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Quelques lignes d’utopie Pierre Leroux et la communauté des « imprimeux » à Boussac (1844-1848)

Ludovic Frobert Agone, « Mémoires sociales », 2023, 244 p., 18 €

Entre histoire et littérature, ce livre fait revivre l’expérience communautaire des ouvriers imprimeurs de Boussac (Creuse) au XIXe siècle. Une expérience qui aurait pu tomber dans l’oubli faute d’archives.

Des dessins de l’illustratrice Andreïa Camps-Campins (inspirée par l’anthropologue Tim Ingold) ornent la couverture et ouvrent chaque chapitre de cet ouvrage. Ses personnages et ses objets sont composés d’un trait quasi continu. Cette invitation à mettre l’accent sur le cheminement plutôt que sur les points de départ et d’arrivée, cette conception des lignes qui se prolongent en une chaîne infinie résonnent avec la sensibilité de Pierre Leroux, figure emblématique de la communauté des « imprimeux », établie à Boussac, en Creuse, au milieu du XIXe siècle.

Ludovic Frobert, historien des idées économiques et politiques, résume leur projet en ces termes : « Une société reposant non seulement sur l’égalité au sens de calcul rigoureux des équivalences et des réciprocités, mais encore un système de pleine mutualité centré sur le don le plus pur, celui tendant à se placer sous le signe de l’agapè. »

Étudier ce sujet est l’occasion pour l’auteur de montrer que, même dans un contexte politique n’invitant pas à l’optimisme, des gens tentent d’impulser des changements et sont la preuve que des alternatives moins sombres sont possibles. Il s’agit de réhabiliter l’utopie ou, du moins, de nuancer l’idée selon laquelle les utopistes ne proposent que des « élucubrations relevant du rêve ou du cauchemar », qu’ils s’indignent sans rien proposer de concret.

Tout au long de ce livre et en dépit des sources parcellaires sur lesquelles il a pu s’appuyer, l’auteur déploie les idées maîtresses et l’histoire de cette communauté, de l’appel de Jules Leroux « Aux ouvriers typographes » suivi du dépôt de brevet pour une imprimante à Boussac, au renversement de la Monarchie de Juillet en passant par les désaccords idéologiques au sein de la communauté.

Les imprimeux, qui n’excédaient pas une vingtaine de personnes, étaient réunis par le communionisme.

Même si le manque de détails logistiques et sur les réalités quotidiennes à Boussac est regrettable, par manque de sources, ce récit mêlant fiction et réalité au rythme des repas dominicaux des imprimeux est une très belle introduction à leur philosophie, qui se voulait en acte.

Ludovic Frobert s’est appuyé majoritairement sur des correspondances pour composer son ouvrage et en particulier sur celle de George Sand. Cette grande amie de Pierre Leroux – qu’elle a beaucoup financé – a eu une influence sur l’avènement de sa communauté. Elle était aussi une autrice fidèle de la revue L’Éclaireur, imprimée à Boussac, avant de prendre ses distances.

Les imprimeux, qui n’excédaient pas une vingtaine de personnes, étaient réunis par le communionisme, « Expression singulière du socialisme », le communionisme, explique l’historien, « est à la fois science, philosophie et religion : la religion du présent et de l’avenir ». Le communionisme était « une autre idée des besoins, de la consommation et du travail, du lien à la nature, des rapports entre les hommes et les femmes, de l’éducation, de ce que signifie au plus haut point l’égalité, et même de la commensalité. »

Ainsi, à Boussac, on cherchait à perpétuer l’idée selon laquelle il n’y a pas de capacité mais plutôt des facultés humaines. La capacité est en somme une nouvelle manière de hiérarchiser les individus dans le monde industriel, une hiérarchie se voulant objective qui se dégage d’une « saine compétition ou concurrence entre individus » et qui vient remplacer l’ancienne hiérarchie avec ses rois, ses princes, ses nobles.

L’échange est ici envisagé non pas comme une séparation des individus, mais comme un moyen de faire relation à part entière.

