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Film - Élisée Reclus, la passion du monde

Nicolas Eprendre Antoine Martin production, France, 2012, 52 min.

Ce qui demeure de l’œuvre du géographe Élisée Reclus (1830-1905), c’est un élan passionné vers le monde. Le documentaire en restitue l’ampleur et les mouvements ; il ne fallait pas moins d’une écrivaine, de deux géographes et d’un poète pour en tracer l’esquisse1. Nicolas Eprendre s’appuie également sur des œuvres et des archives personnelles de Reclus, dont la lecture d’extraits illustre les qualités littéraires ainsi que l’aspect sensible, charnel, de son travail. Telles ces dernières lignes, célèbres, de l’Histoire d’un ruisseau2 : « Chaque génération qui périt est suivie par une génération différente, qui, à son tour, donne l’impulsion à d’autres multitudes. Les peuples se mêlent aux peuples comme les ruisseaux aux ruisseaux, les rivières aux rivières ; tôt ou tard, ils ne formeront plus qu’une seule nation, de même que toutes les eaux d’un même bassin finissent par se confondre en un seul fleuve. L’époque à laquelle tous ces courants humains se rejoindront n’est point encore venue : races et peuplades diverses, toujours attachées à la glèbe natale, ne se sont point reconnues comme sœurs (…). Les peuples, devenus intelligents, apprendront certainement à s’associer en une fédération libre : l’humanité, jusqu’ici divisée en courants distincts, ne sera plus qu’un même fleuve, et, réunis en ce seul flot, nous descendrons ensemble vers la grande mer où toutes les vies vont se perdre et se renouveler. » Et les cours d’eau de constituer la métaphore filée du documentaire. Les deux passions de Reclus s’unissent : celle de la terre qui le fit géographe, celle des hommes, qui le fit anarchiste. Toute sa vie, en effet, il fut porté par l’anarchie, idéal politique conçu comme celui des « hommes libres et égaux dans une société sans lois et sans autorité3 », dont il demeure l’une des icônes. Cette dimension politique est soulignée dans le film, qui – dans une mise en scène où un acteur (Carlo Brandt) incarne le personnage – s’ouvre sur ces mots : « Voter, c’est abdiquer », et s’achève sur une ode à la liberté et à la justice. Le film rappelle que Reclus s’est toujours battu contre l’esclavage et le colonialisme4. L’épisode de la Commune de Paris (mars-mai 1871) tient une place importante : Reclus, après s’être engagé dans la Garde nationale, est emprisonné et condamné à la déportation – la peine est finalement commuée en bannissement grâce à une pétition de scientifiques. Il s’installe alors en Suisse où, tout en continuant à voyager, il se consacre intensément à l’animation du réseau anarchiste international et, surtout, à l’édification d’une Nouvelle géographie universelle (dix-neuf volumes, publiés entre 1876 et 1894), grâce à un tout réseau de correspondants. Le film présente avec bonheur quelques-unes des innombrables cartes (du cartographe Charles Perron) de ce grand œuvre conservées à la bibliothèque de l’Université de Genève5 ; les annotations à l’encre noire dans leurs marges, témoignent du souci constant de rigueur de Reclus. Pour ce bourreau de travail en effet, il « ne suffit pas de comparer les hommes au sable des grèves ou aux vagues de l’Océan, il importe de mesurer exactement l’espace qu’ils occupent6 ». Ses vues et conceptions de la géographie, larges et généreuses (Yves Lacoste parle d’une « bienveillante géopolitique7 »), allaient des milieux naturels aux frontières politiques, vues comme des conventions appelées à être un jour dépassées. Au final, le documentaire présente, avec beaucoup de maîtrise, « l’excentricité au sens littéral de ce géographe populaire 8» et donne envie d’en approfondir la connaissance.

Pour aller plus loin :

Voir le début du documentaire sur le site d'Antoine Martin production.

Élisée reclus, Histoire d'un ruisseau, J. Hetzel et Cie, 1869 en version numérique.

© antoine martin production / Nicolas Eprendre


1 L’écrivaine Hélène Sarrazin, les géographes Federico Feretti et Philippe Pelletier, le poète Kenneth White. Tous quatre ont consacré des travaux à Elisée Reclus.

2 Paru pour la première fois chez Hetzel, à Paris, en 1869, ce livre a été réédité à de multiples reprises. Comme pour l’Histoire d’une montagne (1875-1876) on peut en trouver des éditions contemporaines dans les librairies. Pour l’anecdote, c’est en lisant cette Histoire d’un ruisseau (publié en 1869, réédité en 2010, Infolio, 208 p.) que Nicolas Eprendre a découvert Reclus.

3 Béatrice Giblin, « Élisée Reclus : un géographe d'exception », Hérodote, n° 117, 2005/2, p. 13.

4 Ce sur sujet, cf. Florence Deprest, Elisée Reclus et l’Algérie colonisée, Belin, 2012, 142 p.

5 Les cartes sont présentées par la bibliothécaire Marianne Tsioli.

6 Cité par Yves-François Le Lay, « Le Mississippi d’Élisée Reclus : donner du sens aux eaux courantes », Cahiers de géographie du Québec, n° 146, 2008, pp. 217.

7 Yves Lacoste, « Élisée Reclus, une très large conception de la géographicité et une bienveillante géopolitique », Hérodote, n°117, 2005/2, pp. 29-52.

8 Joël Cornuault, « Une expérience reclusienne : les Cahiers Élisée Reclus », Hérodote, n°117, 2005/2, p. 55.

Jean Vettraino
19 octobre 2012
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