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Oublier Camus

Olivier Gloag La fabrique, 2023, 160 p., 15 €.

La figure d’Albert Camus jouit d’une grande popularité médiatique et politique. Dans son ouvrage Oublier Camus, Olivier Gloag entend offrir un contrepoint à cette vision de l’écrivain, en questionnant notamment ses positions anticoloniales.

Camus n’est pas un saint. Telle est, en bref, la thèse centrale du livre d’Olivier Gloag. Il part d’un constat : Camus jouit depuis quelque temps d’un engouement quasi général en France. Bernard-Henri Lévy, Michel Onfray, Kamel Daoud, Alain Finkielkraut, Emmanuel Macron ou Adb Al Malik sont quelques-unes des figures intellectuelles, politiques et médiatiques qui y ont contribué.

Olivier Gloag veut opposer à leurs discours, qu’il dit « hagiographiques », une critique. Elle consiste à pointer les ambivalences, les insuffisances et les torts de Camus et à soutenir que, si ses « hagiographes » l’aiment tant, c’est que, comme lui, ils ne sont pas clairs, tout particulièrement sur la question coloniale.

« Les champs littéraire, politique et culturel, dans un unanimisme rare, note Olivier Gloag, s’appliquent à faire de Camus un saint laïque, un humaniste, un philosophe, un militant anticolonialiste, un résistant de la première heure, un homme épris de justice et opposé à la peine de mort, un grand écrivain. Cette vision – au sens premier du terme – s’accorde avec une France qui tient à faire oublier son passé impérial et à ignorer son présent néocolonial. »

Camus est avant tout accusé de ne pas être aussi anticolonialiste qu’on le dit parfois.

On l’entend dans cette citation comme dans tout l’ouvrage : ce dont Camus est avant tout accusé, c’est de n’être pas aussi anticolonialiste qu’on le dit parfois. Qui le dit ? Olivier Gloag cite Michel Onfray, qui a présenté Camus comme un « penseur anticolonialiste dès ses jeunes années, et ce jusqu’à la fin de sa vie. » Sont-ils nombreux à avoir ainsi cru voir en Camus un intellectuel anticolonialiste ? Cela gagnerait à être précisé et on ne saurait y parvenir sans clarifier au passage ce que l’on entend par « anticolonialisme ».

On devine, à l’usage qu’Olivier Gloag fait du terme, qu’il n’y a pas de degrés dans l’anticolonialisme. On l’est ou on ne l’est pas : on ne peut pas l’être jusqu’à un certain point, dans certaines limites. Dès lors, il faut admettre que Camus ne l’est pas, puisque plutôt que de se résoudre à l’indépendance de l’Algérie ou de rejoindre les positions de l’OAS, il a cherché une position intermédiaire. Faute d’être pleinement anticolonialiste, il ne peut être, aux yeux d’Olivier Gloag, qu’un « écrivain colonial ». Notons qu’il ne dit pas « colonialiste », laissant entendre par là qu’une nuance pourrait exister entre les deux.

Toute l’œuvre de Camus est relue à cette lumière. Partout, Olivier Gloag croit reconnaître des « représentations coloniales ». « Tout dans L’Étranger, écrit-il, semble de facto nier le statut d’être humain aux Algériens » : les Arabes n’ont pas de nom dans le roman, ils ne sont désignés que par leur « race » et ils sont mutiques. Tranchant la longue discussion herméneutique qu’a suscitée la scène du meurtre de l’Arabe, au centre du roman, Olivier Gloag déclare : « Notre hypothèse est que Meursault tue l’Arabe parce qu’il interrompt et dérange sa communion avec la nature. »

Nombre de lecteurs de La Peste ont spontanément reconnu en cette dernière  l’image du nazisme.

Il se réfère pour cela à l’idée, défendue en 1954 par Roland Barthes, selon laquelle « Meursault est un homme charnellement soumis au soleil. » À en croire Olivier Gloag, dès que l’Arabe semble s’emparer, même de façon infime, par un reflet sur son couteau, de ce trésor quasi divin qu’est la lumière du soleil, le colon, craignant d’être sorti de l’Eden dont il s’est emparé, tire et tue. De même, dans La Peste, l’épidémie qui envahit Oran serait l’image, terrifiante pour un colon, de la résistance du peuple algérien à l’oppression coloniale.

