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Film - Notre monde

Thomas Lacoste 2013, France, 119 min

À l’origine de Notre monde, le besoin et le désir de penser. Besoin et désir immenses, invraisemblablement nouveaux, mais dont presque rien ne vient à la rencontre, ni ne soupçonne l’intelligence et la vérité, comme le dit la voix bouleversante de Michel Butel. Presque rien, si ce n’est « cet objet cinématographique non identifié [inventé] pour les nuits blanches et les jours sans fête. » Vingt-sept intervenants1 se détachent, un à un, d’un fond noir, et questionnent la société française.

Thomas Lacoste poursuit le travail de Penser critique2, dont l’on retrouve les grands thèmes (celui de la frontière par exemple) et de nombreux protagonistes. Leurs réflexions, d’une générosité rare, s’insèrent ici dans une véritable dramaturgie. Regroupées en dix séquences – de l’« éducation » aux « conditions de la démocratie » –, elles sont encadrées d’un prologue et d’un épilogue qui donnent les clés du film. D’un bout à l’autre, la lecture du roman Trois femmes puissantes offre une ouverture et un autre niveau d’analyse. L’une des réussites du montage est d’avoir su ménager silences et respirations pour une pensée exigeante, en tension, qui aborde de très nombreux sujets.

La radicalité de la critique, d’autant plus forte que les propos sont condensés3, n’est pas gratuite. Elle tient d’abord à la gravité de la situation en France dans de nombreux domaines, que le désengagement et la privatisation de l’État ne font que renforcer. L’ambiance visuelle et sonore, les idées émises, entretiennent un sentiment d’urgence et de menace. S’exprime ainsi la volonté de n’euphémiser ni les inégalités et les injustices vécues, ni les rapports de force. Une volonté aussi de bousculer les perceptions habituelles : ainsi à propos des tribunaux « soumis au diktat du productivisme répressif », alors que, paradoxalement, la lutte contre la délinquance n’a jamais vraiment commencé, ou sur l’école, où le « casier scolaire » pèse sur la destinée des individus, et où les manuels sont des « objets tératologiques ». Mais l’esprit critique déployé vise à libérer les possibles. Pour chaque intervenant, qu’il s’agisse de politique culturelle ou d’organisation du travail, il est possible de faire autrement : il n’y a pas de fatalité. Sans doute manquons-nous d’imagination et de courage, restant souvent cantonnés au rang de spectateurs. « Tout nous empêche d’imaginer qu’on pourrait voler dans l’azur » (Michel Butel). Pourquoi ne pas « inventer d’autres amours, d’autres familles, d’autres imaginaires » (Elsa Dorlin) ? Quant à la vie démocratique, « il y a de la pensée et de la sensibilité, mais nul lieu où les élaborer » (Sophie Wahnich). D’où la nécessité de nous réunir politiquement, de réinvestir les lieux du politique. Des propositions concrètes sont formulées. Le magistrat Patrick Henriot en appelle à des réformes du droit des étrangers, pour mettre un terme à un quasi « apartheid juridique » : redonner au juge judiciaire la possibilité de contrôler la politique d’enfermement administratif, voire supprimer ce dernier, et dépénaliser le séjour irrégulier. Dans un tout autre domaine, l’anthropologue Françoise Héritier propose « que les congés de paternité et de maternité soient partagés de manière égale entre le père et la mère, quand ils existent tous les deux. (…) Des conventions collectives garantiraient pour les deux sexes le retour à l’emploi et l’accès aux promotions normales. De plus, et c’est là le point essentiel, le temps passé à ces congés d’après naissance compterait double pour l’ouverture des droits à la retraite. Ainsi, non seulement on faciliterait l’accès des hommes aux tâches domestiques et aux responsabilités paternelles, mais ces tâches seraient enfin considérées comme dotées de valeur. »

Notre monde, comme le langage dans lequel il se dit, est nécessairement politique. Les mots ont un sens ; les droits et valeurs de nos sociétés, loin de se réduire à des éléments de discours, sont des problèmes entiers. Le philosophe Étienne Balibar relève que « les principes au nom desquels nous nous réunissons et essayons de nous battre sont fondamentalement abstraits.  L’égalité, c’est abstrait. La liberté, que ce soit celle des hommes ou celle des femmes, c’est abstrait. La fraternité, justement, cela n’est peut-être pas tout à fait abstrait, et c’est pourquoi on peut avoir envie de chercher des termes qui soient plus généraux. » Et le juriste Jean-Pierre Dubois d’expliquer : « Égalité et liberté sont indissociables. Pour le dire rapidement : sans égalité, seuls les dominants sont libres. » Sur un autre plan, le juriste Bastien François indique que la relation de confiance entre gouvernants et gouvernés ne saurait se nouer sans une restauration parlementaire du principe de responsabilité. De même suggère-t-il des pistes pour une implication accrue des citoyens au sein d’une « démocratie décisionnelle » (c’est-à-dire participative). Les idéaux humanistes sont défendus, non comme un supplément d’âme, mais comme étant au fondement même de notre société. Notre monde est en partage : tous les protagonistes récusent la dichotomie, illusoire et mortifère, entre « eux » (quels qu’ils soient) et « nous ».

Tourné il y a environ un an4, Notre monde réunit des hommes et des femmes qui assument l’héritage de l’intellectuel spécifique et engagé. Le film tisse, à défaut d’un dialogue, des cohérences fortes. Entre morceaux de bravoure et apophtegmes, une « commune pensée » (Jean-Luc Nancy) s’élabore peut-être, qui amène à cette injonction, devenue moins obscène et plus sensée : « Faites de la politique ! »

Voir le film :

Sortie nationale le 13 mars 2013


1 Voir ici le très bon dossier de presse de Notre monde. L’intégralité des interventions du film, ainsi que celle de dix autres personnes, seront prochainement en libre-accès sur www.notremonde-lefilm.com.

2 Loïc Geffrotin, « Thomas Lacoste, Penser critique (1). Kit de survie éthique et politique pour situations de crise(s) », Lectures [en ligne], 22/03/2012.

3 Entre un et trois intervenants par séquence, moins de cinq minutes par intervention en moyenne.

4 Clarisse Fabre, « Thomas Lacoste filme ‘Notre monde’ », 13/04/2012, Le Monde.fr.

Jean Vettraino
5 mars 2013
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