De la génération
Émilie Hache La Découverte, 2024, 312 p., 21 €La manière dont les humains participent à la perpétuation du monde fait l’objet de mythes depuis les débuts de l’humanité. Pour la philosophe Émilie Hache, le concept de « génération », qui caractérisait notamment la Grèce antique, a été supplanté par celui de « production ».
Depuis les années 1970, les écoféministes ont mis en avant l’histoire des violences conjointes contre les femmes et la nature et se sont engagées dans un effort de réévaluation et de réappropriation de la proximité supposée entre « femmes » et « nature ».
La philosophe écoféministe Émilie Hache fait l’hypothèse qu’il existe, derrière l’« alternative empoisonnée » entre la récupération positive de l’identification des femmes à la nature et le rejet de cette essentialisation, une histoire de la délégation aux femmes de la « génération du monde ». Par génération du monde, elle entend l’idée que, de même que nous expérimentons notre rapport à la nature à travers la constitution d’un monde, ce monde a toujours besoin de notre participation pour se perpétuer.
Rites et paradoxes
Émilie Hache commence par interroger le paradigme de la génération à partir des rites de la Grèce antique. Dans le rituel de la fête antique des Thesmophories, elle pointe la délégation de la génération aux femmes et le retrait des hommes de cette dimension de l’existence. Dans celui des Arréphories, qui porte sur le mythe d’autochtonie (le mythe qui donne un fondement naturel à la citoyenneté, ici athénienne), elle décrit un mythe d’engendrement qui ne concerne que les hommes, « nés du sol de la cité », tandis que les femmes ne sont « pas nées de la terre mais faites de terre ».
Ici, les femmes sont exclues de l’origine de la cité mais aussi de l’humanité. Leur maternité disparaît au profit de celle de la terre, elle-même disparaissant sous le sol de la « patrie ». L’autrice résume le paradoxe de la coexistence de ces deux rituels : « La génération est à la fois réduite à une question purement féminine et n’a aucun rapport avec le féminin. L’idée d’une plus grande proximité des femmes avec la nature vient de là, reposant sur cette conviction étrange [que] la génération concerne d’abord et avant tout les femmes. Les hommes, eux, s’engendrent entre eux, mais à peine – le commencement recommençant avec chacun d’entre eux. »
Dans d’autres versions du mythe d’autochtonie, la relation à la terre et les pratiques d’engendrement « ne concernent pas que les femmes, ni même les seuls humains, mais forment la matière même du renouvellement du monde ». Le reproche d’essentialisation qui accompagne l’idée d’une proximité entre la terre et les femmes viendrait donc du fait que « le rêve d’un engendrement purement masculin » a rompu avec cette vision mythique d’une terre génitrice de tous les vivants.
L’autrice associe les sociétés dites matriarcales aux « sociétés égalitaires du point de vue du genre ».
Jusque-là, la génération et sa proximité avec la terre concernaient tout le monde, vivants et morts. Émilie Hache explore ce lien entre les vivants et les morts et souligne que dans un monde qui n’est jamais engendré une fois pour toutes, « la génération est toujours aussi régénération ». Par ailleurs, « naître de la terre, peut s’entendre au sens de né·e d’un ancêtre ». Il faudrait alors « être au moins trois pour engendrer : des femmes, des hommes et des ancêtres ». Or, en éliminant les femmes de l’engendrement autochtone et en les vouant à la procréation maritale, les Grecs auraient coupé leur lien avec les morts. Ils seraient passés « d’un mode de génération cosmologique à un engendrement anthropocentré et patrilinéaire ».
Dans un développement postérieur, Émilie Hache quitte la Grèce antique pour s’intéresser aux sociétés organisées autour de la génération. C’est l’occasion de réouvrir la question des sociétés dites matriarcales que l’autrice associe aux « sociétés égalitaires du point de vue du genre ». Elle nous rappelle qu’il a existé – et qu’il existe encore ! – des sociétés de ce type. Celles-ci se caractérisent par deux éléments, le premier étant que « ce ne sont ni les mères ni les femmes qui sont au centre des sociétés [matriarcales], c’est […] la régénération ».
Le second élément est que la question de la génération concerne tous les membres de ces sociétés de sorte que « la division sexuelle du travail passe non pas à l’extérieur mais à l’intérieur même du travail de (re)génération. » Ainsi, « aucun genre ne peut accaparer le monde ». Dans ces sociétés, la (re)génération apparaît comme un « fait cosmologique total » au sein duquel s’organise tout un « système de répartition des pouvoirs génératifs ». Cela se traduit par une conception de la parenté qui ne peut être réduite à sa seule dimension biologique mais se construit autour d’une « unité générative ».
De la création
Une seconde partie de l’ouvrage rend compte de la disparition du paradigme de la génération et de son remplacement par celui de la création, puis de la production. La philosophe souligne ici le rôle déterminant de la théologie chrétienne. Celle-ci s’est en effet élaborée autour du concept de création et de l’idée que le monde ne se maintient plus dans l’existence par ceux qui le composent mais « par l’activité incessante du dieu unique », « par le salut et la vie éternelle ».
