Trop chaud pour travailler Le travail infernal
Mikaël Lefrançois et Camille Robert Arte production Tournez s’il vous plaît, 92 minutes, 2023Entre accidents du travail, catastrophes sanitaires, inégalités accrues et mise à mal de l’économie, la hausse des températures liée aux changements climatiques bouleverse partout le monde du travail. Un film documente le phénomène.
Le documentaire Trop chaud pour travailler (Arte, 2023) met en lumière une problématique souvent sous-estimée : les conséquences de l’augmentation des températures sur le travail. Le projet est né à la suite de la publication en 2020 d’un rapport de l’Organisation mondiale du travail (OIT) : « Travailler sur une planète plus chaude ».
De toutes les conséquences des changements climatiques, les vagues de chaleur sont les plus meurtrières. Des centaines de millions de travailleurs de « première ligne » sont exposés à des températures toujours plus extrêmes et souffrent de « stress thermique » : une chaleur excessive par rapport à celle que le corps peut tolérer sans souffrir d’altération physiologique. Mikaël Lefrançois, le réalisateur, explique ainsi que « le stress thermique comprend à la fois la chaleur extérieure et celle générée par le corps en raison de l’activité physique ».
Un tel excès de chaleur augmente la vulnérabilité et les risques professionnels des travailleurs. Il peut entraîner des coups de chaleur, voire la mort. Ce stress thermique résulte des fortes températures, mais également de l’organisation du travail. Ainsi, il est essentiel de prêter attention à l’activité professionnelle en elle-même et aux efforts qu’elle requiert.
De toutes les conséquences des changements climatiques, les vagues de chaleur sont les plus meurtrières.
À la suite des scandales au sujet des conditions de travail des ouvriers de la Coupe du monde de football 2022, le Qatar a interdit le travail en extérieur au-delà d’une certaine température. De juin à septembre, la loi interdit désormais de travailler entre 10 heures et 15 h 30 pour prévenir les risques de problèmes respiratoires et cardiaques. Cette loi exige également une surveillance de la température toute l’année à l’aide d’un thermomètre WBGT : un indice composite de température utilisé pour estimer les effets de la température, de l’humidité et du rayonnement solaire sur le corps humain. Ainsi, au-delà de 32,1 °C WBGT, le travail doit cesser. Enfin, la législation oblige les entreprises à mettre en place un plan de prévention contre le stress thermique.
Cette loi, bien que parmi les plus complètes au monde en matière de prévention, semble ne pas tenir compte de la réalité de l’organisation du travail et des rapports de force sur les chantiers des entreprises qataries. « Souvent, les ouvriers n’ont pas la capacité et l’autonomie réelle d’appliquer les conseils de prévention de leur employeur, comme prendre des pauses régulières, parce qu’ils sont soumis à des cadences de travail intensives, explique Mikaël Lefrançois. Dans ces cas-là, les plans de prévention ne sont qu’un alibi, une façon pour les entreprises de se décharger de leur responsabilité, sans protéger efficacement leurs salariés. »
Les mesures prises par les entreprises sont parfois dérisoires au vu des conditions de travail. Le documentaire met ainsi en avant le plan de prévention d’une entreprise recommandant des pauses de 10 minutes toutes les heures pour des températures allant de 39 °C et 53 °C.
Morts brutales
Au Nicaragua et au Salvador, une épidémie d’insuffisance rénale chronique affecte les travailleurs agricoles, tandis qu’en Italie, dix décès au travail ont été enregistrés pendant l’été 2022, le plus chaud jamais enregistré dans le pays. En France, six ouvriers agricoles sont morts brutalement dans les vignobles de Champagne et du Rhône en septembre 2023, alors qu’une canicule tardive frappait le pays – un jeune de 19 ans est notamment décédé à la suite d’un malaise cardiaque alors qu’il faisait 34 °C.
Ces incidents soulèvent la question pressante de l’adaptation des conditions de travail aux changements climatiques. Comme le montre le film avec des ouvriers bordelais, certains employeurs du BTP adaptent les horaires de travail pour anticiper les impacts de la chaleur sur leurs salariés. Cependant, cette stratégie peut ralentir les chantiers et décourager certaines entreprises, inquiètes de perdre des contrats.
Au niveau mondial, on estime que la chaleur fait perdre plus de 2 000 milliards de dollars chaque année.
Autre cas évoqué dans le film, celui des chauffeurs-livreurs d’UPS aux États-Unis. Soumis à une pression intense, ils doivent réaliser entre 130 et 200 livraisons par jour dans des camions non climatisés, où la température peut atteindre 50 °C à l’arrière. La direction d’UPS prétend se préoccuper de la santé des employés en ajoutant des ventilateurs aux camions et en fournissant de nouveaux uniformes plus confortables. Depuis l’été 2023, elle s’est aussi engagée à équiper les nouveaux camions de climatisation. Cependant, ces mesures sont insuffisantes dans un pays où le nombre de vagues de chaleur a triplé en soixante ans.
Dans le documentaire, Tord Kjellström, épidémiologiste et spécialiste du stress thermique, s’inquiète du fait qu’au moins 15 % des heures de travail pourraient être perdues d’ici la fin du siècle dans un pays comme l’Inde, à cause de la chaleur. L’impact des vagues de chaleur est déjà considérable aujourd’hui.
Au niveau mondial, on estime que la chaleur fait perdre plus de 2 000 milliards de dollars chaque année. La souffrance qu’elle déclenche chez les travailleurs, elle, n’est pas quantifiable. Et les mesures prises restent très insuffisantes. Comme le souligne Natasha Iskander, professeur de planification urbaine à l’Université de New York : « Ce n’est pas parce que les salariés disposent d’une fontaine à eau ou d’un climatiseur que l’essentiel est fait. [...] il faut réinterroger les rapports de pouvoir dans les organisations et se reposer sur l’expertise des travailleurs eux-mêmes. »
Pour aller + loin
Tord Kjellström, Nicolas Maître, Catherine Saget, Matthias Otto, Tahmina Karimova et al., « Travailler sur une planète plus chaude. L’impact du stress thermique sur la productivité du travail et le travail décent », Bureau international du travail, 2019.
26 septembre 2024