La religion à l’épreuve de l’écologie suivi de « Exégèse et ontologie »
Bruno Latour La Découverte, 2024, 376 p., 22 €.Publié de manière posthume, cet ouvrage rassemble la thèse soutenue par Latour en 1975 et quatre entretiens inédits. Il permet d’explorer ses liens à la foi chrétienne.
« Enfin la question n’est plus celle de moderniser ou pas un message devenu incompréhensible – c’est la modernisation elle-même qui est en question et donc oblige chacun à préciser à nouveau ce à quoi il tient. » C’est ainsi que Bruno Latour présente l’opportunité que l’écologie ouvre à l’Église pour l’apostolat dans La religion à l’épreuve de l’écologie. Les sociologues Anne-Sophie Breitwiller et Pierre-Louis Choquet font en effet paraître la thèse inédite de Bruno Latour, Exégèse et ontologie, assortie de quatre entretiens autour du christianisme à l’heure de l’anthropocène.
Réalisés de novembre 2020 à janvier 2021 avec la participation de Frédéric Louzeau, prêtre, philosophe et théologien, ces entretiens sont pour le sociologue et philosophe des sciences, décédé en 2022, l’occasion de relire cette thèse parue en 1975 et laissée depuis au fond d’un placard. Il la présente comme une explication de sa manière de faire et de comprendre l’exégèse, soit d’utiliser « les méthodes de l’exégèse pour accéder à l’ontologie, aux choses mêmes par le truchement de l’interprétation, des cheminements de l’interprétation ».
La question du rôle des chrétiens et des chrétiennes dans les mutations écologiques en cours traverse ces entretiens. Elles sont pour Bruno Latour une opportunité pour une Église catholique qui aurait perdu le fil de son travail d’interprétation, seule manière de faire vivre la vérité religieuse dans son mode d’existence propre. Il critique la posture de l’Église vis-à-vis de la modernité : ses efforts d’adaptation ne lui auraient pas permis d’être dans une posture autre que défensive et ne l’aurait pas dotée d’un « outillage alternatif » pour penser le monde contemporain.
Laudato si’ amorcerait chez les catholiques le changement de cosmologie que l’auteur appelle de ses vœux.
Le cœur de son propos est que « la révolution cosmologique en cours » rend plus audible la particularité du message et de la vie du Christ, qualifiée ici de « variation ». À contre-courant d’un christianisme « obsédé par la question de l’immanence et de la nature et du surnaturel », celle-ci oblige à « repenser toutes ces positions, tout simplement parce que le naturel est exactement aussi disputé que le surnaturel ou le social ».
Bruno Latour présente Laudato si’ comme un grand pas dans cette direction, puisque l’encyclique amorcerait chez les catholiques le changement de cosmologie qu’il appelle de ses vœux. L’implication théologique principale de Laudato si’ est « d’établir une continuité, comme si “cri de la terre” et “cri des pauvres” étaient à l’aise dans cette cosmologie », variation « prophétique » qui n’aurait aucun sens dans un environnement cartésien ou darwinien.
Le pape crée par là un monde dans lequel « tout est lié », et c’est la cosmologie moderne qui devient une métaphore. Ce geste n’a pour Latour rien d’anormal, c’est au contraire une « association à inventer (…) tout à fait commune dans l’histoire de l’Église entre l’irruption d’une nouvelle cosmologie et la reprise du message évangélique ».
Dès lors, le rôle des chrétiens et des chrétiennes conscients de la gravité des mutations écologiques en cours doit être, selon ces auteurs, de participer à annoncer et dessiner cette nouvelle cosmologie. Dans une certaine mesure, les initiatives qui ont éclos dans l’Église depuis la publication de l’encyclique de 2015, comme le label Église verte ou les parcours Laudato si’, y contribuent.
Dans les actions du Collectif Lutte et contemplation se joue un nouveau mode de témoignage chrétien.
Le collectif Lutte et contemplation – lancé en septembre 2023 et plébiscité par le pape François le mois suivant à l’occasion de la publication de l’exhortation apostolique Laudate Deum – peut être envisagé comme un autre acteur de cette lutte cosmologique. En mettant au cœur de leur mouvement l’écoute et la défense des « clameurs de la terre et clameurs des pauvres », les membres du collectif se font effectivement des relais de ce changement de cosmologie. Dans leurs actions se joue un nouveau mode de témoignage chrétien.
Pour Bruno Latour s’ajoute une autre fonction aux chrétiens et chrétiennes : servir l’écologie politique en la libérant du poids de la théologie politique sécularisée qu’elle contient. Il revient aux chrétiens et chrétiennes de faire valoir que la variation qu’introduit Jésus dans le judaïsme est minuscule, et que tout l’enjeu « est justement [de] ne pas en faire un cosmos ».
« Et ça, ajoute le philosophe, nous les chrétiens sommes capables de l’entendre et de vous le proposer à vous les écologistes parce qu’on revient à la source de cette confusion qu’est la théologie politique, qui transforme une version de Salut et de prochain, disons une innovation minuscule, en une cosmologie. »
11 novembre 2024