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Être radical Dialogue entre deux générations pour transformer l’économie

Bastien Sibille et Hugues Sibille Les Petits matins, 2022, 132 p., 12 €.

Père et fils, tous deux investis dans l’économie sociale et solidaire, Hugues et Bastien Sibille confrontent leurs engagements au service du changement social. Le fossé générationnel n’interdit pas la rencontre des radicalités.

Cet ouvrage se présente sous la forme d’un échange épistolaire entre un père, Hugues, et son fils, Bastien, tous deux acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS). Rédigées en période de pandémie, entre septembre 2021 et janvier 2022, huit lettres se répondent. Les auteurs y retracent leurs parcours et questionnent la radicalité de leurs combats respectifs.

Le dialogue intergénérationnel ne tombe ici jamais dans la « radicalité de la dénonciation ». Comme le souligne Bastien Sibille, « il faut de l’amour et de la confiance pour ouvrir un dialogue sans concessions ». Ce sont alors les contours d’une « radicalité positive » et toujours en devenir que les auteurs dressent ensemble au fil des quatre parties du livre, portant respectivement sur l’évolution de la radicalité dans le temps, l’histoire de l’ESS, la temporalité des luttes et les différentes conceptions de l’humanisme.

Bastien lance l’échange, faisant le constat du désastre écologique et de la nécessité paradoxale de sortir du temps de l’urgence pour penser l’action et l’inscrire dans le temps long. Il pointe également les lacunes des luttes de la génération précédente, qui ont délaissé l’État et les collectivités territoriales tout en restant complaisantes avec le marché et la croissance. Rappelant que la solution technologique est un leurre, il pose à son père, et pour l’avenir de ses enfants, « la question d’une résistance non fantasmée, d’une radicalité dans laquelle ce qui est en jeu est leur vie ».

Erreurs reproductibles

Hugues reçoit la lettre de son fils comme une secousse qui « fait mal », car elle souligne, davantage que les échecs, les omissions de sa génération. Il la prend toutefois comme une invitation à développer « des alliances de radicalités qui transcendent les générations, agrègent les patrimoines de transformation du monde ». Ainsi, s’il revendique avec fierté une vie marquée par une « radicalité musclée » par-delà capitalisme et communisme, il adhère au diagnostic de son fils et le met en garde sur les erreurs à ne pas reproduire.

Parmi ces dernières figures l’échec du « réencastrement » de l’économie dans la société, le manque de mise en pratique de valeurs démocratiques portées « comme des drapeaux », et la surdité aux revendications perçues comme minoritaires : « Qui sont les lanceurs d’alerte que ta génération n’écoute pas assez aujourd’hui et pourrait le regretter demain ? Comment les intégrer au cœur de vos préoccupations ? », s’interroge le père.

L’échange se poursuit autour de l’histoire de l’ESS. Elle est d’abord contée par Hugues, empreint d’une « culture autogestionnaire et girondine » qui l’a poussé à explorer les voies d’un changement social par le bas. Grand impensé des discours politiques contestataires – principalement marxistes – de la fin des Trente Glorieuses, l’entreprise lui est apparue comme un moyen plus efficace que l’État pour lutter contre le chômage et œuvrer à la démocratisation de l’économie et à l’autonomisation des personnes.

« Le trop faible encadrement des forces de marché par l’État nous conduit, à terme, à de la violence sociale. »

Hugues s’intéresse alors à l’économie sociale et à l’économie solidaire qui émergent l’une après l’autre et finissent par se rejoindre dans l’ESS. Il regarde également de près l’entrepreneuriat social, mais reste assez sceptique quant à sa logique de profit. L’ESS, en revanche, se caractérise par deux éléments radicaux : « Une lucrativité limitée et une gouvernance partagée. »

Bastien rejoint Hugues sur l’importance de ces deux aspects, notamment pour la transition écologique. Selon lui, la lucrativité limitée permet de se soustraire à l’impératif de croissance, et la gouvernance partagée de développer des « interdépendances équilibrées », selon l’expression du philosophe Baptiste Morizot. Attention toutefois à ce que cette gouvernance partagée ne se limite pas au discours. Dans l’ESS, une véritable démocratie d’entreprise exige une soumission des conseils d’administration aux assemblées générales. Tel n’est pas le cas de l’entreprenariat social.

