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Une journée singulière

Jean-Pierre Sueur Odile Jacob, 2024, 208 p., 19,90 €.

Plongée ironique dans les coulisses de l’administration publique, l’ouvrage de Jean-Pierre Sueur décrit le quotidien d’un secrétaire général de préfecture. Une réflexion subtile sur les lourdeurs bureaucratiques et les paradoxes d’une « démocratie molle ».

Jean-Pierre Sueur est un fin connaisseur des arcanes de l’administration publique et de la politique, mais surtout des politiques locales en tant que maire puis secrétaire d’État. Normalien, agrégé de lettres, son autopsie politique est ponctuée de références multiples.

Toujours fidèle à Michel Rocard, il fut trois fois député, maire d’Orléans pendant douze ans, secrétaire d’État aux collectivités locales, sénateur pendant vingt-deux ans et président de la commission des lois. Pendant plus de quarante ans, il se montra un travailleur infatigable dont il rendait compte dans un bulletin impressionnant.

On se souvient des ses travaux courageux et de ses conclusions encore actuelles sur les politiques de la ville1, sur les pompes funèbres, les sondages et, plus récemment, ses prestations lors de l’audition au sénat de Alexandre Benalla.

Dans un style ironique proche de celui d’Éric Vuillard, il écrit lui sur l’ordre d’un jour et l’emploi du temps et des interactions formelles et informelles, heure par heure, d’un fonctionnaire pessimiste actif, mais aimant son métier. On voit là en filigrane un autoportrait dans lequel il s’autorise probablement à revenir sur ses souvenirs.

Les deux cents pages, légères en caractères, sont parfois un peu obscures ou complexes pour un profane qui n’aurait pas fréquenté les ors et désordres de la République, mais une intrigue porte le lecteur et on n’en abandonne pas la lecture. L’ouvrage décrit une journée de ce secrétaire général de préfecture, fantassin et sentinelle des collectivités locales.

Il fait face à des événements ordinaires, monotones et pourtant singuliers, cocasses et rocambolesques comme le vol dans une église d’une Bible enluminée ou le départ à la retraite du préfet, qui a servi plus de vingt gouvernements.

Il fait des allusions précises à l’époque où il situe son récit, dont par exemple l’incident à propos de La Princesse de Clèves dont Nicolas Sarkozy trouvait la lecture inutile et qui « pourrait faire l’objet du cadeau de départ à la retraite du préfet ».

Description fine et grise d’un métier, dont l’auteur souligne les compétences obligatoires pour gérer l’inflation des lois, des arrêtés, de la police administrative, les concertations, présider les commissions, les projets, les conflits, éviter les lobbys… À l’aise dans cette fonction, le héros de cet ouvrage serait probablement proche de la gauche et de sensibilité européenne ?

Le mille-feuille administratif est présenté en majesté.

On est écrasé par la description sans concession du poids de l’État, des préfectures, sous-préfectures, ses départements, ses arrondissements, ses cantons. L’auteur l’arpente comme le terrain d’un jardin à la française.

On est saisi par la quantité d’actes indispensables, dispendieux en temps et en énergie et souvent « confusatoires », contradictoires et même absurdes, la surabondance des circulaires et ouvertures de crédits qu’il faut parapher au risque de « périr ». Les commissions avec un trop grand nombre de fonctionnaires présents pour aboutir à ne rien changer.

Le mille-feuille administratif est présenté en majesté. Il apparaît conforme à sa recette faite de couches juridiques et croustillantes dont la crème serait devenue indigeste du fait du maelström de la décentralisation et de l’accumulation incessante de règlements et de décrets. Est-ce que le ministère de la simplification administrative va en améliorer le fonctionnement ? Tous les propos rédigés en 2024, mais situés en 2003, restent d’actualité et mériteraient d’y revenir.

L’auteur montre, dans cette comédie de boulevard en douze actes, avec comme décor : un microcosme administratif, des réunions, des tâches sans couleur politique, des moments de réflexions nostalgiques, des repas servis par un employé de la préfecture à une invitée dissertant de manière professorale sur le structuralisme, un ennui latent.

Le doute règne. Qui dépèce l’État, le démantèle ? Il écrit que l’action est souvent malmenée par la dilution des pouvoirs. On pourrait parler d’une démocratie molle.

Nous pourrions recommander la lecture de cette journée singulière pour faire travailler un séminaire de Sciences Po, qui chaque semaine plancherait sur le travail d’une heure de ce commis de l’État. Les étudiants releveraient les obstacles quotidiens à franchir et les paradoxes d’une démocratie molle. Cela leur éviterait un stage en préfecture.

1 Jean-Pierre Sueur, Changer la ville. Pour une nouvelle urbanité, Odile Jacob, 1999.

Dan Ferrand-Bechmann
21 mars 2025
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