Par ailleurs, la théologie n’a pas simplement remplacé la génération par la création, elle a cherché à exprimer l’éternité chrétienne « avec les mots de la génération, tout en voulant l’en détacher ». Au contact de la théologie chrétienne, engendrer ne signifie plus « produire son semblable par voie de génération » mais « reproduire sa propre divinité dans une autre personne trine », au sens de trinitaire.
Cette « génération éternelle masculine » serait devenue « la vraie génération à l’aune de laquelle on compare et disqualifie la génération féminine et masculine, charnelle, en lien avec la vie et la mort ». Le christianisme introduit alors une « société alternative » qui « redouble le monde d’un monde chrétien » et se présente comme un nouveau système de parenté. Dieu devient le père de tous les chrétiens, l’Église remplace « toutes les mères, c’est-à-dire aussi la terre » et le baptême constitue la « vraie naissance » qui donne la vie immortelle.
Au-delà du discours sur Dieu, la disparition du paradigme de la génération dans le monde suit l’institutionnalisation du paradigme de l’oikonomia, c’est-à-dire « l’étude des activités par lesquelles Dieu se manifeste dans le monde ». C’est un concept gestionnaire repris par les Pères de l’Église pour « rendre compte de l’Incarnation et du caractère trinitaire du dieu chrétien ». Premièrement, dans sa dimension providentielle, l’oikonomia implique que l’Église s’adresse à des « individus unisexes », des humains dépourvus de genre.
Les sciences modernes prolongent le mouvement de providentialisation du monde.
Dans le nouvel ordre institué par le christianisme à partir du XIe siècle, hommes et femmes sont « égaux, voire identiques, à une différence près, et subordonnés l’un(e) à l’autre. » Le sacrement du mariage vient remplacer « l’unité cosmologique de la maisonnée » par celle du « couple conjugal hétérosexuel unisexe », nouvelle « unité économique ».
Deuxièmement, dans sa dimension providentielle, l’oikonomia chrétienne opère un « glissement de l’oikos domestique à l’oikos cosmologique » en venant s’articuler à l’idée de providence. Avec la victoire de la conception providentielle du monde, le monde genré cède la place au monde unisexe-masculin de l’oikonomia, où les hommes et les femmes se retrouvent en concurrence.
C’est donc l’émergence d’un « monde unisexe compétitif » et « sans génération » que vient consacrer l’oikonomia, d’abord sous sa forme théologique puis sous sa forme scientifique. Car les sciences modernes prolongent le mouvement de providentialisation du monde. Au niveau cosmologique, l’économie de la providence divine devient l’économie de la nature, puis l’économie politique. Le concept de production, qui « désigne un mode de venue à l’être […] sans engendrement, unisexe(-masculin), détaché de toute contrainte et responsabilité à l’égard de la perpétuation de ce monde, ayant pour seul objet sa multiplication indéfinie », devient le nouveau paradigme de la modernité.
Les effets structurants de ce paradigme s’éclairent encore davantage lorsque l’autrice aborde la dimension coloniale de cette histoire, décrivant le remplacement du genre par la race comme principe de « désorganisation » du monde et l’émergence du nationalisme comme nouveau système de parenté.
Dépasser la production ?
Émilie Hache retrouve les thèses d’Ivan Illich selon lequel le monde moderne « économisé » repose sur le postulat unisexe « qui n’est finalement rien d’autre qu’un principe de mise en concurrence ». Puisque la rareté n’est qu’une conséquence de la rivalité, il affirmait alors que « la disparition du genre est une donnée première de l’histoire de la rareté et des institutions qui la structurent ».
Pour Émilie Hache, il nous faut affronter cette « perte du genre », ce qui « appelle un changement politique et anthropologique qui prenne forme par-delà notre régime sexué ». Pour cela, il nous faut « renoncer à nos rêves d’égalité économique » et « sortir des rêves d’opulence des économistes ».
L’autrice explore alors les possibilités de développer « des pratiques d’engendrement non genrées (au sens vernaculaire du terme) mais aussi non “économiques” ». Elle appelle à renouer avec des « parentés terrestres » qui chercheraient « moins à se multiplier qu’à prendre soin de ciels qui sont déjà là ». L’exploration de ces parentés prometteuses nous invite alors à renouveler notre rapport aux ancêtres ; aux liens de parenté et à la sexualité ; aux puissances divines ; à nos manières d’habiter la terre.
Cette enquête n’a probablement pas tant vocation à imposer un récit unique qu’à proposer une histoire qui nous aide à dénouer les nœuds de notre présent. À ce titre, cet ouvrage est une réussite : sa lecture stimule la réflexion et l’exigence de la démonstration est à la hauteur du caractère audacieux de sa thèse. Finalement, s’il faudra certainement tenir compte de ce récit à l’avenir, on s’interroge sur ce qu’en feront les économistes. L’économie et la production, ces notions peuvent-elles s’insérer dans un monde écologique de la génération ?
19 septembre 2024