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Mémo sur la nouvelle classe écologique Comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d'elle-même

Bruno Latour et Nikolaj Schultz Les Empêcheurs de penser en rond, 2022, 94 p., 14 €.

En moins de cent pages, Bruno Latour et Nikolaj Schultz balisent le chemin d’un futur gouvernement par l’écologie, subordonné aux conditions d’habitabilité de la planète. Où la dépendance – au vivant – devient émancipatrice.

Bruno Latour et Nikolaj Schultz livrent un petit texte percutant et efficace à destination des militants des partis écologistes comme de leurs électeurs présents et à venir. L’ambition est forte : établir les conditions pour que l’écologie puisse gagner la bataille des idées et organiser la politique autour d’elle.
Faire de la pédagogie est insuffisant. Pour nos auteurs, l’écologie doit rassembler la multiplicité des conflits en une unité d’action compréhensible pour tous.

Définir une nouvelle classe écologique est un acte descriptif, mais surtout performatif qui assume l’incertitude contemporaine quant aux appartenances de « classe ». La terminologie empruntée au matérialisme de Marx et l’ancrage dans sa tradition d’analyse des faits sociaux ne doit pas faire illusion : la notion même de « classe sociale » a changé. Les co-auteurs proposent donc de la détacher de l’attention exclusive portée aux conditions de production pour la relier aux conditions d’habitabilité de la planète. Ce changement de perspective implique de quitter l’horizon collectif de la production.

En dialogue interdisciplinaire, les deux universitaires soulignent combien la longue histoire de la Terre manifeste l’encastrement de nos systèmes de production dans une organisation du vivant qui exige de focaliser sur de tout autres pratiques : celles de l’engendrement. Engendrer, nous rappellent-ils, c’est « faire naître par des soins la continuité des êtres dont dépend l’habitabilité du monde ». Au terme de « développement » devrait, selon eux, se substituer celui d’« enveloppement ».

Subversion des valeurs

Le projet politique dévolu à la future classe écologique serait alors de soumettre les rapports de production aux questions d’habitabilité et de donner toute sa place aux terrestres, humains compris. Cet horizon élargi de l’action permet de relier explicitement le monde où l’on vit avec le monde dont on vit. C’est ainsi que l’écologie quitterait l’enfance en entraînant de nouvelles adhésions derrière elle.

Certes, se mobiliser pour le maintien des conditions d’habitabilité ne paraît pas enthousiasmant comparé aux puissants affects des siècles derniers : prospérité, émancipation, liberté. Or, il s’agit bien d’assigner à ces affects de nouvelles définitions. « S’émanciper change de signification quand il s’agit de s’habituer à dépendre enfin de ce qui nous fait vivre. » L’effort porte sur la compréhension de notre place et la conception de nos limites.

Pour Bruno Latour et Nikolaj Schultz, ce sont les vivants qui, par définition, se possèdent eux-mêmes, puisqu’ils se sont faits eux-mêmes et ont engendré peu à peu la petite partie habitable de la planète Terre. Pour autant, la nature est bien ce qui les possède. Brusquement, les humains se découvrent enveloppés, enclos, confinés et se sentent terriblement désarçonnés. Comment rendre positive une telle subversion des valeurs ? En transformant en sens commun la proposition selon laquelle être dépendants nous rend justement libres et capables d’agir.

Le sens de l’Histoire doit être pensé comme la multiplication des manières d’habiter.

Le constat est réaliste, mais sévère. Pour l’heure, nos affects ne sont pas alignés sur les enjeux. Le temps nous manque pour acquérir ces réflexes conditionnés, nouveaux rouages des mobilisations en faveur de l’enveloppement. De même, une esthétique capable de nourrir les passions politiques fait encore défaut. Deux grandes hésitations contemporaines nourrissent, en outre, notre impuissance à agir : la première sur le sens de l’Histoire, la seconde relative à la consistance d’un monde sur lequel nous sommes supposés passer à l’action.

Le sens de l’Histoire, selon les auteurs, doit être « fabriqué, diffusé, installé et performé ». Autrement dit, moins pensé comme mouvement vers l’avant que comme multiplication des manières d’habiter et de prendre soin des pratiques d’engendrement. Le trouble actuel repose sur un changement de cosmologie : « Nous ne sommes plus des humains dans la nature, mais des vivants au milieu d’autres vivants en libre évolution avec et contre nous, qui participent tous au même terra forming. »

Ce qui conduit à douter de la consistance du monde : ne sachant plus comment nous comporter ; devenant étrangers sur notre sol, « nous ne savons plus nous mettre à quoi que ce soit… et surtout pas nous mettre au monde ! »

La classe écologique doit donc dresser la liste des pathologies à soigner et inventer des thérapies à la hauteur de ce bouleversement si elle veut un jour gouverner. Et ce, à partir de tous ceux qui sont déjà passés à l’action. Tel est le paradoxe de notre temps : l’écologie politique semble encore marginale et pourtant, de fait, tout le monde a déjà changé de paradigme ! Latour et Schultz constatent néanmoins que les participants aux pratiques d’engendrement n’ont cessé de se multiplier au cours de l’histoire.

Bataille culturelle

Les héritiers des traditions socialistes, les mouvements féministes, les mouvements postcoloniaux sont des précurseurs et des alliés que la classe écologique doit rassembler. Les jeunes générations s’intéressent désormais moins à l’avenir du système de production qu’à l’ancienneté des questions d’engendrement. De larges portions des classes intellectuelles sont acquises à cette réflexion et nombre de personnes de bonne volonté peuvent se sentir concernées. Un nouveau Tiers-État se fait jour : un rien qui aspire à être le tout.

« En régime virus, il n’y a pas de jour meilleur », avertissent toutefois les auteurs. « Ce n’est pas ainsi que coule le temps des vivants. Là encore, l’exigence de composition oblige à ralentir pour détecter à sa manière les alliances à opérer. » C’est toute la culture qu’il s’agit, en effet, de mobiliser dans cette bataille des idées. Bataille de formidable intensité car il s’agit de se figurer avec plus de justesse de quoi le monde est fait. Pour Latour et Schultz, la compréhension du vivant témoigne d’un changement d’esthétique ou de style.

Les luttes qui se situaient aux marges sont devenues centrales pour la survie de tous.

Cette mutation à grande échelle est un préalable indispensable afin que l’exercice du pouvoir puisse s’appuyer sur des classes préparées et motivées pour accepter les sacrifices induits par la lutte contre le régime de production. Les auteurs soulignent ici un renversement troublant : les luttes qui se situaient aux marges sont devenues centrales pour la survie de tous.

Prétendre alors faire coïncider le monde dont on vit et le monde où l’on vit ouvre tout le champ géopolitique et bouleverse les rapports entre extérieur et intérieur. L’Europe unie représente, pour nos auteurs, une expérience « grandeur nature » de cette nouvelle métrique. Peu à peu la politique revient et un horizon désirable se dessine. Le chantier est ouvert : Latour et Schulz en balisent les chemins de manière stimulante et pertinente.

Dominique Coatanéa
23 janvier 2023
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