Précisions sur la fin du monde Essai de collapsologie
Yves Cochet Les Liens qui libèrent, 2024, 176 p., 17,50 €.En comparant les postures effondriste et écologiste, Yves Cochet met en exergue, dans son ouvrage, les actions politiques à mener, alors même qu’il tient l’effondrement pour certain.
Alors que l’actualité éditoriale de la fin des années 2010 sur l’effondrement et la collapsologie s’est largement essoufflée, Yves Cochet publie ses Précisions sur la fin du monde. Le sous-titre, quoique discret, annonce toutefois la couleur : il s’agit bien là d’un nouvel Essai de collapsologie.
Ce livre s’inscrit dans la lignée du précédent (Devant l’effondrement, 2019) et poursuit les réflexions du mathématicien et écologiste breton de la première heure, cofondateur du parti les Écologistes (ex EELV/Les Verts).
Élu à plusieurs reprises député à l’Assemblée nationale et au Parlement européen, nommé ministre de l’Environnement au sein du gouvernement Jospin, Yves Cochet est devenu dès le début des années 2000 un penseur important de la décroissance. Il publia notamment Pétrole apocalypse (2005) et coécrit Sauver la Terre (2003) avec la journaliste et essayiste Agnès Sinaï. À la fin de cette décennie, il fut aussi membre de la très exigeante revue théorique de la décroissance Entropia.
Effondrement systémique
Après 2010, Yves Cochet s’est positionné comme une figure centrale et structurante de la pensée de l’effondrement de la société thermo-industrielle qu’il définit comme « le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, mobilité, sécurité) ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi1 ».
C’est à l’occasion du premier séminaire de l’Institut Momentum, laboratoire d’idées écologiste cofondé avec Agnès Sinaï, qu’il formula pour la première fois sa pensée de l’effondrement. Alors eurodéputé, il commanda un rapport sur la résilience alimentaire de l’Europe face aux risques systémiques à un jeune chercheur et vulgarisateur scientifique, Pablo Servigne2.
En 2015, Raphaël Stevens et ce dernier furent invités par la suite à présenter immédiatement leur ouvrage encore sous les radars Comment tout peut s’effondrer, Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, aujourd’hui tiré à plus 100 000 exemplaires3.
Comme tout travail scientifique, cette recension n’est pas suspendue dans le vide abstrait de l’objectivité. Toutefois, pour situer mon propos, il est important de signaler deux choses au lectorat : d’une part mes recherches s’inscrivent, entre autres, dans la tradition de l’écologie catastrophiste travaillée à l’Institut Momentum ; d’autre part Yves Cochet est un ami cher.
Réception et déception
Avec Devant l’effondrement, Yves Cochet formalisa et déploya sa pensée de l’effondrement par écrit en 2019 au moment même où la notoriété des discours sur l’effondrement affrontait un double tir de barrage : celui d’universitaires défendant leur approche académique de l’écologie politique et celui de militants soucieux de ne pas dépolitiser l’ensemble des luttes sociales.
J’ai déjà eu l’occasion de rendre compte de ce phénomène dans d’autres bonnes feuilles, en particulier à l’occasion de la recension de l’ouvrage du politiste Bruno Villalba Les collapsologues et leurs ennemis4. Si certaines attaques ont pu être outrancières, polémistes et présomptueuses quant aux effets supputés d’un tel discours, elles ont parfois mis en lumière à juste titre des limites de cette approche.
Les récents travaux de thèse de la politiste Anne Rumin ont documenté cette « entreprise de disqualification » de la collapsologie et le détournement consécutif de ses publics5. En publiant ainsi en 2024 ses Précisions sur la fin du monde, Yves Cochet persiste ainsi, à contretemps, dans son geste catastrophiste.
Certitude de l’effondrement
L’ouvrage se veut donc être une tentative de clarification de ses thèses en réponse aux critiques. Il apporte en premier lieu des éléments sur les points saillants de l’effondrement : sa certitude et son imminence. Pour lui, « nous n’éviterons pas l’effondrement systémique mondial ; la fin du monde est inévitable ».
Il y a cinquante ans déjà, des discours écologistes catastrophistes anticipaient un risque d’effondrement sous quelques décennies à moins de rompre radicalement avec le modèle productiviste. Faute d’avoir rempli cette condition, Yves Cochet en conclut aujourd’hui que le statut de l’effondrement est passé du risque, autrefois de l’ordre du prévisible, à la certitude, de l’ordre de la conviction. « Aujourd’hui, il est trop tard », écrivait-il déjà en 2017.
