformation, secteur tertiaire des services), il semblerait que s’allège le poids du secteur industriel. En témoignent l’imaginaire de chacun devant les nombreuses friches et la diminution de la part de la valeur ajoutée industrielle dans le Pib national (une diminution qu’il convient de nuancer si on la calcule à structures de prix constants). Sur le plan social, cet effacement se traduit par la baisse d’influence des partis ouvriers et la montée politique des classes dites moyennes (employés, fonctionnaires)– une montée qui ne suffit cependant pas à neutraliser leur progressive marginalisation.

À l’échelle de l’économie mondiale, le tableau est différent. La désindustrialisation des pays occidentaux va de pair avec l’industrialisation de certains pays jadis en jachère, la Chine surtout, mais aussi l’Inde ou d’autres pays « émergents ». Mais surtout, si l’on compte les transports dans le secteur de l’industrie, la désindustrialisation mondiale n’est pas à l’ordre du jour. Une prospective assez simple laisse penser que l’amélioration du niveau de vie de ces nouveaux pays industriels sollicitera une forte croissance de la production mondiale. Globalement parlant, la société postindustrielle n’est pas pour demain.

Pour autant, il n’est guère possible de penser l’industrialisation de demain comme le prolongement de celle d’aujourd’hui, du moins dans les secteurs ouverts à la communication permise par les nouveaux outils électroniques. Émergent, déjà, les linéaments d’une société soumise à l’effet numérique, de configuration technique fort différente, société que Pierre Veltz qualifie d’hyper-industrielle, prenant ainsi le contrepied de l’idée reçue qui annonce le déclin de ce secteur. De même que les fougères, ces plantes primitives, ont continué à coexister avec les flores les plus complexes d’aujourd’hui, l’industrie d’hier coexistera sans doute encore longtemps avec l’hyper-industrie. Reste à préciser les principaux caractères de cette société hyper-industrielle : interpénétration des services et de l’industrie, primat de la relation sur la transaction, émergence de pôles industriels qui transcendent la géographie.

Interpénétration des services et de l’industrie.

La séparation – poussée jusqu’à l’extrême dans le système fordiste – entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent, disparaît sous la poussée de deux phénomènes conjoints.

D’abord, l’importance croissante de l’investissement immatériel dans le processus de production. L’économie des services devient une économie de la connaissance. Renault regroupe sur le techno-centre de Guyancourt plus de 10000 ingénieurs, techniciens et employés, alors que sa plus grosse usine de montage (celle de Douai) ne rassemble que 5000 employés. Le rapprochement de l’industrie et des grandes universités de recherche, dites d’excellence – les USA montrent ici la voie – est un autre signe.

Cette interpénétration touche également la commercialisation. Sous couvert de matériel, on vend des services. Le secteur des voitures offre au client un service de mobilité, dont le leasing, de préférence à l’achat sec, est la partie financière. Rolls-Royce ou General Electric vendent des heures de fonctionnement de leurs moteurs d’avion, Michelin fournit des pneus payés au nombre de kilomètres parcourus et Apple, Microsoft, Google, des services d’interactions. De plus en plus, les productions de masse et standardisées cèdent la place à une configuration productive qui s’ajuste à la demande particulière du client. Les données recueillies sur Internet, qui traduisent les préférences des internautes, acquièrent une valeur marchande au prorata de l’adaptabilité des processus de production, adaptabilité permise par le numérique.

L’accessibilité des réseaux de communication (électroniques, maritimes…), permet de répartir la chaîne de valeur entre les pays aux avantages comparatifs diversifiés. Le moins disant social n’est pas toujours privilégié. La proximité des marchés, les facilités financières et, last but not least, la fiscalité, conduisent à un éparpillement de la production qui rend vain le désir de « préférence nationale » pour les secteurs exposés aux courants internationaux. Certes, les « vins de pays », les produits agricoles d’origine contrôlée, le tourisme organisé et les industries pondéreuses, telles les cimenteries, gardent un fil régional à leur patte économique, mais tout ce qui est transformation connaît le sort des industries nomades.

Primat de la relation sur la transaction

La dimension culturelle de la société hyper-industrielle n’est pas moins intéressante que sa dimension technique. L’économie de la connaissance – qui est le propre de cette société – favorise les relations entre pairs, capables de s’entendre par-dessus le cloisonnement des pays, des hiérarchies et des spécialités. Jadis curiosité japonaise, cette communication horizontale qui court-circuite les procédures hiérarchisées devient la norme des centres les plus dynamiques de la nouvelle économie. Certes, le culte de la compliance, cette soumission scrupuleuse aux normes, aux règlements, aux protocoles, aux rubriques et aux procédures dictés par la hiérarchie, ne cèdera pas facilement la place à la réactivité plus risquée des start-ups innovantes. Crainte du risque oblige. Mais ce repliement derrière les règles ne peut que pénaliser les industries matures face aux industries innovantes qui mobilisent des réseaux étendus. En revanche, la prime revient à ceux qui, tels des robots multifonctions aisément reprogrammables, peuvent mobiliser le travail liquide et autonome où le résultat compte plus que le moyen. La qualité fleurit alors aux confins d’un dialogue intelligent entre concepteurs, opérateurs d’exploitation, maintenance et service après-vente.

Émergence de pôles dynamiques

Le corollaire géopolitique et social de cette économie de réseaux est l’émergence d’une sorte d’archipel où surnagent des hubs logistiques, intellectuels ou financiers. Ces hubs, tels des vagues monstrueuses qui se nourrissent des flots de moindre ampleur, naissent in the middle of nowhere (Dubaï, Shenzhen, après la Silicon Valley ou Singapour), creusant autour d’eux des périphéries de pauvreté. L’écart croissant des revenus entre, d’une part, les parties-prenantes de ces pôles et, d’autre part, leurs marges extérieures n’est pas uniquement dû à la financiarisation de l’économie, qui n’en est qu’un aspect. A montré sa vacuité le mythe de l’égalisation des revenus et des patrimoines, attachée à une commune accessibilité des connaissances permise par Internet. Cet échec de la démocratisation heureuse de l’économie par le numérique était prévisible, car il manque à l’information, pour devenir connaissance, cette culture commune, ces relations qui permettent une synergie dont jouissent les pôles dynamiques. Comme dans toute économie de réseau, le premier installé bénéficie d’une rente énorme, sans proportion avec le revenu obtenu par le suivant, car pour chaque partie prenante, la valeur de l’interconnexion croît avec le nombre d’adhérents.

Pierre Veltz conclut son ouvrage dans un effort d’optimisme pour la France et l’Europe. Il loue, en particulier, la capacité française à rendre moins douloureux le choc de la société hyper-industrielle, par le moyen d’une politique redistributive qui n’ampute pas trop les centres d’excellence intellectuelle dont profite encore l’économie de l’hexagone. Mais la logique de l’ouvrage ne s’inscrit-elle pas en faux contre cet horizon de salut ? Si l’on suit le raisonnement de l’auteur, l’avenir semble favoriser plutôt des pôles industriels qui laissent, autour d’eux, non pas des glacis productifs mais le désert.

Étienne Perrot
30 août 2017
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