Bastien interroge ensuite la temporalité de la lutte. « Le trop faible encadrement des forces de marché par l’État nous conduit, à terme, à de la violence sociale. » Selon lui, l’action partisane et l’ESS défendues par son père ont échoué à réencastrer le marché dans la société. En réalité, l’ESS n’a pas pour objectif fondamental de transformer la société de marché. Elle ne s’est, en outre, jamais positionnée comme alliée de l’État dans la construction d’un rapport de force favorable à cette transformation.

Hugues rejoint le constat de son fils sur la victoire culturelle de l’idéologie libérale. Selon lui, le changement social se retrouve aujourd’hui confronté à deux difficultés stratégiques : « Le chantage à l’emploi et la guerre État-collectivités locales. » Pour y répondre, il avance le besoin pour l’ESS de développer des liens institutionnels avec les territoires et les filières productives, ainsi que la nécessité de développer « une mesure de l’utilité écologique, sociale et locale de ses activités ».

Définitions d’humanisme

La dernière partie de l’ouvrage aborde une question plus philosophique : le différend générationnel dans la conception de l’humanisme. C’est l’occasion pour Hugues de revenir sur les valeurs qui ont accompagné son engagement : celles du pragmatisme entrepreneurial, du progressisme, du catholicisme social, du personnalisme communautaire d’Emmanuel Mounier et du convivialisme. Il défend un « humanisme radical […] faisant de l’humain le sujet et la fin de toute chose ». À ce titre, il souligne l’importance de l’éducation populaire comme objet d’émancipation et de conscientisation aux menaces contemporaines.

C’est au sujet de l’humanisme de son père que Bastien pointe la plus grande divergence dans leurs radicalités respectives. En étendant son humanisme au vivant dans son ensemble, la génération de Bastien « fait de la crise écologique une crise morale ». Il propose alors à son père un pari pascalien : « Le risque moral d’une destruction du vivant […] n’est-il pas infiniment supérieur à ce que te coûte le pari d’un élargissement de l’humanisme au vivant ? »

La divergence sur les fondements de l’humanisme n’empêche pas une alliance dans l’action.

Cette divergence sur les fondements de l’humanisme n’empêche pas une alliance dans l’action, mais elle a ses conséquences politiques : « Tu as un souci pour l’environnement parce que tu as un souci pour l’humanité. J’ai une révolte face à l’injustice écologique dont l’humanité est responsable. » Le fils aborde également la question de la consubstantialité des luttes féministes et de l’écologie, pointant le fait que « destruction du vivant et domination des femmes partagent les mêmes racines culturelles et économiques » dans l’idéologie patriarcale.

Comme son père, Bastien insiste sur le rôle fondamental de l’éducation populaire dans la transformation culturelle, et le besoin de recentrer leur combat commun sur l’utilité sociale de l’ESS : « L’enjeu de la crise écologique n’est pas la décroissance ou la sobriété. L’enjeu est : plus de bonheur ! » En effet, « peut-être est-elle là, notre radicalité la plus grande face à la crise écologique : vivre un bonheur si radical… qu’il en transforme l’économie ! »

Cet ouvrage court, mais dense nous aide à prendre du recul pour discerner et orienter nos actions vers une radicalité constructive. Il souligne surtout la possibilité d’un dialogue intergénérationnel riche, à une époque où l’analyse politique nous pousse à lire les événements – et notamment les récentes élections  – sous le prisme d’un irréductible conflit entre les âges.

Noé Kirch
22 novembre 2022
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