Nous pourrions estimer toutefois qu’il reste possible d’éviter ce scénario du pire par la décroissance volontaire, très rapide et radicale des sociétés thermo-industrielles. Yves Cochet nous coupe alors l’herbe sous le pied : outre qu’il estime en pratique hautement improbable, voire impossible, de la réaliser dans le temps imparti, une transformation d’une telle ampleur et d’une telle vitesse résulterait ipso facto par un effondrement. Reste, maigre consolation, que cet effondrement serait « d’autant moins brutal, déchaîné, affreux ». Nous serions donc cernés.
Il précise ensuite son propos en questionnant le rapport de l’effondrement au nucléaire (de l’apocalypse à l’annihilation), au capitalisme (plutôt au productivisme), et aux limites socio-anthropologiques (décalage et démesure).
Enfin, et cela peut surprendre tant le diagnostic du temps présent est sans espoir, Yves Cochet consacre la moitié de l’ouvrage à l’action politique à mener dans ce contexte. Il rappelle en particulier la pertinence d’une politique de la décroissance face à l’effondrement et compare les postures effondriste et écologiste.
Ici, je vais moins rendre compte dans le détail de ces propositions que de tenter de faire justice au geste catastrophiste de l’auteur, aussi excessif soit-il, et par la même « désamorcer la caricature », selon les termes du politiste Luc Semal6.
Démontrer l’impossible
De manière savante, il se consacre ainsi à montrer, d’une part, que le productivisme conduit à l’effondrement et, d’autre part, que la société ne peut l’arrêter à temps. Sur ce premier point, il reprend des éléments issus des sciences du système terre et de la complexité, plus longuement documentées dans son ouvrage précédent aboutissant à l’idée d’un système Terre « automate », devenant progressivement autonome vis-à-vis des activités humaines.
Sur le second, il mobilise une série d’arguments hétérogènes issus des sciences humaines et sociales (psychologique, philosophique, anthropologique, politique) tendant à montrer l’impossibilité d’y réagir suffisamment.
Le premier point semble plus robuste que le second et le tout, bien que particulièrement convaincant, échoue à en apporter sa preuve définitive. L’auteur lui-même en convient lorsqu’il précise dès l’introduction que les grands énoncés affirmatifs de ce livre sont en réalité des « conjectures », c’est-à-dire « des énoncés destinés à devenir des vérités historiques dans quelques années, après qu’un travail heuristique de tâtonnement continu n’ait cessé de les clarifier ». Ainsi, c’est sur le mode d’une concession qu’il répond à la critique de la carence de scientificité adressée à la collapsologie.
Cependant, il réintroduit immédiatement le procédé heuristique dont il se prévaut, celui de la consilience, à savoir « la multiplication des points de vue indépendants concourant à établir un même phénomène ». Cela peut évoquer chez le lectorat d’autres méthodes de décision dans l’incertitude, à l’instar du principe de précaution ou, dans un autre registre, l’intime conviction du juge.
Attitude du catastrophiste
Qu’il considère l’effondrement certain plutôt que probable, ou a minima possible, est ainsi une décision qu'il estime devoir prendre et qui l’engage. Vis-à-vis de ses conjectures, il prend « le parti et le pari de la véracité de ces énoncés ».
Or parier sur l’avenir, aussi négatif qu’il puisse être, construit souverainement des contraintes à l’action au présent ; autrement dit, cela l’engage. Décider de la certitude de l’effondrement l’oblige aujourd’hui politiquement, c’est depuis cet engagement qu’il écrit et réécrit sur l’effondrement.
En refusant le confort de l’incertain, celui qui, en maintenant des futurs ouverts aussi désirables qu’improbables, autorise le détournement du regard face à la catastrophe qui se précise, Yves Cochet se fait prophète de malheur. En « gardant les yeux fixés sur elle, sans jamais la perdre de vue », il met en acte les recommandations de Jean-Pierre Dupuy, n’en déplaise au philosophe7.
Conditions d’existence
Yves Cochet a dédié sa vie à éviter la catastrophe à travers son engagement écologiste, à la fois partisan et intellectuel. Il montre la persistance de cet engagement alors même qu’il tient aujourd’hui l’effondrement pour certain. Il démontre par son existence la conciliation du désespoir dans l’avenir et de l’engagement politique. Il n’est pas le premier : le philosophe Günther Anders, dont Yves Cochet est un lecteur averti, avait déjà associé la conviction de l’entrée dans la fin des temps avec la bombe atomique et son engagement politique antinucléaire indéfectible8.
L’un comme l’autre ont d’ailleurs été accusés de se focaliser entièrement sur la catastrophe finale au risque de déconsidérer les questions politiques traditionnelles. À ces critiques de dépolitisation, la réponse d’Yves Cochet, semblable à celle d’Anders, dérange et déconcerte : l’objet premier du politique a changé avec l’imminence de la catastrophe. Est secondaire tout ce qui ne concourt pas à l’impérieuse nécessité qu’il continue d’exister du secondaire.
