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Changer la société, refaire la sociologie

Bruno Latour

Qu’est-ce qu’une société ? Pourquoi dit-on de certaines activités qu’elles ont une « dimension sociale » ? Comment peut-on modifier le cours de la société ? Pour répondre à ces questions, Bruno Latour propose de rester fidèle aux intuitions premières des sciences sociales en redéfinissant la sociologie, non plus comme « la science du social », mais comme « le suivi des associations », au sens étymologique du terme.

Le livre est organisé autour de trois grandes questions : comment déployer les nombreuses controverses portant sur les  modes d’associations sans restreindre par avance le social à un domaine spécifique ? Comment documenter les moyens qui permettent aux acteurs de stabiliser ces controverses ? Par quelles procédures est-il possible de rassembler le social non plus sous la forme d’une société théorique mais d’un collectif assumant sa responsabilité politique ? Le livre, en effet, réfute surtout la sociologie critique qu’elle accuse d’hypostasier la société et de nier la tâche politique de décider à nouveau ce qui nous rassemble.

Déployer les controverses

La première partie analyse cinq incertitudes majeures, sur la nature des regroupements, des actions, des objets et des faits établis, et finalement, sur le type d’études conduites sous l’étiquette d’une science du social. La délimitation des groupes ne fait pas qu’occuper les sociologues : c’est aussi une tâche à laquelle les acteurs se livrent lorsque les groupes sont formés ou redistribués. Il convient alors d’inclure les sociologues, statisticiens et journalistes parmi les porte-parole qui contribuent à la définition durable des groupes. Et pour réduire les controverses sur l’origine de l’action, l’auteur propose d’expliciter les théories restées implicites dans les comptes rendus mis à l’épreuve dans l’action.

Les objets aussi participent à l’action, non que les objets agissent « à la place » des acteurs humains, mais parce qu’ils sont convoqués pour réduire l’incertitude. Bruno Latour reprend ici ses études sur La vie de laboratoire1, Aramis ou l’amour des techniques2… et plus largement celles qui montrent comment les instruments les plus usuels sont détournés par leurs usagers. Parce qu’ils mettent de côté les moyens pratiques par l’entremise desquels les faits sociaux sont produits, ce sont plutôt les sociologues ordinaires  qui occultent les véritables causes des inégalités. Latour propose au contraire de repérer les lieux de controverse pour rédiger des comptes rendus risqués.

Retracer les associations

Critiquant les sociologues qui ont retiré de l’enquête la production même de localités, de dimensions et d’échelles, la seconde partie donne des moyens pour localiser le global, engendrer le local et connecter les sites ainsi construits. Plutôt que de construire des « panoptiques » qui prétendent rendre compte de l’ensemble des faits sociaux, le sociologue propose de distinguer les « oligoptiques » (une carte, un synoptique…) qui donnent aux acteurs une vue opératoire de la totalité connectée et les panoramas qui recueillent, ordonnent et surtout préparent le travail politique.

En faisant venir de l’extérieur chaque entité qui habitait auparavant l’intériorité, non pas comme une contrainte négative limitant la subjectivité, mais comme une offre positive de subjectivation, Latour prétend reconfigurer entièrement les frontières entre sociologie et psychologie : « un acteur-réseau doit son existence à de nombreux liens : les attaches sont premières, les acteurs viennent en second (...) Être attaché signifie à la fois tenir et être tenu. » (p. 317).

La sociologie de l’acteur-réseau est présentée ainsi comme une théorie négative et relativiste, qui met au centre non les acteurs mais les composants du social qui les rassemblent. Des catégories, des procédures, des traductions, par exemple, ou toute autre forme qui permet la coordination en diffusant des quasi-standards. Des énoncés collectants (du simple proverbe aux discours politiques) qui performent le social au point de proposer aussi des théories réflexives du social lui-même 3. Des médiateurs, enfin, c’est-à-dire des modes d’existence, des êtres qui rassemblent et assemblent le collectif de façon aussi extensive que ce que les sociologues ont appelé jusqu’ici le social : le droit associe les entités de façon juridique, la science de façon scientifique, la religion les relie de façon religieuse et « la politique doit tracer sans cesse le contour paradoxal du corps politique d’une façon politique » (p. 345). Réapparaît ainsi l’étendue de ce qui n’est pas encore mesuré, pas encore socialisé... « La bonne nouvelle est que tout l’attirail social n’occupe pas beaucoup de place : la mauvaise est que nous ne savons pas beaucoup de choses » (p. 354).

Sociologie politique

Ce sont donc les mouvements inattendus d’une association à l’autre qui permettent de détecter le social ; lorsque ces mouvements sont suspendus de façon prématurée, apparaît « le social » tel qu’on le conçoit d’habitude, stock de participants déjà agréés, « acteurs sociaux » ou « membres » d’une société ; lorsque le mouvement vers le collectif reprend son cours, le suivi peut aboutir à la définition partagée d’un monde commun – ce que Latour appelle un collectif. En demandant aux sociologues de suivre les acteurs eux-mêmes au point de se considérer acteurs parmi d’autres, l’auteur veut réintroduire la question écologico-politique : peut-on cohabiter avec tous les acteurs dans un même monde commun ?

On le voit, Latour reprend ici le travail systématique entrepris dans Politiques de la nature4. Après avoir déconstruit le concept de nature, il fait de même avec celui de société. Mais l’aspect polémique de l’ouvrage interroge. Certes, la déconstruction demande une « gymnastique corrective », mais pourquoi une charge si forte contre toutes les autres sociologies, alors que le livre qui avait mûri la problématique avait tant de charme ? Paris Invisible5, en effet, proposait un parcours apaisé à travers tous les chantiers qui maintiennent Paris, depuis le service des eaux ou de la police jusqu’aux différents laboratoires scientifiques. Le lecteur finissait par admettre la question iconoclaste qui traverse toute l’œuvre : « Dans quelle conférence, dans quel article, (…) l’œcuménique sociologue pourrait-il assembler la somme composée des « acteurs » du Cso, des « acteurs-réseaux » du Csi, des « personnes » du Gpsm, sans parler des « catégories socioprofessionnelles » de l’Insee ? » (p. 85). Même la méfiance pour l’interaction individuelle entre Alice et son amant au café de Flore était débordée par la poésie des mots et des photos qui trahissait un fort attachement à la capitale et un profond respect pour ses institutions. Dans Changer la société, toute subjectivité est professionnellement gommée. Reste la brutalité de la déconstruction, la froideur de l’argumentation… Est pourtant proposée en creux une offre éminemment intersubjective : peut-on vivre ensemble ?


1 / Bruno Latour & Steve Woolgar, Laboratory Life: the Social Construction of Scientific Facts, Sage, Los Angeles, Londres, 1979.
2 / Bruno Latour, La Découverte, 1992.
3 / Latour retrouve ici Boltanski et Thévenot, qui analysent le pouvoir des « justifications » dans De la justification, les économies de la grandeur (1991).
4 / Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie ? La Découverte, 1999.
5 / Bruno Latour et Emilie Hermant, Paris Invisible, La Découverte, 1998.


Bertrand Hériard Dubreuil
6 janvier 2008
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