Les sciences dans la mêlée Pour une culture de la défiance
Bernadette Bensaude-Vincent et Gabriel Dorthe Seuil, 2023, 250 p., 22,50 €L’autorité scientifique n’est plus toute-puissante, et même contestée. Que faire ? Élaborer une culture de la défiance scientifique, à égale distance d’une méfiance qui discrédite et d’une confiance qui aveugle.
Pris de malaise devant le statut autoritaire de la science lors de la pandémie de Covid-19, les philosophes des sciences Bernadette Bensaude-Vincent et Gabriel Dorthe ont décidé de prendre au sérieux la méfiance exprimée envers l’autorité scientifique. Contrairement aux réflexes habituels chargés de mépris envers les « complotistes », « anti-vax » ou même « climato-sceptiques », les deux philosophes tentent de comprendre ce que cette méfiance dit de la science dans notre société.
Le refus d’une analyse paresseuse de la figure du complotiste, aboutissant à un individu irrationnel, sinon imbécile, donne ainsi la possibilité de penser le problème politique, en particulier démocratique, du statut de la science. « La méfiance du public envers les sciences et les techniques s’inscrit dans l’érosion du rapport de confiance entre gouvernants et gouvernés, qui bouleverse le fonctionnement et les valeurs démocratiques. »
Dans la tradition des études des sciences et des techniques, les deux philosophes rappellent que tenir la science comme seul régime de vérité, raison absolue qui s’impose partout, toujours et sans condition, est à la fois erroné et catastrophique. Historiquement construit, intriqué à notre histoire républicaine (science et progrès) et à notre système économique (recherche et développement, technoscience), ce statut fétiche de la Science (avec un grand « S »), partagé tant par les défenseurs de la rationalité que ses critiques, sape les conditions de possibilité de la démocratie.
L’ouvrage propose alors une synthèse des connaissances démontrant que la pluralité de l’activité scientifique n’est pas isolée du monde, qu’elle est parcourue de valeurs, de pressions et d’intérêts qui influencent ses objets, ses protocoles et ses résultats. « Promesses inconséquentes, manipulations, fraudes, conflits d’intérêts sont des caractéristiques de la recherche académique telle qu’elle est mise sous pression par l’économie de la connaissance et ses lois de la concurrence. »
Le masque de l’expert
Autre problème évoqué, la médiation sociale entre la production scientifique et ses publics. L’une des figures majeures mobilisée à cet effet est celle de l’expert. Celui-ci se situe au carrefour d’une double loyauté : celle à l’état de l’art scientifique de son domaine de compétence, souvent très spécialisé, donc restreint, et celle au pouvoir dont il se fait le conseil (et parfois le sujet). Sa situation sociale l’oblige à négocier entre les attentes du pouvoir commanditaire et ses compétences légitimes.
Sous cette double contrainte, la figure de l’expert tout-terrain est favorisée par le dispositif médiatique. Pour l’expert en expertise, le statut de la science doit être unifié afin de lui permettre de réaliser l’opération magique et transcendante d’extension de sa compétence spécifique à l’ensemble des sujets.
Ainsi, la structure technocratique fondée sur la médiation du statut de l’expert a pour conséquence de sortir la production des savoirs de l’espace démocratique pour la livrer au pouvoir de gouvernement sous la forme unifiée, prescriptive et autoritaire de la science. « C’est donc en termes de degrés de crédibilité que se pose le problème de la confiance dans la science plutôt qu’en termes manichéens, lumières contre ténèbres, raison contre folie. »
Sur des motifs légitimes de corruption, de fraudes, de conflits d’intérêts, l’argumentation contestataire discrédite la parole de l’expert.
En face de l’expert se trouve le complotiste. Refusant l’autorité scientifique à valeur prescriptive et justificatrice de l’action étatique, des publics s’opposent à des discours scientifiques au regard de leurs conséquences politiques. Sur des motifs légitimes de corruption, de fraudes, de conflits d’intérêts, l’argumentation contestataire discrédite la parole publique de l’expert au nom de la même conception problématique de « la bonne science ». Pour les réprimer, le pouvoir politique qualifie ces publics de « complotistes » faisant œuvre blasphématoire contre la raison qui s’incarne par la science.
