Mille vies Récits depuis la prison
Tania Bohórquez, Antoine d’Agata et Bruno Le Dantec Éditions Ici-bas, 2024, 258 p., 23 €.Les voix de prisonnières et prisonniers mexicains s’entrecroisent et se font écho dans ce récit choral, interrogeant, entre les lignes, le sens de la peine.
Ce récit rassemble les textes, écrits en détention, de 82 femmes et hommes incarcérés dans des prisons de l’État de Oaxaca, au Mexique. Tania Bohórquez, l’une des artistes à l’initiative de ce projet, explique à la fin de l’ouvrage avoir voulu « faire l’expérience de la prison » pour « comprendre cet autre que l’on considère comme le “mal” » et se comprendre elle-même à travers cet autrui radicalement différent. Longtemps, explique-t-elle, elle s’est tenue à l’écart des agresseurs, ayant « grandi avec le stigmate de l’inceste ».
L’ouvrage, qui est d’après elle « le geste et le cri des oublié·es », est composé de dix chapitres qui ne sont ni numérotés ni titrés, mais agencés de manière à retracer la vie des détenus de la naissance à la mort. De chaque chapitre se dégagent une certaine unité thématique et des sujets récurrents. Des gravures réalisées par des prisonniers illustrent le livre. Elles leur ont été inspirées par des images du photographe français Antoine d’Agata. Lui et Tania Bohórquez ont organisé des ateliers d’écriture au sein de plusieurs prisons mexicaines. Ces textes ont ensuite été sélectionnés, traduits en français par Bruno Le Dantec et édités.
Les souvenirs d’enfance ouvrent le premier chapitre. On ne trouve ici ni évocation d’un paradis perdu ni candeur. Rapidement, une certaine tension se dégage. Dès leur jeune âge, beaucoup ont connu le manque d’affection et la violence. L’alcool : « Quand j’avais 15 ans, j’ai découvert l’alcool. Le premier verre en a entraîné d’autres, jusqu’à ce que je ne puisse plus m’en passer. […] J’ai perdu ma dignité et mes amis, puis je me suis retrouvé à la rue. » La drogue : «Aujourd’hui, j’ai 16 ans et je goûte à la coke. Mes premiers pas en enfer. »
Les scènes de vie s’entremêlent sans que l’on sache qui parle. Le plus souvent, le récit est écrit à la première personne du singulier, plus rarement à la troisième personne du singulier. Les adjectifs et les participes passés accordés au féminin signalent, de temps à autre, une voix féminine. La multiplicité de ces « je » transparaît aussi dans la manière dont sont nommés ceux et celles qui représentent l’altérité. Le personnel de la prison d’abord : les surveillants, la direction, le médecin. Les forces de l’ordre, qui interviennent lors des mutineries ou des transfèrements. Cet autre est, le plus souvent, un prédateur. Matons et matonnes administrent aux personnes détenues brimades et humiliations.
Mais la frontière entre les prisonniers et ces autres n’est pas aussi imperméable qu’on pourrait le croire. Untel, qui fut un « jeune flic », se retrouve « à son tour dans la peau d’un reclus » à la suite d’un délit. Entre détenus, des hiérarchies existent aussi, une manière de tenir l’autre à distance. Elles sont instaurées par des rituels imposés aux nouveaux et peuvent impliquer le meurtre d’un membre d’une bande rivale. Tout en bas de l’échelle se trouvent « les camés », méprisés par leurs co-détenus. Mais là aussi, nul ne peut jurer qu’il ne sera pas réduit un jour à cet état.
La détention apparaît comme le miroir grossissant de tous les travers de la société, amplifiés à l’excès.
La récurrence de certaines thématiques et cette porosité des rôles donnent le sentiment que ces vies n’en font qu’une. La précarité économique, les carences affectives, la violence physique et verbale, les abus sexuels et la mort sont omniprésents, des souvenirs d’enfance à la détention, en passant par l’adolescence et la vie d’adulte avant la prison. Ce qui a mené en détention est rapidement ou à peine évoqué, donnant l’impression qu’elle est, pour certains, une destination ou un passage quasi inévitable.
Pour beaucoup, la précarité économique pré-existe à l’incarcération mais s’y trouve amplifiée : « Sans famille ni soutien, un jeune mec arrivé un jour après moi s’est mis à se prostituer pour survivre. » L’autre est rarement source de protection ou de compassion : « À ce qu’on dit, Dieu est venu au monde pour aider les nécessiteux, les désemparés. Quelle blague. […] Celui qui est censé être le curé, ou du moins le gars qui organise, demande à la bande de camés de prendre leur pain avant de les chasser. S’ils en redemandent, il refuse. Et quand il n’y a plus de camé, qui en réalité sont les plus paumés, le pseudo-curé propose plus de pain doux et de café. Honte à lui. »
La solitude est pesante, au point que ceux qui ne reçoivent aucune visite se rassasient, faute de mieux, des visites des autres. La mort est partout présente, là aussi dès l’enfance. Le suicide ou la tentative de suicide d’une mère, le jour d’un anniversaire. Le meurtre d’un proche. D’amour il est question aussi, de manière fugace, mais il est surtout évoqué sous la forme du manque, de l’absence de l’être aimé (mari, femme ou enfants) ou de sa mise à distance par l’administration pénitentiaire, qui transfère une « chérie », rencontrée en prison, vers un autre lieu de détention, ou qui prend à sa mère un bébé né derrière les barreaux. Du manque il est en permanence question. Car tout fait défaut. La nourriture, un espace suffisant pour dormir quand on est au mitard, l’intimité, la dignité.
La détention apparaît comme le miroir grossissant de tous les travers de la société, qui s’y retrouvent amplifiés à l’excès. Se dégage un profond sentiment d’impuissance face à tant de violence, de corruption, d’arbitraire systémiques. S’endurcir et faire régner la terreur autour de soi semble la seule manière de survivre à la détention. « La prison pue la peur, pue la solitude, pue l’amertume, pue la douleur, pue l’abandon, pue la rancœur, pue l’incertitude. Elle pue la mort. La prison est l’école de la vie d’où on sort avec un master et une médaille de délinquant.»
L’avant-dernier chapitre évoque la libération. Certains sont attendus impatiemment par leurs proches, d’autres, au contraire, sont craints par leurs enfants ou leur compagne qui tentent de leur échapper. Et puis il y a ceux pour qui la liberté est de courte durée et qui retournent rapidement en détention. Dans le dernier chapitre, quelques-uns évoquent la mort, d’autres l’invoquent. Nombre d’entre eux ont perdu des co-détenus, morts de maladie, suicidés ou assassinés. Il y a ceux qui éprouvent des regrets, des remords ou de la culpabilité, en regardant le chemin de vie parcouru. Ceux qui se disent prêts à reprendre le même chemin, ou presque. Ceux qui ont trouvé l’apaisement dans la religion.
L’originalité de l’ouvrage est de faire entendre ces voix presque sans filtre. Des ateliers d’écriture ou de création artistique ont également lieu dans les prisons françaises à l’initiative d’associations, mais celles-ci doivent s’engager auprès de l’administration pénitentiaire à faire valider ce qui deviendra public. Les conditions de détention ne sont certes pas identiques en France et au Mexique, mais ces mille vies montrent à quel point, lorsque la réhabilitation des détenus n’est pas pensée comme un des objectifs de la peine, la privation de liberté seule échoue souvent à préparer les prisonniers à réintégrer la société de manière apaisée. En donnant la parole à ces femmes et à ces hommes détenus, cet ouvrage tente de leur conférer un peu de dignité.
20 mars 2025