Figures de l’Autre Perceptions du migrant en France, 1870-2022
Catherine Wihtol de Wenden CNRS Éditions, 2022, 237 p., 22 €.Spécialiste des migrations, Catherine Wihtol de Wenden revisite la construction des imaginaires de l’Autre depuis la fin du XIXe siècle. Un éclairage sur la fabrique de l’identité nationale.
« Les représentations de l’Autre en disent autant sur la société française que sur l’immigration elle-même. » Partant de ce constat, Catherine Wihtol de Wenden trace un itinéraire de recherche, « un état des lieux sur la façon dont l’Autre est vu, désigné, traité, soumis aux politiques migratoires et façonné par l’opinion publique ».
Les nombreux et divers exemples sont issus des enquêtes de terrain et des publications de l’autrice, des groupes de travail, d’une bibliographie sur les représentations de l’Autre étranger et immigré, de dossiers de presse, etc.
En trois parties et huit chapitres, l’ouvrage montre la construction progressive des figures de l’Autre, puis adopte un regard chronologique avant de déconstruire puis reconstruire cette figure, car celle-ci « constitue des passerelles vers une citoyenneté inclusive, la fin des discriminations, la construction d’une mémoire commune ».
Le premier chapitre historiographie le traitement de la figure du migrant. À une époque où l’essentiel des travaux portait sur l’insertion des immigrés dans le monde du travail et dans la société, succède celle où l’attention est portée sur la citoyenneté et l’islam, avant l’élargissement des cadres d’analyse. La perception de l’Autre en France a évolué. Pourtant, la religion, la concurrence déloyale sur le marché du travail et la violence s’avèrent des critères d’altérité pérennes.
Le rejet de l’Autre illustre la difficulté des États-nations à se définir dans l’ère post-industrielle et mondialisée.
Au XIXe siècle prédomine la figure de l’étranger profiteur des richesses nationales, tandis que l’appartenance raciale est ethnicisée dans le contexte de crise économique, politique et sociale de l’entre-deux-guerres. L’islam dérange de plus en plus dans les années 1980-1990, puis, au XXIe siècle, « l’Autre se définit par des frontières multiples, institutionnelles, géographiques, mais surtout culturelles et sociales ». Son rejet illustre « la difficulté des États-nations à se définir dans l’ère post-industrielle et mondialisée ».
Le deuxième chapitre traite des catégorisations de la migration qui, selon l’autrice, ont surtout pour objectif d’accorder ou de refuser des droits. Leur retard par rapport à la réalité et les réglementations nouvelles rendent l’accès au statut recherché difficile. S’ajoutent des conditions de vies complexes pour les migrants : autant d’inadéquations qui rendent les catégories juridiques obsolètes.
Les réseaux de migration sont désormais transnationaux. Le profil du migrant a évolué, du rural analphabète qui fait l’expérience de la ville au migrant qui rencontre un monde auquel il est déjà connecté. Depuis 1990, lesdits « couples migratoires » issus de l’histoire coloniale n’ont plus le monopole des trajectoires et les zones de départ et d’arrivée se diversifient.
L’idée reçue selon laquelle les étrangers d’antan se seraient assimilés plus facilement est tenace.
Le troisième chapitre est consacré à la construction de l’Autre par des idées reçues, comme celle selon laquelle les étrangers du passé se seraient assimilés plus facilement que les populations immigrées récentes parce qu’ils étaient de culture chrétienne. L’autrice l’explique par leur incorporation rapide au marché du travail. Dans les années 1970-1980, on s’imagine que les immigrés prennent le travail des nationaux. À cela s’ajoute l’idée du coût de l’immigration, et que les immigrés profitent plus des aides sociales que les nationaux.
En cent cinquante ans, trois périodes témoignent d’une haine de l’étranger poussée à son paroxysme : les années 1880 qui s’achèvent sur l’affaire Dreyfus, les années 1930 qui précèdent le régime de Vichy, et les années 1980. Nous serions toujours plongés dans cette dernière.
Le quatrième chapitre, centré sur les travailleurs étrangers, couvre plus d’un siècle (1870-1975). Les critères d’altérité qui définissent l’étranger demeurent (la langue, la violence et la religion). On est tantôt « trop » catholique, comme les Polonais ou les Flamands, tantôt pas assez. Pourtant, les différentes populations se succèdent (Allemands, Belges, Italiens, Algériens).
À cette époque, la religion musulmane rassure, perçue comme une soumission à Dieu et un frein au syndicalisme. Lors des Trente Glorieuses, la réforme de l’organisation de l’immigration économique sous le contrôle de l’État et le droit de la nationalité échoue.
À la fin des années 1980, « l’Autre devient le musulman ».
Le cinquième chapitre traite de l’exacerbation des images négatives de l’Autre. À la fin des années 1980, entre l’affaire Rushdie, l’affaire du foulard à l’école et la guerre du Golfe, « l’Autre devient le musulman » et les quartiers deviennent la nouvelle frontière entre nous et les autres. La génération beur est mise sur le devant de la scène parce qu’elle fait ressortir « les carences d’une société non préparée à la recevoir et à la considérer comme une partie légitime de la société française ».
Enquêtes à l’appui, l’autrice montre que les jeunes issus de l’immigration maghrébine s’intègrent assez bien, contrairement aux stéréotypes qui ont la peau dure. Elle explique aussi qu’en France, « l’existence d’une classe moyenne immigrée ou issue de l’immigration est moins développée qu’au Royaume-Uni ou même qu’en Allemagne, du fait d’un puissant ancrage de l’immigration, maghrébine surtout, dans le monde ouvrier ».
Dans le sixième chapitre, l’autrice se penche sur les années 2000-2020 et sur l’Autre comme instrument de construction de l’identité nationale. De nouvelles frontières institutionnelles apparaissent, celles des extra-communautaires et des Européens. La couleur de peau est une frontière ethnique pour distinguer les Français d’origine de ceux issus de l’immigration, et l’image négative du musulman s’amplifie.
Le septième chapitre se concentre sur la notion de frontière. L’Autre est ici celui qui les transgresse et construit des réseaux transnationaux pour les contourner. L’autrice explique le déficit de solidarité, l’incapacité de l’Europe à proposer une réponse solidaire à l’immigration : les pays européens sont inégalement confrontés à l’afflux d’immigrés et de demandeurs d’asile ; il n’est pas possible d’harmoniser l’asile sans politique commune des États ; les politiques intérieures sont marquées par la montée des extrêmes droites. À cela s’ajoute que la mise en œuvre d’une politique d’asile à l’échelon européen est laissée aux États membres.
La question sociale, véritable cœur de la problématique, est rendue invisible par l’ethnicisation des immigrés.
Enfin, le dernier chapitre interroge les liens entre citoyenneté, nationalité et immigration. D’un côté, « la citoyenneté a imposé des valeurs à respecter sous la forme de reconnaissance de nouveaux droits aux migrants ». De l’autre, les migrations ont contribué « à élargir la citoyenneté classique en introduisant des valeurs nouvelles comme celles de la diversité, de la lutte contre les discriminations et du droit à la mobilité comme droit de l’homme ».
La question sociale, véritable cœur de la problématique, est rendue invisible par l’ethnicisation du mode de vie et de la religion des immigrés. Le livre s’achève sur l’idée de vivre-ensemble et le cas de l’immigration au musée, qui a tant pour but de rendre visible ce phénomène constitutif de la société française que de faire disparaître la honte de ceux qui l’ont vécue.
31 mai 2023