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De la liberté

Timothy Snyder Gallimard, 2024, 416 p., 26 €.

N’avons-nous pas perdu de vue ce que signifie vraiment la liberté dans nos démocraties malmenées ? Timothy Snyder nous offre une réflexion stimulante pour en retrouver le sens et la puissance. Avec la liberté, la pesanteur deviendrait-elle une grâce ?

Timothy Snyder, historien américain spécialiste de l’Europe centrale, nous livre un essai sur l’idée de liberté face aux défis des États-Unis de Trump autant que face à ceux de l’Ukraine, martyrisée par Poutine. Ses références philosophiques et littéraires les plus utilisées sont Simone Weil, Edith Stein, Leszek Kołakowski et Václav Havel.

Il ne s’agit pourtant pas d’un ouvrage de philosophie systématique, plutôt d’une somme de réflexions et de prises de position politique, parfois tranchées, souvent saisissantes de pertinence. Son intérêt provient peut-être justement de ce parcours intellectuel émaillé de souvenirs personnels, d’anecdotes et de témoignages, en particulier au cours de ses voyages et rencontres en Ukraine, parfois aussi de digressions qu’on aurait pu souhaiter plus courtes. L’écriture sous forme de vignettes de deux pages est agréable, même si la traduction de l’américain laisse parfois le discours un peu obscur.

Liberté positive

L’auteur part du principe que nous avons perdu le véritable sens de la liberté, la « valeur des valeurs », et qu’il y a un grave malentendu à son sujet. Il tente de nous convaincre que la liberté ne peut pas être seulement « négative », comme on l’entend trop souvent au sens commun, c’est-à-dire qu’il ne suffit pas de supprimer des barrières, des contraintes ou des interdictions pour être libre. Bien sûr, la liberté négative est un passage obligé dans les contextes d’oppressions, mais elle ne garantit pas la démocratie.

Cette liberté négative est trompeuse car elle est précisément ce que réclament aujourd’hui, avec succès, les tenants du libre marché, du moins d’État et du moins de services publics, les oligarques, les technocrates, les illibéraux, les fascistes, les despotes et les racistes de tout poil. Ils finissent toujours par contester le besoin de justice sociale au nom de cette liberté et cette absence de barrières contre la libre entreprise, contre la puissance ou contre la liberté de dire n’importe quoi sur les réseaux sociaux.

« Dans la liberté négative, les lâches – les Trump, les Poutine ou les Musk – sont des héros ». Snyder milite au contraire pour la liberté « positive » : un désir ouvert d’idéal en chacun et l’affirmation de vertus dans le monde qui se traduit par une action politique réfléchie. « La liberté négative réifie. La liberté positive, l’authentique liberté, humanise ».

Cinq facettes

Snyder examine cinq facettes de la liberté qu’il juge incontournables et sont autant de façons de réfléchir : « la souveraineté, l’imprévisibilité, la mobilité, la factualité et la solidarité ». Une personne souveraine agit non seulement dans le monde matériel, mais aussi dans le champ du bien et du mal, du juste et de l’injuste, de la vertu et du vice. Ce dont il est question, c’est la souveraineté des personnes et de leur dignité absolue, pas celle de l’État.

Les illibéraux et les technocrates voudraient que nous soyons parfaitement prévisibles aux autorités et aux machines. La liberté vraie se fonde au contraire sur l’amour de l’imprévisibilité humaine, sa tendance entropique au désordre, et pourtant, sa marche tâtonnante vers une structuration progressive des institutions.

Vendre l’illusion du rêve impérial  aboutit à l’immobilité sociale et à la guerre. 

Les réseaux sociaux et ceux qui les manipulent voudraient nous pirater le cerveau en le stimulant pour le rendre conformiste et prévisible, alors que la liberté, c’est plutôt Ulysse résistant au chant des sirènes. L’espace imprévisible « entre ce qui est et ce qui devrait être est le lieu où nous vagabondons en hommes libres ».

