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L’Autre à distance Quand une pandémie touche à l’intime

Anne Muxel

Le Covid-19 a bouleversé tant la vie sociale que nos intimités. Que va-t-il rester de la mise à distance sociale provoquée par la pandémie ? Quelle incidence sur nos liens sociaux ? Au cœur de l’événement, Anne Muxel, sociologue, s’est penchée sur la question.

Comment penser un événement tel que la pandémie de Covid-19, « fait social total », dont les effets seraient comme « sans limite » quant à leur étendue et « sans fin » ? D’aucuns évoquent un « avant » et un « après » Covid, voire le non-retour à « l’ancienne normalité dans un avenir prévisible ».

Les analyses des impacts de la crise par secteur – économie, santé, politique, éducation, etc. – ne manquent pas. Mais reste un questionnement plus fondamental auquel on ne peut manquer de répondre : que nous est-il arrivé au juste, à chacun et collectivement, à partir de mars 2020 ? Et que va-t-il rester comme traces de la pandémie et de la « mise à distance » qu’elle a provoquée ? Car, quand la santé (publique) devient la valeur suprême, c’est en effet la médecine qui dicte l’ensemble de nos relations sociales. Le principe de précaution poussé à l’extrême, pour sauver des vies, risque de nuire paradoxalement à nos relations vitales. « Si vous aimez vos proches, gardez vos distances », nous a-t-on martelé.

En effet, cette crise sanitaire est à l’origine d’une rupture d’un tout autre ordre dans les ressorts les plus profonds de notre humanité : l’Autre est devenu un danger immédiat. Dès lors, et de façon paradoxale, aimer suppose une « mise à distance » ; se soucier de l’Autre conduit à l’éviter.

Dans L’Autre à distance. Quand une pandémie touche à l’intime, la chercheuse en sociologie et en science politique Anne Muxel propose une réflexion qui tente une réponse à ces interrogations. Elle le fait à partir d’une contemplation de notre intimité, lieu « frontière », de « négociation » du privé et du social, de l’intériorité et de l’altérité. En bousculant profondément nos relations à autrui dans tous les domaines du vivre ensemble, c’est bien notre intimité que le virus et le confinement ont touchée.

L’auteure s’est mise au travail « en chambre » dès le premier confinement, en s’appuyant tant sur des témoignages sollicités de nos contemporains que sur des enquêtes de journalistes et analyses d’experts en sciences sociales et humaines. En plus de ce large travail pluridisciplinaire – surtout en France –, des œuvres littéraires et artistiques (comme La peste de Camus ou l’œuvre vivante « The Artist is Present » de Marine Abramovic au MoMA, à New-York) sont convoquées pour rendre intelligible et illustrer les bouleversements que nous n’avons pas fini de vivre. D’ailleurs, si cette période a été une épreuve pour beaucoup, elle a été aussi l’occasion du déploiement d’une inventivité et de nouvelles formes de solidarité.

Anne Muxel procède en trois temps. Dans une première partie, elle analyse l’expérience que nous avons été contraints de vivre – mais à laquelle nous avons largement consenti – pendant les dix-huit premiers mois de pandémie en France : « distanciation sociale », « gestes barrières » et confinement généralisé. Ceux-ci ont donné lieu tant à des regroupements inattendus qu’à un isolement forcé et massif. Si la pandémie et l’enfermement ne sont pas inédits dans l’histoire humaine, cette crise vécue au niveau mondial est venue bousculer nos certitudes et interroger, voire vraisemblablement reconfigurer, les représentations et l’expérience que nous faisons, en ce début de XXIe siècle, du vivre – et du mourir – ensemble.

Apocalypse cognitive

Dans un deuxième temps, la chercheuse relit le phénomène de la distanciation imposée aux êtres sociaux que nous sommes, qui cherchons naturellement la proximité et la rencontre. Le nouveau danger qu’est l’Autre s’est traduit dans de nouvelles manières d’habiter l’espace et d’interagir avec les autres corps. La quasi-interdiction du toucher et l’introduction de nouvelles gestuelles censées nous protéger en témoignent. L’intime lui-même se trouve « distancié, non sans risques et pathologies pouvant se répercuter » tant sur la vie personnelle que collective. Ce phénomène trouve des manifestations singulières à travers le visage masqué et la vie à travers les écrans. Or chacune de ces manifestations est marquée par l’ambivalence.

