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De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique

Nathalie Heinich Gallimard, 2012, 606 p., 26 €

« J’t’ai vu ! J’t’ai vu à la télé ! » Dans la rue, un inconnu court derrière Michel Tournier, lauréat du prix Goncourt, en le pointant du doigt. Et la scène se répète. Cette anecdote, rapportée par la sociologue Nathalie Heinich (directrice de recherche au CNRS), illustre sa thèse : la visibilité a remplacé la renommée en tant que critère d’excellence.

L’ouvrage, structuré en six parties : « Le capital de visibilité », « Histoire de la visibilité », « Distribution » puis « Gestion » du capital de visibilité, « Expérience » et enfin « Axiologie » de la visibilité, manque parfois de concision. Mais à partir de la littérature scientifique produite sur le sujet, d’articles de journaux et d’écrits de stars, l’auteure comble un vide en dressant un portrait complet – quoique d’abord théorique, par manque de sources directes – du concept de visibilité.

Si, autrefois, une célébrité était connue par son nom, les stars actuelles sont un visage, vu, revu, au cinéma, dans les journaux, les magazines, à la télévision. Typique du monde moderne, ce phénomène de la visibilité, peut-être trop visible pour être vu, a été peu analysé par les universitaires français, à l’exception d’Edgar Morin (Les stars, Seuil, 1957). L’auteure regrette le dédain de ses collègues pour cet objet d’étude, associé à la culture populaire. Aux États-Unis, au contraire, une nouvelle catégorie universitaire a vu le jour : la celebrity culture.

Depuis l’entre deux guerres, la visibilité constitue, pour N. Heinich, un capital et un « fait social total » (Marcel Mauss) : il touche à l’économique, au juridique, à la technique, à la psychologie, à la morale, à la hiérarchie des valeurs… Le phénomène a émergé quand la technique a permis la reproduction fiable des images puis leur diffusion à grande échelle. La visibilité repose sur une forte dissymétrie entre celui ou celle qui est regardé(e) et ceux qui regardent : le capital de visibilité d’une personne se mesure à l’aune du différentiel entre le nombre de gens qu’elle reconnaît et le nombre de ceux qui la reconnaissent. Il permet d’accumuler des profits (vente de photographies, d’objets dérivés) et se cumule. « L’image se nourrit de l’image et retourne à l’image : les êtres grandis par leur visibilité se manifestent et perdurent dans le monde par l’instrument même qui a fait leur grandeur » (p. 374). Ce capital se transmet (aux proches, aux descendants) ; il est convertible, un grand sportif pouvant devenir chanteur (comme Yannick Noah) ou acteur (Éric Cantona). Il conduit à l’instauration d’une classe sociale, qui fonctionne dans l’entre-soi ; une véritable élite se forme. Ces aspects font de la visibilité un phénomène profondément inégalitaire. Virtuellement accessible à tous, elle n’est critère d’excellence que parce que, de fait, seul un très petit nombre y accédera.

Toutes les célébrités ne s’équivalent pas. N. Heinich effectue un classement, entre visibilité comme valeur ajoutée (à un talent, une origine) et visibilité comme valeur endogène (produite par les médias). Si le concept émerge au XXe siècle, il perpétue une hiérarchie traditionnelle : les membres de familles royales sont célèbres avant même d’être nés (valeur ajoutée). En revanche, les émissions de télé-réalité qui se développent depuis la fin des années 1990 rendent célèbres (de façon rapide et éphémère) des candidats ne devant leur popularité qu’au fait d’être « passés à la télé » (valeur endogène). Entre les deux, on trouve les sportifs et les hommes politiques – dont la célébrité est due, d’abord, à leurs exploits et ensuite à leur médiatisation – ainsi que les acteurs et les chanteurs – qui doivent leur succès à leur talent et/ou leur beauté. La visibilité comme valeur endogène prime aujourd’hui. Une personnalité n’étant, ni plus ni moins, qu’« une personne qui est connue pour sa notoriété » (Daniel Boorstin, The Image : A Guide to Pseudo-Events in America, 1961). Paris Hilton, descendante du fondateur de la chaîne des hôtels Hilton, en est un parfait exemple.

N. Heinich analyse les modifications que la visibilité a imposées à l’économie, où « la star est rare comme l’or et multiple comme le pain » (E. Morin). La presse people se développe à la fin des années 1990. De nouveaux métiers se créent (paparazzi, coach de star ou impersonator, ces imitateurs payés, aux États-Unis, pour incarner la star et divertir le public, le temps d’une soirée). La star rayonne : tout ce qu’elle touche, voit ou approche, absorbe un peu de son aura et voit sa valeur décupler. On est coutumier des ventes aux enchères d’effets personnels de célébrités, mais il y a plus étonnant. Comme cet homme qui emménagea dans l’immeuble d’une chanteuse anglaise en vogue et siphonna l’eau de sa baignoire pour la revendre en petites bouteilles… Ou ces collectionneurs qui, à défaut d’autographes de stars, thésaurisent ceux d’inconnus qui ont côtoyé des gens célèbres. La star devient objet de consommation : on la regarde avec insistance, on la touche, on la commente en sa présence (« Elle est plus petite que je pensais »…).

Le droit s’est adapté à l’intrusion des médias dans la vie des vedettes : la loi du 17 juillet 1970 instaure le droit à l’image. Mais la jurisprudence continue d’évoluer.

La sociologue examine ce qui caractérise la culture fan, où les besoins d’appartenance à un groupe et de reconnaissance sont patents. Elle étudie comment les stars vivent leur célébrité. En dépit du plaisir presque jouissif qu’elles en tirent, l’auteure constate que beaucoup souffrent de solitude et d’un sentiment de négation de leur identité au profit de leur image, pouvant entraîner des comportements addictifs (drogue, alcool), des dépressions, voire des suicides.

Les stars meurent, en moyenne, plus jeunes que le reste de la population : une étude menée aux États-Unis rapporte un écart de treize ans, vingt dans les années 1960. Si mourir jeune décuple la visibilité d’une célébrité (Elvis Presley, Lady Di), cela contribue à rendre sa grandeur supportable à ceux qui l’adulent : les malheurs d’une star devenant la rançon de son succès.

Dans la dernière partie de son ouvrage, l’auteure explique que si l’admiration des stars est une valeur au sein du monde populaire, elle est considérée comme antivaleur par le monde savant. Plutôt que de critiquer cette culture populaire, les universitaires ciblent les médias qui s’en font les relais.

On regrettera que la sociologue aborde trop rapidement le contre-pied du concept qu’elle développe : l’invisibilité. « Il s’agit moins d’une invisibilité réelle, où la personne ne serait pas vue du tout, que d’un ‘déni de regard’, dont la sociologue Claudine Haroche estime qu’il est ‘susceptible de provoquer la perte de l’intériorité et de déposséder la personne de ses attributs les plus fondamentaux’ » (p. 496). Une exploration de la manière dont une société condamne des populations entières à l’invisibilité lui aurait permis de montrer la violence de cette construction sociale.

Aurore Chaillou
19 septembre 2012
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