Snyder lit l’histoire récente des États-Unis, de l’Europe et de la Russie comme un passage inassumé de l’impérialisme colonial qui n’est plus viable à l’âge de la mobilité sociale et personnelle, laquelle est sans cesse dénigrée en faisant croire que l’État-providence est toujours trop gentil pour les pauvres et les migrants et qu’il contrarie le libre marché comme la puissance des nations. Vendre l’illusion du rêve impérial comme le font Trump, Poutine et les oligarques aboutit à l’immobilité sociale et à la guerre qui font passer l’injustice pour normale.

Au contraire, pour Snyder, la vraie liberté n’est pas statique, elle se présente comme un processus qui exige la mobilité, possibilité d’une alternative et d’un futur différent refusant l’inévitable et le statu quo de l’injustice, du racisme, du ressentiment et de l’irresponsabilité.

La véracité

Au titre de la factualité, c’est-à-dire l’attachement aux faits, la quatrième facette de la liberté, l’auteur fait d’intéressants développements sur la liberté d’expression et sur la vérité. La liberté vraie cherche à comprendre et à savoir dans le but de changer la réalité alors que la liberté négative prétend éliminer certaines réalités comme la propriété, les juifs ou l’État en inventant une réalité parallèle mensongère. La liberté dévoyée est « un nouvel âge sombre d’autorité charismatique et de pensée magique ».

Snyder insiste sur le beau risque du témoignage comme manière d’être libre devant les mensonges invétérés des populistes, des dominants et des réseaux sociaux. « Gober un mensonge signifie servir un maître, vivant ou numérique ». La liberté vraie est au contraire une traque menée par des « francs-parleurs » aimant la vérité. Ce n’est pas la vérité à proprement parler qui est une valeur humaine, mais la recherche de la vérité ou de son horizon.

La solidarité est congénitale avec la liberté, sans quoi la liberté se retournerait contre elle-même.

L’essence de la liberté comme de la politique, c’est la pluralité des vertus et des valeurs comme dirait Arendt. « Les gens les plus dangereux sont ceux qui croient en une seule vérité ou en aucune ». Snyder rapporte aussi la définition de la liberté de Volodymyr Zelensky : « Nous avons tous nos propres valeurs : vivez dans la vérité ». Snyder ne cite pas la parrêsia1 de Foucault, mais n’en est pas loin.

Enfin, la solidarité est congénitale avec la liberté comme l’éducation et la sécurité puisqu’en leur absence et celle de la société civile, la liberté deviendrait une parodie et se retournerait contre elle-même. La liberté est un projet collectif. Il n’y a « pas de liberté sans solidarité », proclamait Solidarnosc2 en 1980 ; elle fait de la liberté une justice féconde et une force créatrice au service du bien commun.

Critique américaine

Le livre dénonce avec virulence quelques aspects particuliers de la démocratie états-unienne et du « fascisme » de Donald Trump, notamment le racisme rampant, le système électoral injuste, la politique d’incarcération de masse qui a pour but, selon l’auteur, de priver de droit de vote une grande partie des personnes noires, la supercherie du libertarianisme, l’inaction climatique, l’idée reaganienne désormais incontestée qu’il faut se débarrasser de l’État en démolissant les services publics. Il attaque avec férocité les oligarchies du numérique et les monopoles économiques qui sont incompatibles avec la liberté et la démocratie.

Il réfléchit sur les principes d’un gouvernement états-unien plus conforme à l’esprit de liberté et propose une intéressante réforme d’Internet avec une charte de quinze principes de transparence équitable et d’éthique. L’ouvrage s’achève par une superbe référence à Weil : la liberté est ce qui permet individuellement et, collectivement, de transformer la pesanteur du réel en actes généreux et en grâce créatrice.

De la liberté invite à une saine réflexion sur les différentes définitions de ce bien si précieux qu’est la liberté et cherche à en réhabiliter la notion pertinente. Le livre appelle à un engagement renouvelé pour la préserver et la promouvoir.

 

1 En grec ancien « franc-parler, liberté de parole, courage de dire la vérité ».

2 Fédération de syndicats polonais fondée en 1980.

Jacques Debouvrie
8 juillet 2025
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