Il en est ainsi du masque, instrument à la fois de dissimulation et de dévoilement de soi ; selon Anne Muxel, il porte en lui tantôt le souci de l’Autre dans un élan de solidarité, tantôt la « défiguration du lien social » qui renforce la « fragmentation de nos sociétés ». L’écran, quant à lui, encore plus omniprésent en temps de confinement, a permis de maintenir virtuellement la convivialité, voire certaines relations (amicales, familiales, de travail), sans pour autant cesser d’être un vecteur d’isolement. Pire encore, par sa force d’« envoûtement », de sollicitation et de surenchère, l’écran est susceptible de provoquer une « apocalypse cognitive » dont nous ne nous remettrons pas si facilement.

Le ressort de l’intime reste celui qui enregistre et rend visible les aliénations les plus nettes.

Enfin, dans une troisième partie, l’auteure évoque la « nouvelle grammaire » de comportements qui s’est mise en place dans des domaines aussi variés que l’éducation et la vie professionnelle, le soin et la gestion de la mort, et enfin nos rencontres et nos relations amoureuses. Le ressort de l’intime reste celui qui enregistre et rend visible les aliénations les plus nettes.

Remarquons la réapparition, voire l’accentuation, de certaines inégalités sociales et entre hommes et femmes à la faveur des nouvelles organisations mises en place à l’école et au travail durant le confinement. De même, ce sont les jeunes générations qui auront nettement pâti, avec des effets durables dans leurs études comme dans leur démarrage dans la vie professionnelle, des modalités de la gestion de la crise sanitaire.

Face à la mort

Mais, sans oublier l’isolement traumatique des générations plus anciennes et la situation dans les Ephad, ce sont le sort des mourants et la gestion de la mort elle-même qui constituent une rupture dont nous n’avons pas encore le recul pour mesurer les incidences dans la durée. L’invisibilité des morts et l’empêchement des rituels donneraient lieu à un « choc anthropologique majeur », voire « une transgression […] venant fracturer l’ordre de la vie elle-même ».

En effet, en dépit de la sécularisation profonde de notre société française, le travail nécessaire de symbolisation qu’opère la ritualisation de la mort – le traitement rituel du corps lui-même – est bien plus qu’un exercice de mémoire ou visant « l’après-mort » du défunt. Les rites redessinent « l’espace des vivants » que nous sommes et réaffirment « la victoire de la vie » contre la mort qui touche le cadavre.  La pandémie a ainsi rappelé l’enjeu d’une expérience collective du tragique et des liens aux morts et aux vivants.

D’ailleurs, les relations amoureuses et la transmission de la vie sont, elles aussi, fortement atteintes lorsque la peur du virus et la méfiance à l’égard du corps contagieux dominent notre conscience. La mise à distance de l’Autre nous enlève les codes et comportements pour la rencontre humaine, qui est, de ce fait, fortement mise à mal.

La chercheuse esquisse, en conclusion de L’Autre à distance, trois incidences de la crise sanitaire qui laisseront vraisemblablement des traces dans un nouvel ordre post-Covid. Notre rapport à la liberté a été ainsi « déporté », en raison non seulement des restrictions – paradoxales – qui nous ont été imposées, mais surtout de notre propre dangerosité potentielle pour autrui, que nous avons intégrée. La place essentielle de l’altérité dans nos vies a été entamée, à la faveur du rétrécissement de notre cercle de sociabilité et de l’amputation de nos contacts, y compris physiques. Enfin, la conscience de notre vulnérabilité a été brutalement réveillée, au moment où nous avions tendance à oublier – ou à ne plus voir – collectivement notre mortalité, pris dans l’illusion (transhumaniste ?) d’une toute-puissance.

Anne Muxel conclut sa riche enquête avant la fin de la « quatrième vague », pendant l’été 2021. L’apparition d’une nouvelle vague et du variant Omicron, puis le recul progressif du virus, permettraient certainement de compléter le pronostic sur le « monde d’après », voire de prolonger la lecture de la crise. Mais cette étude reste très précieuse en raison tant des ressorts anthropologiques qu’elle évoque – et dont la mobilisation est décisive pour notre avenir commun – que de la créativité et des sursauts collectifs qu’elle peut nous inspirer.

Jason Trépanier
12 octobre 2022
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