Pierre Leroux en prend le contre-pied : il explique dans son ouvrage De l’humanité. De son principe et de son avenir (Perrotin, 1840) que chacun est « sensation-sentiment-connaissance indivisiblement unis ». Aucun individu ne vaut plus qu’un autre et chacun a « une répartition singulière des trois facultés fondamentales, aucune d’entre elles n’ayant par ailleurs plus de valeur que les deux autres. Ce qui signifie que, composé singulier des trois qualités, chacun se complète dans les autres, formant par leur association des sociétés, petites ou grandes, “d’êtres semblables” et non “d’êtres homogènes” ». Hommes et femmes confondus, précisons.

Pierre Leroux défendait leur égalité jusqu’aux bancs de l’assemblée et le chapitre 7 de l’ouvrage est d’ailleurs consacré à ce qu’aurait pu être la condition féminine à Boussac. Là-bas, on considère que l’être ne vit pas seulement par lui-même, mais par la communion avec ses semblables et avec l’univers et que l’avenir réside dans la solidarité, une forme supérieure de la charité. On invite à se défaire de l’idéologie libérale et à se projeter dans un futur radicalement distinct, « tissé par l’entraide, la solidarité, et même l’amour », on envisage l’échange non pas comme une séparation des individus, mais comme un moyen de faire relation à part entière.

Pierre Leroux et les imprimeux s’élèvent aussi contre les théories malthusiennes et affirment qu’une autre économie circulaire fondée sur la suffisance et la responsabilité peut s’affirmer : « La nature a établi un circulus entre la production et la consommation. Nous ne créons rien, nous n’anéantissons rien; nous opérons des changements. Avec des graines, de l’air, de la terre, de l’eau et des fumiers, nous produisons des matières alimentaires pour nous nourrir; et, en nous nourrissant, nous les convertissons en gaz et en fumiers qui en produisent d’autres : c’est là ce que nous appelons consommer. La consommation est le but de la production, mais elle en est aussi la cause. »

Enfin, pour Pierre Leroux, le socialisme est une religion, « l’aboutissement d’une longue histoire inaugurée par le premier christianisme et l’Évangile », et le Christ, le premier des socialistes. Ce dernier aurait transmis le message du premier Créateur, à savoir : « La désacralisation de toutes les dominations et inégalités, l’évidence de l’égalité radicale des hommes et des femmes, leur familiarité. »

On voit petit à petit la précarité de la communauté et les dissensions idéologiques s’accroître.

Déjà George Sand se désolidarisait du pacifisme à toute épreuve de Pierre Leroux, mais dans le chapitre 8 et à la veille du renversement de la Monarchie de Juillet, sa posture non-interventionniste n’a eu de cesse de creuser les désaccords entre lui et les membres de sa communauté. Ses compagnons reprochaient à Pierre Leroux le fait qu’il refuse que sa doctrine prenne la forme d’un parti politique. Il préférait qu’elle reste une science.

Ce qui les embêtait, surtout, c’était l’inaction. « N’y avait-il pas possibilité, comme dans toute vie, d’adapter la doctrine au réel, et de se frayer les chemins de l’action ? N’était-ce pas une décision de refus qui les coupait du présent, de la réalisation en cours et à échelle humaine d’un monde plus égalitaire ? Jusqu’à quel point taire le fait évident que l’indignité présente du monde ne se résoudrait pas qu’avec quelques révélations partagées, même miraculeuses ? Que le présent ne ferait pas l’économie d’un temps de luttes et de conflits ? »

Ainsi, on voit petit à petit la précarité de la communauté et les dissensions idéologiques s’accroître à Boussac. Le dernier chapitre est une succession de fragments temporels (1849, 1871, 1883), de lignes cette fois-ci dispersées et qui se diversifient, tracent leurs propres chemins.

Ponctuée d’une dizaine de scènes de banquets reconstituées, la lecture de l’ouvrage nous offre une perspective originale sur la période traitée. Mêlant fiction et travail d’archives rigoureux, ce portrait d’une utopie contrebalance les critiques faciles qu’on pouvait leur faire et réussit le pari de nous introduire à la pensée de Pierre Leroux en alliant complétude et légèreté.

Marie Vesco
13 janvier 2025
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