Anders s’est battu pour qu’il reste un monde malgré la bombe ; Yves Cochet, lui, cherche à « réduire le nombre de morts ». Dans les deux cas et contre leur gré, le politique se rétrécit à la question de la vie et de la mort collective. Aussi pénible que puisse être cette perspective, il est difficile de contester sur le plan théorique que l’ensemble des questions politiques légitimes supposent, dans l’ordre, un monde habitable, des êtres humains vivants, des sociétés humaines.
Malédiction du prophète
Le geste de l’écologie catastrophiste consiste à justement à politiser la destruction de l’habitabilité terrestre pour que nous puissions continuer à politiser le reste. Si je rejoins cette approche en théorie, il m’apparaît indispensable en pratique de s’inscrire dans les questions politiques plus traditionnelles pour y arriver.
Reste qu’il est tentant de disqualifier le messager pour discréditer le message indésirable. Le philosophe Hans Jonas écrivait à ce sujet justement que « La prophétie de malheur est faite pour éviter qu’elle ne se réalise ; et se gausser ultérieurement d’éventuels sonneurs d’alarme en leur rappelant que le pire ne s’est pas encore réalisé serait le comble de l’injustice : il se peut que leur impair soit leur mérite9 ».
Quoi qu’il en soit, la malédiction est sans issue. Que sa prédiction suscite l’action suffisante pour empêcher la catastrophe ou qu’elle n’y parvienne finalement pas, le prophète perd : dans le premier cas il a tort et se ridiculise, dans le second il a raison et faillit à sa tâche. Yves Cochet s’expose ainsi ouvertement à la malédiction en s’essayant, contre toute attente, à dater l’effondrement : « en 2030, à quelques années près ».
Secours de l’éthique
Mais l’avenir est-il si déterminé en soi ? Par définition, l’avenir reste et restera toujours objectivement incertain, car l’avenir ne peut se déterminer entièrement à partir des tendances du présent ; l’avenir a sa part d’émergence. Si la posture de l’auteur est celle d’un déterminisme négatif de l’avenir, il s’agit bien d’une décision subjective dont la fonction est de réorienter l’agir politique.
Pourquoi affirmer cela alors que l’auteur lui-même semble s’en défendre, à grand renfort de certitude ? À de nombreuses reprises dans le texte, Yves Cochet montre pourtant que son action politique nécessite de maintenir ouvert une fenêtre des possibles, certes plus ou moins catastrophiques, dans l’avenir. Lorsqu’il persiste à dater l’effondrement, il le fait « politiquement afin de tenter une fois encore de réveiller les consciences endormies ».
S’il écrit un chapitre sur les orientations politiques décroissantes comme « politique de l’effondrement », il montre l’ensemble des transformations sociales à réaliser pour réduire le nombre de morts, préserver les droits humains et la justice sociale face à l’effondrement. En citant la Constitution du Rojava10, il contribue à concilier l’état de guerre et la défense des valeurs démocratiques radicales.
Bref, ce livre est finalement un « travail sur une alternative politique décroissante » motivé par « un impératif moral que [le] pousse à croire qu’ainsi [il] pourrait minimiser le nombre de morts dus à l’effondrement, en incitant quelques personnes à changer leur société et leur vie ».
1 Yves Cochet, L’effondrement, catabolique ou catastrophique ?, https://www.institutmomentum.org/l’effondrement-catabolique-ou-catastrophique/ , 27 mai 2011, [consulté le 29 août 2020].
2 Pablo Servigne et al., Nourrir l’Europe en temps de crise: Vers des systèmes alimentaires résilients, Babel, 2017.
3 Pablo Servigne et Raphael Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Seuil, 2015.
4 Loïs Mallet, « “Les Collapsologues et leurs ennemis” de Bruno Villalba », Topophile, 25 novembre 2021.
5 Anne Rumin, L’écologie politique face à l’effondrement systémique : Enquête sur la collapsologie et ses interprétations politiques, Thèse de doctorat en science politique, Sciences Po Paris, 2024.
6 Luc Semal, Face à l’effondrement : militer à l’ombre des catastrophes, Puf, 2019.
7 Jean-Pierre Dupuy et Yves Cochet désapprouveraient certainement le rapprochement que je fais entre la pensée du premier et le geste de l’autre, j’ai toutefois défendu ailleurs la pertinence de cette analyse continuiste du geste catastrophiste. Loïs Mallet, « S’engager sans espoir, l’héritage catastrophiste de Günther Anders », La pensée écologique, 29 juin 2022 ; Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé : Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2004.
8 Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?, traduit par Christophe David, Allia, 2001.
9 Hans Jonas, Le Principe responsabilité : Une éthique pour la civilisation technologique, Jean Greisch, Flammarion, 2008 (1979).
10 La Constitution du Rojava est la constitution provisoire proclamée en 2014 de la région autonome syrienne autoproclamée Rojava.
24 mars 2025