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Quotidien politique Féminisme, écologie, subsistance

Geneviève Pruvost La Découverte, 2021, 400 p., 22 €.

Inspirée par la mouvance écoféministe allemande, la sociologue Geneviève Pruvost nous invite à reconsidérer la portée politique des activités quotidiennes nécessaires à notre subsistance. Conscience dont la société industrielle nous a dépossédés.

Nos actions les plus quotidiennes, dans leur aspect très concret et leur inévitable répétitivité, peuvent nous sembler anodines : chaque jour, nous devons nous nourrir, nous vêtir, nous déplacer, et la portée politique de chacun de ces actes finit par être masquée par le voile de l’habitude. Pourtant, chacun de ces choix a priori insignifiants façonne notre rapport au monde et contribue à élaborer une manière collective de répondre à nos besoins fondamentaux.

Dans Quotidien politique, la sociologue met en dialogue des récits issus de ses propres enquêtes de terrain au sein de milieux alternatifs avec des écrits théoriques écoféministes, afin de nous faire réaliser l’acuité de cet enjeu : sommes-nous capables d’assurer notre subsistance de manière à ne spolier ni notre milieu de vie, ni les travailleurs qui en assument la tâche ?

L’autrice constate comment s’est progressivement opérée une rupture entre les individus et la matérialité de leurs besoins quotidiens. Elle remarque ainsi la manière dont nous méconnaissons désormais qui est à l’origine des biens que nous utilisons chaque jour, tout comme nous ignorons la provenance des matières premières qui permettent notre survie.

C’est en analysant ce double mouvement d’anonymisation des travailleurs et de déterritorialisation des ressources que Geneviève Pruvost dénonce le mythe d’une industrialisation émancipatrice. Si le passage vers une société industrielle nous a certes épargné le travail difficile de produire par nous-mêmes les biens nécessaires à notre vie quotidienne, il nous a dans le même temps rendus incapables de suivre le déroulement de ces processus de production.

Cette ignorance a un coût social et écologique fort. Dès lors que nous ne savons pas d’où proviennent notre nourriture, les objets ou encore l’énergie que nous utilisons chaque jour, comment pouvons-nous nous assurer qu’ils ont été produits d’une manière respectueuse des écosystèmes et des êtres humains ?

L’émancipation des femmes passerait par la reconnaissance du pouvoir d’action contenu dans le « travail de subsistance ».

Ainsi, affirme Geneviève Pruvost, déléguer la fabrique de notre quotidien n’est pas uniquement prendre le risque d’une gestion inégalitaire et anti-écologique de ces activités. C’est également consentir à perdre notre capacité de contrôle et de décision collective sur la manière dont elles sont organisées.

Cette invitation à retrouver le poids politique du travail matériel quotidien, l’autrice l’emprunte à plusieurs théoriciennes écoféministes allemandes, membres de l’école de Bielefeld, dont les écrits, datant des années 1970 à 1990, sont peu traduits et donc peu connus en France.

L’autrice reprend et développe leur pensée qui, à rebours de la conception féministe classique de l’époque, considère que l’émancipation des femmes passe, non pas par un accès généralisé au travail salarié et par le rejet de toute activité manuelle, mais par la prise de conscience du pouvoir d’action singulier contenu dans « le travail de subsistance ».

Par ce terme, les théoriciennes de Bielefeld revalorisent des activités souvent peu considérées, qui permettent pourtant d’assurer l’existence même des communautés humaines, telles que le travail de culture, d’élevage ou de tissage, et dont la réalisation revient traditionnellement aux femmes. Il s’agit alors pour celles-ci de reprendre conscience du caractère essentiel de ces tâches quotidiennes, plutôt que de choisir de les déléguer au système capitaliste industriel, perdant par là-même une large part de leur capacité à agir sur le monde.

Cet abandon du travail de subsistance est, par ailleurs, décrit plus largement comme une régression pour la société toute entière. Ce processus conduit, d’une part, à une perte de savoirs et donc de capacité d’autonomie et, d’autre part, à un appauvrissement du rapport à la nature et à une perte de la sensation d’appartenance à un milieu naturel.

Sa pénibilité confère au travail de subsistance toute sa portée politique.

C’est ainsi que nous nous rendons hors d’état de prendre en compte l’intégralité du vivant au moment de poser nos choix politiques.
Toutefois, la valorisation des tâches matérielles quotidiennes que défend Geneviève Pruvost n’est pas naïve. À aucun moment, l’autrice n’occulte le caractère exigeant de leur réalisation. Elle souligne combien cette pénibilité même confère au travail de subsistance toute sa portée politique.

Si ces tâches sont indispensables à la survie de la société, tout en étant laborieuses et parfois ingrates, alors il est indispensable que leur répartition soit pensée par l’ensemble des individus qui en bénéficieront, pour que leur charge ne repose pas uniquement sur les plus vulnérables.

C’est le concept de sweat equity – littéralement « équité dans la sueur » – que Geneviève Pruvost reprend aux écoféministes allemandes Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, soit le refus de spécialiser une partie de la population, du fait de son genre, de sa classe sociale ou de son origine, dans l’accomplissement des tâches difficiles nécessaires à tous. Cela nécessite, en contrepartie, une réflexion collective pour identifier, prioriser puis répartir les différentes actions à réaliser.

Cette volonté de réappropriation du travail de subsistance par des individus et des communautés toutes entières, l’autrice a pu l’observer au sein des lieux de vie alternatifs qu’elle a étudiés durant de nombreuses années. Elle en souligne la portée fédératrice. Aucun individu n’étant capable de subvenir seul à l’intégralité de ses besoins quotidiens, il est alors nécessaire d’échanger avec d’autres, retissant ainsi des liens d’interdépendance au sein de communautés vicinales que l’industrialisation et la mondialisation ont défaits.

Le partage d’activités quotidiennes devient alors un mode d’action politique : choisir de nouveau ensemble notre manière de nous nourrir, de nous vêtir ou de nous déplacer recrée de petites communautés, capables de s’assurer que leur subsistance est garantie de manière juste et écologique.


28 mars 2023
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