« Nous aurions ici affaire à un roman où la peste serait une allégorie de l’occupation allemande de la France, donnant à ce conflit intra-européen une portée universelle. Je propose une lecture différente : la peste, ce n’est pas l’Allemagne ou les Allemands, c’est la résistance du peuple algérien à l’occupation française – phénomène intermittent, mais inéluctable, qui s’assimile à une maladie mortelle du point de vue des colons. »

Olivier Gloag ne se contente donc pas de proposer une interprétation alternative à celle qui s’était imposée ; il prétend que sa lecture invalide la précédente. Il ne prend pas la peine de répondre aux arguments adverses. Pourtant, comme il le rappelle lui-même plus loin, Camus a écrit La Peste en pleine occupation allemande, coincé sur le territoire métropolitain, et nombre de ses lecteurs ont spontanément reconnu dans la peste l’image du nazisme.

Nous voilà face à un axiome épistémologique qu’Olivier Gloag n’explicite pas, mais qui semble sous-tendre l’ensemble de son ouvrage : l’hypothèse « coloniale » l’emporte sur les autres. On ne saura pas pourquoi.

Non-violence ambivalente

Ce qui fait de Camus un « écrivain colonial », c’est aussi, aux yeux d’Olivier Gloag, ses prises de position en faveur de la non-violence. Nous lisons que « cette position pacifiste et moralisante favorise le statu quo : elle vise à maintenir une situation où l’ordre colonial ne risquerait plus d’être menacé par une insurrection populaire. »

Benjamin Caraco a déjà répondu à cette idée dans les colonnes de Slate. « Estimer, note-t-il, que le parti pris camusien de la non-violence fait de l’écrivain un allié des colonisateurs occulte le fait que le mouvement d’indépendance indien, incarné par Gandhi, a fait ce même choix.1»

Bien qu’il se soit manifestement intéressé de très près à l’histoire de la décolonisation, Olivier Gloag semble n’avoir pas même envisagé cette objection. Là encore, nous sommes face à un axiome qui ne dit pas son nom : on nous demande d’admettre sans discuter que tout refus de la violence reviendrait à soutenir la domination coloniale.

Or, si la philosophie de Camus intéresse tant de nos contemporains, c’est avant tout parce qu’elle offre des instruments pour penser et combattre la violence terroriste à laquelle nous sommes confrontés. Dans L’Homme révolté, Les Justes et Le Premier homme, Camus s’efforce de désigner la limite qui sépare la révolte légitime et nécessaire de l’excès injustifiable.

La première se lève au nom d’un commun : une humanité partagée dont il s’agit de défendre la dignité face à ce qui la nie. La seconde, au contraire, divise l’humanité en deux en désignant, de fait, des hommes qui n’en seraient pas vraiment, qu’il serait permis de tuer ou de maltraiter.

Oublier Camus reviendrait à oublier l’innocence qui donne son sens et sa limite à toute révolte.

« Dès qu’il frappe, écrit Camus, le révolté coupe le monde en deux. Il se dressait au nom de l’identité de l’homme avec l’homme et il sacrifie l’identité en consacrant, dans le sang, la différence. Son seul être, au cœur de la misère et de l’oppression, était dans cette identité. Le même mouvement, qui visait à l’affirmer, le fait donc cesser d’être. Il peut dire que quelques-uns, ou même presque tous, sont avec lui. Mais, qu’il manque un seul être au monde irremplaçable de la fraternité, et le voilà dépeuplé. Si nous ne sommes pas, je ne suis pas […]. » (L’Homme révolté)

Si l’on présuppose, avec Olivier Gloag, que le monde est coupé en deux, qu’il ne reste qu’à y choisir son camp et à se battre, ne prive-t-on pas de toute légitimité la révolte que l’on prétend mener ? C’est la question qu’à travers le temps, Camus adresse à Olivier Gloag. Si l’on ne se révolte pas au nom d’une « identité de l’homme à l’homme », d’une « irremplaçable fraternité », au nom de quoi se bat-on ? Et, si l’on se bat au nom de cette fraternité, comment ne pas chercher à éviter tout ce qui pourrait couper le monde en deux et contraindre chacun à choisir son côté de la barricade ?

Le livre d’Olivier Gloag est paru peu de temps avant une vague de violences en Israël et en Palestine. Face à tous ceux qui justifient plus ou moins clairement, plus ou moins pleinement, la barbarie, Camus est celui que l’on entend encore dire : « En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est ça la justice, je préfère ma mère. » Oublier Camus, comme y invite Olivier Gloag par le titre même de son livre, reviendrait à oublier cette mère et, plus largement, l’innocence qui donne son sens et sa limite à toute révolte.

1 Benjamin Caraco, « Relire Camus, pour mieux déconstruire un mythe », Slate.fr, 26 septembre 2023 [en ligne].

Baptiste Jacomino
27 mai 2024
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