Marx contre les Gafam Le travail aliéné à l’heure du numérique
Stéphanie Roza PUF, 2024, 285 p., 19 €.Dans cet ouvrage, Stéphanie Roza réinterprète la pensée de Marx à l’ère du capitalisme de plateforme et de l’économie numérique. Elle analyse les évolutions et la digitalisation du travail comme de la vie quotidienne, entre critique sociale et marxisme humaniste.
Le titre est accrocheur, ne serait-ce que par l’anachronisme qu’il énonce. De fait, Karl Marx (1818-1883) n’en finit pas d’être relu à la lumière du présent. Ainsi, son œuvre est-elle envisagée depuis une dizaine d’années au prisme de l’écologie.
L’angle adopté ici par Stéphanie Roza, chargée de recherches en philosophie politique au CNRS-ENS Lyon, est autre. C’est aux dynamiques contemporaines de travail et de consommation qu’elle s’attache, adoptant une perspective large. Elle veut « contribuer à la résurgence d’un projet, lui aussi global et cohérent, de dépassement » du système capitaliste. Cette ambition critique et émancipatrice de gauche est d’ailleurs revendiquée par la collection « Questions républicaines » où paraît l’ouvrage.
Marx contre les Gafam s’articule en trois parties. La première, plus théorique, présente « une anthropologie matérialiste du travail », s’inscrivant dans le courant marxiste humaniste. L’autrice expose les ressorts profonds de cette activité humaine et potentiellement humanisante que l’on appelle « travail », s’appuyant en particulier sur les travaux du philosophe hongrois Georg Lukacs (1885-1971) – l’une des deux grandes figures de son livre Le marxisme est un humanisme, paru en 2024.
L’autonomie de chaque travailleur est mise en avant aux dépens de la sécurité et des collectifs de travail.
La deuxième partie envisage certaines des grandes mutations du monde du travail, notamment à l’heure du capitalisme de plateforme et de l’économie numérique (tel que définis par Nick Srnicek en 2018). Uber apparaît comme emblématique des dérives potentielles de la digitalisation du travail, où « autoexploitation » et stratégies d’influence « hyperagressives » des politiques et des clients semblent constituer la norme. Ces évolutions participent d’un contexte plus large, qualifié de néolibéral et post-fordiste. L’autonomie de chaque travailleur y est mise en avant aux dépens de la sécurité et des collectifs de travail, et la subjectivité de chacun est fortement sollicitée.
La troisième partie élargit la focale à la vie quotidienne, reprenant et poursuivant les travaux des philosophes Henri Lefebvre et Agnès Heller (une élève de Lukacs). Les besoins et désirs de chacun seraient influencés et altérés par la publicité, occasionnant une dépossession partielle de nous-mêmes et une déformation (ou distorsion) dans la perception de la réalité, de nos potentialités intrinsèques et de nos rapports aux autres.
Parmi les différents concepts mobilisés dans l’essai, celui de manipulation tient une place centrale. L’autrice rappelle comment Facebook peut faire le pont entre manipulation publicitaire et manipulation politique, notamment à la lumière des agissements de l’entreprise Cambridge Analytica pendant la première campagne de Donald Trump en 2016. Elle rappelle aussi comment le numérique permet le développement de technologies persuasives toujours plus poussées ; la « microsuasion », méthode de design orientant les choix de l’utilisateur au travers d’une interface ou d’un produit numérique, étant à ses yeux le « stade suprême de l’aliénation ».
Moins brutale, l’aliénation affecterait l’individu plus intimement qu’auparavant, se prévalant de son consentement.
Ces types de manipulation opèrent à des échelles inconnues jusqu’alors. Elles seraient d’autant plus aisées que les réseaux sociaux, à l’instar de X ou de TikTok, constitueraient une « arme de destruction massive de l’esprit critique ». Si le terme de manipulation pouvait prêter le flanc à une interprétation complotiste, cette dernière est explicitement écartée.
L’aliénation n’a pas tant disparu qu’elle s’est déplacée et transformée. Moins brutale, elle affecterait l’individu plus intimement qu’auparavant, se prévalant de son consentement. À un autre niveau, elle concernerait la société dans son ensemble, menée presque incidemment par des forces économiques qu’elle a elle-même engendrées. Pour autant, Stéphanie Roza veille à ne pas forcer le trait. Elle pointe les apports et progrès des deux derniers siècles permis par le capitalisme, ainsi que sa capacité à intégrer les critiques.
Au cœur de cette dialectique, l’autrice s’efforce de penser un épanouissement individuel et collectif. Les pistes en ce sens ne sont qu’esquissées : il y a un immense « effort universel de démocratisation » à fournir, qu’il s’agisse du travail comme des autres sphères d’activités humaines. Une manière d’insister sur la dimension politique indépassable, et première par rapport au numérique, de la vie de chaque être humain.
20 mai 2025