À ce sujet, la posture du président Emmanuel Macron, dépositaire du pouvoir de désignation de « la bonne science » en temps de crise, peut prêter à réfléchir – et à sourire. Citant des études sur le Covid-19 avant leur validation scientifique, avant même que ses conseillers scientifiques n’y accèdent, « cette mise en scène de l’héroïsme du chef de l’État, qui ne fait pas confiance aux experts qu’il a lui-même sélectionnés pour le conseiller et passe ses nuits à “faire ses propres recherches”, pose la question de savoir ce qui le distingue d’un complotiste. Ou, plutôt, elle signale que le complotisme est avant tout une charge morale contre certaines formes spécifiques d’opposition à la parole officielle. »
Les philosophes nous invitent donc à penser le problème du complotisme comme le résultat d’un rapport de force entre gouvernés et gouvernants autour d’enjeux politiques, voire ontologiques. « Ni un vaccin, ni une antenne téléphonique, ni une plante génétiquement modifiée, ne fonctionnent simplement. Elles activent un monde, et c’est sur ces mondes-là que se portent les controverses. »
Une culture de la défiance invite à construire les conditions démocratiques des interactions entre savoirs scientifiques et société.
Le cas des « anti-masques » est éclairant. Dans le champ de la science biologique, il est jugé « irrationnel » ; dans celui de la gouvernementalité, il apparaît comme une menace à l’unité et au lien social ; dans celui des contestataires, il s’oppose à la trajectoire autoritaire des États. Accepter de décentrer sa perspective pour resituer le conflit au sein d’une critique contre les pouvoirs de gouvernement offre de nouvelles prises à la compréhension.
Plutôt que de faire le diagnostic stérile de l’anomalie de la raison humaine, il est alors possible de penser la méfiance « anti-masque » comme l’expression localisée d’un refus de l’autoritarisme sous l’argument scientifique. On pourrait qualifier d’autoritarisme scientifique toute tentative étatique d’imposer des dispositions de contrôle et de surveillance envers et contre toute opposition en mobilisant l’argument d’autorité scientifique au nom de la science. « Les doutes et questionnements du public sont à considérer comme un salutaire antidote aux tentations dogmatiques et technocratiques des gestionnaires de crises. »
En faisant le constat de l’accroissement de la méfiance entre productions scientifiques et ses publics, les deux philosophes proposent une culture de la défiance afin de mettre à l’épreuve les résultats, de dévoiler les productions de savoirs, d’en discuter les effets, les décalages, les prérequis, de manière à construire les conditions démocratiques des interactions entre savoirs scientifiques et société. Par défiance, il faut comprendre une « attitude critique qui invite […] à s’équiper pour affronter les incertitudes inhérentes aux crises multiples dans lesquelles nous sommes empêtrés collectivement ».
Écologie des savoirs
La notion d’attitude critique renvoie à la pensée de Michel Foucault qui la définissait comme « l’art de ne pas être gouverné comme ça et à ce prix [ou encore] de ne pas tellement être gouverné1 ». Au sein du capitalisme sous sa forme néolibérale, l’attitude critique donne prise à l’élaboration de ce qui pourrait s’appeler une écologie sociale des savoirs.
En mettant en relation défiance et attitude critique, les philosophes invitent à organiser la mise à l’épreuve des savoirs dans les contextes locaux de leur contestation. Plutôt que de mépriser les collectifs contestataires, discréditer la critique et réprimer les contre-discours, la culture de la défiance est une pratique démocratique qui ouvre la perspective d’une écologie des savoirs, c’est-à-dire la formation d’un milieu social propice à la transformation des savoirs, à leurs usages ainsi qu’à leur régulation dans une perspective démocratique.
À cet effet, Bernadette Bensaude-Vincent et Gabriel Dorthe ouvrent de nombreuses pistes, comme celle d’élargir les problèmes plutôt que de les résoudre, d’entrechoquer les savoirs ou de passer de la preuve à l’épreuve. Autant de sentiers fertiles qu’il nous faut arpenter, expérimenter et critiquer collectivement, le tout à l’aune tragique de la destruction entremêlée des solidarités humaines, de la vie terrestre et de ses conditions de possibilité.
1 Michel Foucault, Qu’est-ce que la critique ? Suivie de La culture de soi, Vrin, 2015.
29 mai 2024